Désarroi d’un mélomane tentant d’écouter au plus près l’adagio K.540 de Mozart.
Composée le 19 mars 1788, alors que le compositeur a trente-deux ans, cette œuvre tardive (il meurt en 1791) est écrite en si mineur, une tonalité qui n’apparaît jamais chez Mozart. C’est assez pour qu’on dresse l’oreille, mais le mélomane découvre bien d’autres raisons de se passionner pour cette pièce brève, austère et peu jouée en public :
Destiné, selon toute vraisemblance, à une sonate pour piano qui n’a pas vu le jour, l’adagio décrit, d’après les biographes Jean et Brigitte Massin, « une situation intérieure tragique ». Depuis des années, expliquent-ils, « aucune œuvre de Mozart n’avait été aussi franche dans son rapport immédiat à la biographie ».
Sur le caractère pathétique de cette pièce, Jean-Victor Hocquard est plus explicite encore : « L’adagio baigne dans le silence, écrit-il, il est criblé de trous béants et constitue le soliloque le plus angoissé de toute l’œuvre pianistique de Mozart. » Le critique Yasuhito Mori évoque une « extraordinaire tension ». Dans sa célèbre monographie, Georges de Saint-Foix conclut : « L’adagio en si mineur va plus loin que toute autre chose : on touche ici du doigt l’immense, l’infinie grandeur de Mozart dans le royaume sonore. »
Et voici qu’en lisant Roger Laporte, le mélomane fait de nouvelles découvertes. À propos des « trous béants » l’écrivain ne remarque-t-il pas que cette œuvre douloureuse est interrompue par vingt silences, ce qui est considérable dans une pièce aussi brève ? Comme d’autres exégètes, Roger Laporte ne doute pas un seul instant que ce soit bien dans les œuvres pour piano que l’on a le plus de chances d’entrevoir le « vrai » Mozart. Il se réfère en cela à la biographie écrite en 1798 par Niemetschek. Ce contemporain nous apprend que, jusqu’à sa mort, le compositeur passa la moitié de ses nuits à improviser, seul devant son clavier. Or, souligne Niemetschek, « celui-là seul qui a entendu Mozart à ces heures-là a connu la profondeur et l’étendue de son génie musical ». Précisément, avec ses silences, ses ruptures, sa douceur lancinante toujours contrariée, le K.540 semble, aux yeux des admirateurs de Mozart, et mieux qu’aucune autre pièce pour piano, restituer le climat même de ces fameuses improvisations nocturnes.
Lorsqu’il enregistre l’adagio en 1989, Vladimir Horowitz a quatre-vingt-cinq ans. Le grand pianiste qualifie le K.540 de « solennel, voire de pathétique » et conclut : « C’est vraiment une œuvre extraordinaire. » Cependant, il joue la pièce en 7 minutes 55 secondes, prenant soin d’éviter tout ce qui pourrait accentuer ce caractère pathétique. Le Mozart que semble entendre Horowitz est bien un homme grave, peut-être même désespéré. Cependant, au fond de sa solitude, et torturé par l’angoisse, il conserve une foi inexplicable, mais totale, en la musique.
Au-delà de cette foi, et bien qu’il soit déchiré par la souffrance, ce qu’Horowitz donne à entendre c’est, au fond, l’extrême pudeur de Mozart. Peut-être le pianiste a-t-il en mémoire ce que Mozart disait de lui-même : s’il reconnaissait être parfois vulgaire dans son comportement comme en paroles, il ajoutait : « mais dans ma musique, jamais ». En effet, on peut estimer que le pathos, lorsqu’il s’agit d’exprimer la douleur, est une forme de vulgarité. Mozart ne va-t-il pas jusqu’à se reprocher d’être parfois trop brillant ? Faisant allusion aux concertos nos 413-414-415 qu’il vient d’achever, il fait dans une lettre l’aveu suivant : « Ils tiennent le juste milieu entre le trop difficile et le trop facile. Ils sont brillants... mais ils manquent de pauvreté. » On a donc de bonnes raisons de penser que, pour Mozart, le terme de « pauvreté » n’est pas très éloigné du mot « profondeur ».
Moins de 8 minutes, c’est aussi le temps qu’il faut au pianiste allemand Peter Rösel pour interpréter le fameux adagio. En dépit des différences d’interprétation, sans doute se fait-il de Mozart une idée proche de celle d’Horowitz. Paul Badura-Skoda, au pianoforte, joue l’adagio en 9 minutes, Alfred Brendel, qui voit dans cette œuvre « une musique de passion sous forme de monologue intérieur », l’interprète en 10 minutes. La jeune Allemande Heidrun Holtmann en vient à bout en 10 minutes 6 secondes. La Japonaise Mitsuko Uchida en 10 minutes 31 secondes. Sous ses doigts, certaines notes, étirées à l’extrême, sortent à peine du piano tandis que d’autres sont martelées avec la force d’un bourdon funèbre. D’un interprète à l’autre, les traits de Mozart semblent se boursoufler, s’alourdir, se distendre, mais les liens avec le Mozart qu’entend Horowitz restent à peu près clairs.
Cependant, lorsque Luc Devos (au pianoforte lui aussi) joue l’adagio en 12 minutes 28 secondes, Christian Zacharias en 12 minutes 34 secondes, Didier Castell-Jacomin en 13 minutes 31 secondes, Ronald Brautigam en 13 minutes 54 secondes et Michel Dalberto en 14 minutes 59 secondes, c’est un tout autre Mozart qui apparaît. Comment le définir ? Plus attentif à ses effets ? À ses propres contradictions ? « À peine la main gauche entame-t-elle une basse résolue que la droite lui impose d’implorants chromatismes », note le musicologue P. Morant. Mozart, pour ces interprètes, est-il moins maître de l’angoisse qui le submerge ? Une angoisse pour laquelle il tente si désespérément de trouver une forme ?
