L’homme avait quitté son bureau plus tôt qu’à l’accoutumée : il éprouvait le besoin de marcher. Après avoir rangé dossiers et crayons, il salua la femme de ménage qui venait d’arriver et tira la porte derrière lui. Sur le palier, il appela l’ascenseur et fouilla ses poches à la recherche de monnaie. Dans la rue, il se dirigea vers le kiosque à journaux. La force de l’habitude aidant, il jeta un coup d’œil sur les titres de « une » tout en se dirigeant vers la station de métro. Devant l’entrée de celle-ci, il plia le journal en quatre, le glissa machinalement sous son bras et descendit les marches. C’est en découvrant le petit nombre de passagers sur le quai qu’il se souvint de l’heure inhabituelle et de son projet de marche à pied.
Sur le quai, l’homme ne fut pas seulement frappé par son étourderie : il avait le sentiment qu’en gagnant aussitôt la sortie sa distraction éclaterait aux yeux de tous. Parmi la trentaine de voyageurs, personne n’avait prêté la moindre attention à lui, mais rien ne pouvait faire qu’il ne se sentît humilié. Un somnambule : c’est l’idée qui lui traversa l’esprit. Au-delà, il lui semblait retrouver un malaise qu’il connaissait bien : quelque chose semblait s’être détaché de lui. Mais de quoi s’agissait-il, et quand était-ce arrivé ?
Au bureau, on fêterait le lendemain ses dix années de présence dans l’entreprise. L’après-midi, l’homme avait surpris deux collègues en train de rédiger leur petit discours avec des airs de conspirateurs. Tout cela relevait de la farce de collégien et il en ressentit un profond malaise. C’est d’ailleurs ce qui avait motivé son envie de rentrer chez lui à pied. Ce n’était pas qu’il fût insensible à l’estime ou à l’amitié de ses collègues. Simplement, il n’était pas d’humeur à s’appesantir sur sa vie au bureau. Bien des anniversaires comptaient plus à ses yeux et, ces jours-là, il se sentait seul, y compris en famille. Il finissait par oublier les dates des événements qui avaient eu de l’importance dans sa vie et auxquelles il était resté longtemps attaché. Le lendemain, un verre à la main, il devrait donc arborer son plus beau sourire et dissimuler son ennui. Il en éprouvait d’avance une grande fatigue.
La rame de métro approchait, mais l’homme ne savait toujours pas s’il allait se résoudre à rentrer si tôt chez lui — et pour y faire quoi à cette heure insolite ? — ou ressortir et marcher comme il en avait eu l’intention. En attendant, il s’installa sur un banc. Quand les portières se refermèrent, il se livra à un petit calcul. À raison de deux demi-heures de transport quotidiennes, il avait, en dix ans, passé cent jours sous terre pour se rendre au bureau et en revenir. Précédemment, il avait travaillé onze années au siège social d’une importante firme. Les bureaux étaient plus éloignés de son domicile et il prenait déjà le métro pour aller au lycée. Il le prit quotidiennement aussi pendant ses années de faculté. Ses fréquents changements de domicile à ces époques reculées rendaient tout calcul global difficile, du moins sans papier ni crayon. L’homme y renonça donc, mais il ne faisait aucun doute que le temps qu’il avait passé dans les transports en commun était impressionnant. Se pouvait-il qu’il ait vécu au total un an sous terre ? Deux ans ? Peut-être plus ?
L’homme savait que nous passons un tiers de notre vie à dormir, une quarantaine d’heures par mois à nous nourrir, et une quinzaine à nous doucher, nous laver les dents, nous raser, nous couper les ongles. Que peut-on opposer à ces chiffres ? L’homme se dit que les oiseaux, après tout, consacrent une bonne part de leur vie à se lisser les plumes et s’aiguiser le bec. S’agit-il de temps perdu ? Vaudrait-il mieux parler de temps mort ? Dans le métro même, rien n’empêche de lire, d’écouter de la musique sur son baladeur, d’explorer les jeux de son téléphone portable ou de rêvasser en observant ses compagnons de voyage. Et il arrive que nous prenions des résolutions importantes en nous coupant les ongles des pieds. Pour sa part, dans le métro, l’homme se contentait de rêvasser un moment à partir des gros titres du journal. Après quoi, il chassait, autant que possible, toute pensée et se laissait glisser dans la semi-conscience à quoi prédisposent si bien les transports en commun. Il lirait le journal plus tard. Pour l’instant, il avait besoin de distance.
