Le 27 mai 1918, le poète Joë Bousquet monte au front avec le 156e corps d’attaque. Lieutenant, son courage lui a valu, en vingt mois de guerre, d’être successivement décoré de la croix de guerre avec deux palmes et trois étoiles, de la médaille militaire et de la Légion d’honneur.

Alors que ses hommes, avant l’assaut, prennent soin de troquer leurs meilleures chaussures de marche contre les souliers plus modestes qu’ils portent au repos, le lieutenant Bousquet, tout au contraire, enfile des bottes en cuir rouge. Un geste insensé : tous les soldats savent que, s’ils viennent à être faits prisonniers, les Allemands ne manqueront pas de s’emparer de leurs chaussures et de leurs guêtres en cuir. Un prisonnier peut fort bien se passer de guêtres, mais devoir marcher en chaussettes, dans la boue, voilà une éventualité que tout le monde préfère éviter. L’ennemi, d’autre part, n’a que faire de médiocres chaussures.

Le 156e corps d’attaque est à peine sorti des tranchées que Joë Bousquet est touché en pleine poitrine par une balle qui lui sectionne la moelle épinière entre la quatrième et la cinquième vertèbre. Ramené à l’arrière par ses hommes, il passera le restant de sa vie dans son lit, à Carcassonne, les membres inférieurs paralysés. Le tireur allemand convoitait-il ses bottes en cuir rouge ? Joë Bousquet en fut toujours persuadé.

« Aucune raison n’avait pu me décider à monter en ligne sans mes bottes, écrira-t-il. Je n’ai jamais compris la raison qui me déterminait. Les faits sont impénétrables. Ils sont le secret de notre vie ; mais pas notre secret ; ils se cachent derrière l’objet qu’ils emploient pour nous fasciner. Des bottes rouges ont décidé de mon sort. Je croyais ne les chausser que par un souci d’élégance. Or je ne les regardais même pas. »

Tentant d’explorer plus avant son comportement, Joë Bousquet ne fera que repousser un peu plus loin le secret de son incohérence : « J’ai été un assez solide officier, mais je ne dois cette grâce qu’à l’incompréhensible soin que j’avais à me bien chausser1. »


1 Joë Bousquet, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », Paris, 1958.