À Istanbul, on raconte l’histoire d’un homme qui, s’étant acquitté du bedel (un impôt dispensant d’être incorporé dans l’armée ottomane), et avoir indemnisé son remplaçant, n’en restait pas moins jaloux de cet alter ego. Si un roman d’aventures devait s’écrire un jour sous l’uniforme de son régiment, il avait le sentiment d’en rester le seul héros légitime. Comment n’aurait-il pas eu envie d’en suivre l’action page après page ? Peut-être même l’homme sentait-il un très réel frisson lui parcourir l’échine.
Ainsi apprit-il par la famille de son remplaçant qu’envoyé aux confins de l’empire le régiment avait été largement décimé. Face à des adversaires plus nombreux, il était arrivé aux soldats de manquer de vivres, d’armes, de munitions. Son remplaçant avait été plusieurs fois blessé et, une fois au moins, n’avait échappé à la mort que par miracle. L’homme avait donc toutes les raisons de penser que l’argent versé pour s’acquitter du bedel avait été bien dépensé et, selon toute vraisemblance, qu’il lui avait sauvé la vie. En effet, le remplaçant succomba finalement à ses blessures après avoir été décoré, par décret du gouvernement impérial, du Medjidié de troisième classe pour son comportement héroïque.
L’histoire veut qu’en apprenant cette mort l’homme ait été très affecté. Pendant plusieurs jours, sans doute se vit-il mourir à la place de son remplaçant, seul dans un poste reculé et dépourvu de tout. Cela ne l’empêcha nullement, quelques jours plus tard, de prétendre mériter au moins la cinquième classe du Medjidié pour avoir contribué à pourvoir l’armée impériale d’un soldat aussi exceptionnel.