Il suffisait qu’il soit privé de ce recul pour comprendre combien il lui était nécessaire. Quand on venait l’attendre à la sortie du bureau afin d’aller au restaurant ou au cinéma, il avait beau prendre plus de temps que de coutume pour ranger ses dossiers, se laver les mains, se recoiffer et descendre les cinq étages à pied au lieu d’utiliser l’ascenseur, il se sentait gauche avec les êtres les plus familiers. Puisque ce n’était pas faute de s’être préparé, d’où lui venait cette difficulté d’accommodation ?
L’homme avait longtemps cru que ce menu trouble était purement mental et donc indécelable. Or ses interlocuteurs lui demandaient souvent : « Quelque chose ne va pas ? », « Tu es malade ? », ou bien encore : « Tu as des ennuis au bureau ? » Cela ne faisait qu’accentuer sa gaucherie. En somme, il s’agissait de s’arracher à l’inertie tout en se trouvant une nouvelle consistance. Il songeait à la mue difficile de certains animaux, les reptiles par exemple, empêtrés dans leur propre dépouille. Il se rappelait aussi le terme qu’utilisent les marins pour désigner l’extrême lenteur avec laquelle, moteurs coupés, un navire s’approche d’un quai : une vitesse nulle. La contradiction entre les termes semblait très bien résumer son infirmité.
Le passé, lui aussi, avait pris une importance exagérée dans sa vie. Sans doute était-il logique, étant donné son caractère, qu’il ne s’en éloignât, une fois encore, qu’à vitesse nulle. L’homme, en tout cas, passait beaucoup de temps à se remémorer certaines discussions. À des mois de distance, la réflexion ironique d’un interlocuteur le faisait encore souffrir. Il se souvenait des moindres allusions, des intonations de voix, des sourires. De menus faits et gestes ne s’éclairaient que dans cette distance. Ainsi avait-il l’impression de parvenir, et seul, à des convictions alors même que ses proches déclaraient ne plus se souvenir de rien. Bien que les événements aient rarement remis en cause ses certitudes, il en arrivait à se demander si ses proches n’avaient pas, et seuls eux aussi, accès au monde réel. Ne semblaient-ils pas flotter avec aisance à la surface des choses au lieu de s’y engluer comme lui ? La vraie vie n’était-elle pas toujours plus légère, plus fluide, plus enivrante que tout ce qu’il pouvait connaître ?
L’homme savait combien il est vain d’avoir raison contre tous. D’ailleurs, quand c’était le cas il n’en tirait aucune gloire et ne cherchait à convaincre personne. Il n’empêche : il se sentait seul et incompris. S’agissant de certains arguments fallacieux, il lui arrivait de découvrir que le décès du protagoniste lui-même n’éteignait pas leur différend et il se reprochait encore de ne pas avoir su lui répondre comme il l’aurait fallu. Ultime témoin, il lui semblait faire figure de victime parfaite. Car les faits avaient bien eu lieu. Les paroles avaient bien été prononcées. Qu’il soit seul à s’en souvenir n’altérait en rien leur réalité. Il aurait donné beaucoup pour que l’oubli fît son œuvre en une seule seconde. Qui sait même si une mémoire excessive ne relevait pas d’une pathologie inconnue.
Un glissement métallique annonça une deuxième rame. Sur le quai, le nombre de voyageurs s’était accru : une cinquantaine dans chaque direction. Comparée à la foule qu’il découvrait à l’heure où il rentrait habituellement chez lui, cette progression était logique. Elle lui parut néanmoins curieuse. Les bureaux ne fermaient-ils pas à la même heure : 18 heures, 18 h 30 ou 19 heures selon les cas ? Il était donc anormal de voir le flux s’enfler de manière aussi significative entre 18 h 10 et 18 h 15. L’homme ne chercha pas à approfondir, mais un mystère subsistait. Ou fallait-il croire que les personnes qui quittent leur bureau plus tôt, ou plus tard, que l’heure convenue sont plus nombreuses qu’on ne pense, et au point de former un début de foule ? Personnellement, il était fréquent que l’homme s’attardât pour boucler un dossier urgent. Il n’empêche : partir plus tôt, et sans raison impérieuse, n’en restait pas moins une faute à ses yeux. Fallait-il en conclure que, sur les quais, la moitié au moins des voyageurs s’estimaient comme lui un peu coupables ?
