Il y a des décennies qu’un homme tombe sur deux pétales de rose séchés chaque fois qu’il ouvre son exemplaire des Fleurs du mal. Pourquoi faut-il qu’il s’acharne, ce jour-là, à se rappeler ce que les pétales étaient censés célébrer ?
Ont-ils quelque chose à voir avec une femme ? Mais comment aurait-il pu l’oublier ? S’agit-il d’une célébration intime liée à une journée faste, à une promenade, à un lieu inspiré ? Un églantier au bord d’une route ? Le jardin d’une célébrité ? Une fleur qu’il aurait longtemps regardée depuis son lit, dans une chambre d’hôpital ?
L’emplacement des pétales blancs, entre le sonnet « Parfum exotique » et la pièce intitulée « La Chevelure », ne fait qu’égarer davantage : que vient donc faire cette rose fragile entre les parfums autrement entêtants des tamariniers et les « senteurs confondues de l’huile de coco, du musc et du goudron » qu’évoque Baudelaire ? Les pétales auraient-ils été placés là à dessein ?
Ce que retient l’homme, au moment de replacer le volume dans sa bibliothèque, c’est moins l’ombre persistante qu’un sentiment de panique : non seulement le passé n’a rien d’une citadelle que nous laisserions intacte derrière nous avec la faculté de nous y réfugier à notre guise, mais c’est au cœur de celle-ci qu’est tapi le plus grand danger : celui de nous perdre à jamais, sans mémoire, dans notre propre labyrinthe.