Poursuivant des études d’histoire et de grec moderne à l’université Aristote de Thessalonique, Devin E. Naar, un jeune New Yorkais, a des raisons toutes personnelles de s’intéresser au passé de l’ancienne métropole séfarade : chassés d’Espagne en 1492, ses ancêtres ont vécu plus de quatre siècles dans l’ancienne Salonique, alors partie intégrante de l’Empire ottoman.

Lorsqu’il arrive dans cette ville en juillet 2006 pour prendre ses inscriptions, Devin fait deux découvertes :

a) Bien qu’aucune plaque ne le signale à l’attention des étudiants, l’université Aristote a été construite sur l’emplacement du vieux cimetière juif, rasé en 1942 par la Wehrmacht avec la complicité de la municipalité et de religieux orthodoxes. Le cimetière s’étendait sur quarante hectares et comportait trois cent mille tombes. La plus ancienne portait la date de 1493. Datant du Ier siècle av. J.-C, la synagogue Etz Haïm fut démolie elle aussi.

Qui s’en prendrait aux morts sans vouloir en finir aussi avec les vivants ? Trois mois durant, les cinquante-quatre mille Juifs de Salonique, soit la moitié de la population, avaient assisté impuissants aux saccages des tombes : en mars et avril 1943, on les poussa dans les wagons à bestiaux à destination d’Auschwitz. Ils avaient de bonnes raisons de penser que les zlotys qu’on leur proposait en échange de leurs dernières drachmes n’avaient rien d’un viatique. Déjà, les dalles de marbre blanc du cimetière servaient à la réfection des églises, des trottoirs, des bâtiments publics. On les utilisera aussi pour la construction d’une piscine et pour celle de l’université Aristote elle-même.

b) Les deux cents survivants et fils de survivants juifs de Thessalonique entretiennent aujourd’hui un petit musée. On y expose quelques documents et les rares pierres tombales qui ont pu être rachetées chez les antiquaires de la ville. Dans une vitrine, une photo datant de 1918 attire l’attention de Devin. Elle montre les funérailles de son arrière-arrière-grand-père, Haïm Benjamin Naar.

Quelqu’un a-t-il jamais dû, comme Devin sur les pelouses du campus, fouler quotidiennement aux pieds les restes de ses ancêtres pour faire toute la lumière sur leur passé1 ?


1 Devin E. Naar, « Letter from Salonika », Lettre sépharade, n° 26, juillet 2006.