Lorsque la seconde rame s’immobilisa, l’homme n’avait toujours rien décidé. Sur son banc, il se sentait bien. Il songea à un acteur installé au premier rang d’orchestre pour voir jouer ses confrères, un soir où son propre théâtre fait relâche. La rame repartie, il observa avec beaucoup d’intérêt un homme déterminé, sur le quai d’en face, à poursuivre coûte que coûte la lecture de son journal en dépit de la foule qui s’annonçait : en amont sur la ligne le flux s’enflait très vite en raison des correspondances tandis qu’il stagnait longtemps dans la direction opposée avant de s’amenuiser peu à peu. Prenant tout son temps, le voyageur plia le journal en deux à la page souhaitée, puis celle-ci en deux dans le sens de la longueur, et encore une fois en deux dans la largeur. Ainsi l’inconnu avait-il l’intégralité de l’article sous les yeux. De même, lorsque les passagers furent descendus, il prit soin d’être au nombre des tout derniers à monter dans la rame afin de se retrouver face à la portière : celle-ci refermée, et aussi serrés soit-on, il est toujours possible d’appliquer le journal plié contre la vitre et de lire sans éborgner personne. Pour avoir longtemps pratiqué lui-même ce type de lecture en milieu confiné, l’homme, sur son banc, en connaissait toutes les subtilités. Quand avait-il renoncé à lire son journal aux heures de pointe et pourquoi ? Il lui sembla que c’était hier, mais cela pouvait tout aussi bien remonter à quelques années. Hors une atonie prononcée, il ne voyait aucune raison à un tel renoncement.
Car les dates devenaient incertaines, elles aussi. Depuis bien des années, l’homme portait les mêmes vestons et la même monture de lunettes. Pour dater certaines photos, il fallait donc s’en remettre au décor : le vase que l’on voyait dans son salon, par exemple, offert cinq ans plus tôt pour son anniversaire, ou la plante verte reçue l’année suivante pour la même occasion et dont la taille avait doublé. S’agissant des photos en plein air, la datation était plus délicate, sauf mariage, voyage à l’étranger, ou décès d’une personne présente sur la photo. À défaut, seules les petites poches qu’on lui voyait sous les yeux avaient force de preuve. Quelques années plus tôt, il s’était mis à très mal dormir. Il avait aussi beaucoup maigri. Même son entourage avait noté combien les chairs du visage s’étaient raffermies depuis qu’il avait repris du poids et retrouvé le sommeil. Il paraissait donc beaucoup plus jeune sur les photos récentes, ce qui achevait de tout brouiller.
Depuis l’époque où il allait au lycée, l’homme n’avait aucun souvenir de s’être jamais assis dans une station de métro, sauf le temps de vérifier une adresse ou de repérer une rue sur un plan de Paris. Qu’aurait-il pu faire d’autre sur un banc ? Adolescent, par contre, il n’était pas rare qu’il profitât de ce qu’il était en avance pour réviser une déclinaison latine ou un résumé d’histoire, mais il s’interdisait de lever le nez de son livre. Est-ce la raison pour laquelle la vie souterraine, qu’il observait pour la première fois, lui paraissait si grotesque et si réconfortante ? Grotesque parce que la politesse voulait que chacun fît semblant de regarder dans le vague, si bien qu’on pouvait penser que personne ne voyait personne. Réconfortante parce qu’il était impossible de ne pas se reconnaître un peu dans les tics et les manies de chacun. On se sentait donc moins seul tout en étant un peu effrayé, comme on se dévisage sans plaisir dans un miroir grossissant.
C’est ainsi que l’homme observa longtemps, et avec terreur, un jeune homme en complet-cravate : cadre dans une compagnie d’assurances, selon toute vraisemblance, ou dans une banque. Debout sur le quai, et à peu de distance des voies, il apparaissait de trois quarts. Il tenait d’une main une serviette d’écolier en cuir fauve et, de l’autre, se passait un grand mouchoir blanc sur le nez et la bouche. Depuis son banc, l’homme compta dix-huit passages successifs du mouchoir à un rythme soutenu, et sans la moindre nécessité : s’il s’était agi de se moucher, l’inconnu aurait soufflé. Il se serait aussi essuyé avec beaucoup plus d’application. D’ailleurs, à peine eut-il rangé le mouchoir que le jeune homme éprouva la nécessité impérieuse de le tirer à nouveau de sa poche pour se caresser le nez une dix-neuvième fois. Ce geste fut beaucoup plus vif : sans doute s’agissait-il seulement de parfaire cette toilette imaginaire. Dès lors, le passager parut plus serein. Sur son banc, l’homme songea à une grave déchirure tectonique. Mais suite à quel désastre intime ? Et à quelle profondeur abyssale ?