Il faut 1 minute 30 supplémentaire à Valery Afanassiev, soit 16 minutes 29 secondes, pour plaquer l’accord final. « Mozart est le compositeur le plus tragique de tous les temps », déclare ce grand pianiste. Parce qu’il lui est impossible d’écouter certaines de ses pièces sans avoir les larmes aux yeux, Afanassiev ajoute : « J’espère que je n’aurai jamais l’imprudence de m’exposer aux dangers d’écouter en public le présent adagio. » Afanassiev, c’est clair, ne veut pas être ridicule en public. Pour venir à bout de la partition, Claudio Arrau a besoin d’une petite poignée de secondes encore, soit 16 minutes 38 secondes. Pendant ce temps, Horowitz aurait donc pu jouer le K.540 deux fois. Et sans se presser le moins du monde.
Faut-il imaginer un Mozart somnambulique, et si bien perdu dans la contemplation du vide au bord duquel il se tient, qu’il est, contrairement à toutes ses habitudes, plus sensible à la résonance démesurée des notes qu’il plaque sur le clavier, au spectre sonore qu’il libère dans la nuit, qu’à la mélodie proprement dite ? Mais, de même, comment affirmer que Niemetschek ne se réfère pas à ce point de rupture, à cette ultime avancée d’une musique qui s’abîme dans le silence, lorsqu’il évoque la profondeur insoupçonnée des improvisations nocturnes ? À l’âge de vingt et un ans, Mozart ne rêvait-il pas de vivre assez vieux pour ne plus rien avoir à inventer en musique ?
Il existe bien d’autres interprétations du célèbre adagio. Passant de l’une à l’autre, et de plus en plus compulsivement parce que l’enjeu, décidément, paraît brûlant, le mélomane ne fait que s’égarer dans des considérations de plus en plus ténues, de plus en plus futiles, de plus en plus inextricables aussi. Plus la musique appelle une conscience aiguë, plus on nourrit d’attente à son égard, et plus les détails d’interprétation se font tyranniques. Et le mélomane en vient à se demander si, à force d’attention, la musique ne finit pas par devenir insaisissable.
— Imaginez qu’un soir, averti de la présence de Mozart dans une soirée, vous dévisagiez avec avidité les nombreux invités, explique le mélomane. Votre impatience, votre curiosité sont à leur comble. Cependant, le tremblement des torchères, celui des chandeliers que promènent les laquais en livrée, les ombres mouvantes qui en résultent sur les murs, sur les visages, tout vous empêche de reconnaître Mozart. Ainsi, vous dites-vous, la ressemblance elle-même, voire la similitude de deux éclats de rire, de deux sons de voix, de deux profils, et pourquoi pas de deux perruques, de deux jabots de dentelle, de deux couleurs de soie, suffisent à nous séparer à jamais de lui. À moins, bien entendu, qu’à lui seul Mozart ne soit la somme exacte de tous ces hôtes inconnus et qu’il n’existe donc pas de « vrai » Mozart1.
1 Voir Jean et Brigitte Massin, Wolfgang Amadeus Mozart, Fayard, Paris, 1975 ; Jean-Victor Hocquard, La pensée de Mozart, Éditions du Seuil, coll. « Pierres vives », Paris, 1958 ; Georges de Saint-Foix, Wolfgang Amadeus Mozart, sa vie musicale et son œuvre (Essai de biographie critique), Desclée de Brouwer et Cie, Paris, 1912 — 1946 ; Roger Laporte, La loi de l’alternance, Fourbis, Paris, 1988.
Voir également les notices accompagnant les enregistrements cités : Vladimir Horowitz, Masters, Deutsche Grammophon 445-517-2, enregistré à Hambourg en 1989 ; Peter Rösel, Berlin Classics 0091922BC, enregistré en octobre 1982 à Dresde ; Paul Badura-Skoda, Astrée naïve LC-7496, enregistré à Vienne, en mars 1978 ; Alfred Brendel, Philips 468048-2, enregistré les 21 et 25 janvier 2000 lors du Glyndebourne Opera House Festival ; Heidrun Holtmann, Musikproduktion ambitus amb 97846, enregistré en 1990 à Hambourg ; Mitsuko Uchida, Philips 432989-2, enregistrée en concert au Japon en 1991 ; Luc Devos, In Ecco Ricerca 206742 MU / 797, enregistré à Bruxelles en mai 1991 ; Christian Zacharias, Gold DGM LC06768, enregistré les 12 et 13 juillet 1999 en Allemagne ; Didier Castell-Jacomin, texte de présentation de P. Morant, Caliope, CAL 9270, enregistré en 1999 en Hollande ; Ronald Brautigam, BIS1267 C, enregistré en août 1997 à Länna Church, Suède ; Michel Dalberto, Denon CO-79477, enregistré les 3 et 6 septembre 1991 à Corseaux en Suisse, texte de présentation de Yasuhito Mori ; Valery Afanassiev, Denon LC 8723, enregistré les 6-7 avril 1993 au Musica Théâtre de La Chaux-de-Fonds, Suisse ; Claudio Arrau, Philips 411136-2, enregistré en avril 1983 au Concertgebouw d’Amsterdam.