S’agissant d’une jeune femme adossée au distributeur de boissons fraîches, pour plus de stabilité, et qui se mettait du rouge à lèvres en s’aidant d’un petit miroir, la première tentation de l’homme fut de détourner le regard. Il ne voulait pas être indiscret et aucune femme ne se serait livrée à d’aussi étranges grimaces sans la certitude d’être invisible dans la foule. Cependant, puisqu’elle n’avait aucune chance de se savoir observée, l’homme admit que son indiscrétion était toute relative. Il considéra donc l’inconnue avec un immense intérêt. Ce qui le frappa surtout, c’est sa façon de manger le surplus de rouge en se suçant les lèvres. Il s’agissait, en somme, de paraître maquillée, mais sans donner l’impression de l’être. L’homme se demanda s’il fallait voir là un souci de discrétion, et non pas plutôt une nécessité liée à la consistance du rouge à lèvres. La première hypothèse lui sembla d’un raffinement admirable, bien qu’un peu mesquin. Lorsqu’elle eut terminé, l’inconnue jeta un petit coup d’œil alentour, vérifiant que ses grimaces étaient bien restées secrètes. Cette pudeur aussi toucha l’homme. Malgré la distance, il avait eu l’impression de partager avec elle un moment de très réelle intimité.
Se pouvait-il qu’un champ d’exploration aussi restreint qu’une station de métro fût resté à ce point en friche ? Il est vrai que le banc constituait un poste d’observation idéal. Depuis le quai d’en face, séparés par les voies comme l’étaient les voyageurs, nul n’aurait songé à le dévisager, ni même à le regarder. Curieusement, le danger des rails électrifiés et la distance proprement dite semblaient assez dissuasifs pour qu’on ne s’aventurât pas aussi loin, même du regard. Peut-être le fait que l’on s’apprêtait à disparaître à jamais dans des directions opposées était-il une raison supplémentaire, comme si l’éloignement avait déjà fait son œuvre. Quant aux voyageurs debout sur le même quai, ils tournaient le dos à l’homme assis. Comment auraient-ils pu imaginer qu’on les observait quand on n’apercevait pas même leur visage ? L’homme songea avec amusement que, sur son banc, il était devenu invisible.
Il y avait ce corollaire : chacun se préparant au futur immédiat, l’homme se souvenait encore — songeant à la petite poussée d’adrénaline qui augmentait de seconde en seconde — qu’il avait maintes fois ressenti cette imminence comme une brûlure. Bien entendu, le plus souvent, le voyage consistait à vérifier seulement combien se déplacer équivalait à n’aller nulle part. Seuls les fantasmes tenaient lieu d’aventure, et ils étaient loin d’être insignifiants puisqu’on les retrouvait à chaque voyage. Se référant au temps qui leur était dévolu, on aurait très bien pu décréter qu’ils avaient plus de réalité que nombre d’occupations plus concrètes.
Une idée incongrue se fit jour : qui sait si, sur son banc, l’homme n’était pas en passe d’entrevoir la vraie vie ? Cette interrogation ne comportait pas la moindre parcelle d’ironie : le présent semblait extensible à l’infini et on pouvait rester assis là des heures sans s’ennuyer le moins du monde. En dépit du paradoxe, comment affirmer que ce n’est pas au moment où il n’arrive rien que nous touchons à l’essentiel ? À tout autre moment, l’homme sentait bien que nous ne faisons que nous brûler à une flamme. En tout cas, son attention équivalait à une authentique griserie. N’allant nulle part, n’attendant rien, il se sentait libre et son plaisir ne dépendait de rien ni de personne.
Il y avait plus étrange : jeté sur le quai par la force de l’habitude, il semblait maintenant à l’homme que loin d’être amorphe et sans désir, il s’était au contraire réveillé. Ce qui l’étonnait, c’était l’absolue versatilité d’un tel jugement. Comment ce qui ressemblait à un échec, à une dérive, avait-il pu, et à la vitesse d’une embellie embrasant tout un paysage, se transformer en cette conscience pure, sans objet, et parfaitement satisfaite d’elle-même ? Le glissement métallique annonçant les rames, le grondement de celles-ci, l’ouverture des portières, l’écoulement des voyageurs, le froissement soyeux du train s’amenuisant dans le tunnel après la sonnerie annonçant la fermeture des portes, le quai un moment désert avant l’amorce d’un nouveau cycle, les premiers arrivés faisant les cent pas sur le quai vide, tout cela comblait l’homme au-delà de toute espérance.