Un homme explique avec gêne comment, seul dans une maison de campagne où il s’était retranché pour terminer un article promis de longue date à une revue, il avait été frappé d’une paralysie insurmontable. Ce souvenir continuait à le troubler d’une manière si étrange qu’il restait incapable de décider s’il n’avait fait que céder à une paresse impardonnable, ou s’il n’avait pas vécu plutôt un moment de grâce à peu près unique depuis l’enfance.

Le soir, à peine arrivé, il avait installé son ordinateur, ses documents, son bloc de papier et ses crayons sur une grande table devant une fenêtre donnant sur le jardin. Les idées avaient aussitôt commencé à affluer. Il n’avait pas voulu les noter pour autant : il savait qu’une fois sur le papier, une mauvaise idée reste une mauvaise idée. Assez forte pour survivre à la nuit, elle émerge au contraire fortifiée, sous une meilleure facette, mieux structurée et, bonne ou mauvaise, semble avoir acquis du moins une forme de légitimité. Le lendemain matin, l’homme découvrit mieux : certes, il lui faudrait se relire sans indulgence mais, dans son esprit, le texte avait déjà toute sa cohérence. Son petit déjeuner avalé, l’homme se mit au travail avec une confiance et un appétit qu’il n’avait pas connus depuis longtemps.

Quelque chose de brillant attira aussitôt son attention dans la haie de cupressus qui lui faisait face. Il songea à un tesson de verre reflétant le soleil mais, à une telle distance du sol, c’était incongru. Une goutte de pluie restée prisonnière du feuillage ? Il ne semblait pas avoir plu durant la nuit et la matinée était trop avancée pour un reste de rosée. Ce que l’homme voyait scintiller au loin avait la taille d’un petit cabochon de cristal : une grosseur tout à fait inusitée s’agissant de rosée comme de pluie. À plus forte raison sur une tige aussi flexible, des feuilles aussi fines que celles du cupressus.

L’homme comprit qu’il serait incapable de se mettre au travail sans avoir éclairci ce mystère. Dans le jardin, il vérifia qu’il n’avait pas plu mais, contre toute attente, une très grosse poche de rosée s’était bel et bien formée dans une toile d’araignée. Horizontale, légèrement évasée, la toile était d’une texture très dense et se terminait en son centre par un entonnoir. Le fond de celui-ci était renforcé par plusieurs fils, indépendants des fixations de la toile proprement dite. En se débattant, la proie devait y glisser tout naturellement.

Explorant la haie, l’homme découvrit une vingtaine de toiles semblables sur une surface de quelques mètres carrés à peine. Plein sud, et recevant le soleil presque toute la journée, les cupressus devaient offrir les meilleures chances de survie à cette variété d’araignées. L’homme se promit de tenter de comprendre ultérieurement pourquoi. Cependant, aucune autre toile ne conservait la moindre trace de rosée. En s’égouttant, il ne faisait aucun doute que les branches formaient à cet endroit une succession unique de cataractes. Pour tisser une toile aussi résistante, encore fallait-il une araignée d’une taille et d’une force inusitées : aucune autre toile ne soutenait la comparaison. L’homme effleura le fond de la poche du bout de l’index : la moitié de l’eau se déversa aussitôt sur son doigt mais, à sa grande surprise, l’hémorragie cessa dès qu’il le retira. C’est donc par capillarité que la rosée venait de traverser la toile. L’homme était émerveillé mais, comme souvent dans de telles circonstances, cela n’allait pas sans une petite bouffée de solitude glaciale. Que faire d’une découverte aussi miraculeuse si on ne la partage avec personne ?

Avant de retourner à sa table, l’homme ne put s’empêcher d’explorer aussi la haie de fusains à l’extrémité opposée du jardin : aucune toile d’araignée. En réalité, elles étaient fort nombreuses mais, verticales, beaucoup plus fines et formées de cercles concentriques, elles restaient invisibles sur le fond sombre du feuillage tant qu’on ne trouvait pas l’angle de réfraction. L’homme se demanda s’il existait une orientation optimale pour chaque espèce d’araignées ou si celles-ci ne se disputaient pas plutôt leur territoire comme font tous les animaux. Dans les cupressus, en tout cas, les proies avaient beaucoup de chances d’être aveuglées par le soleil à son déclin. Dans les fusains exposés au nord, les heures favorables à la chasse, au contraire, devaient se situer aux alentours de la mi-journée quand le soleil au zénith rendait les toiles invisibles, et sous presque tous les angles.

Cette explication avait beau paraître logique, elle n’était qu’à moitié convaincante, mais l’homme n’en voyait pas d’autre. Contrairement à ce qu’on voyait dans la haie de cupressus, il arrivait que l’araignée restât postée au centre de son dispositif. L’homme se demanda si elles étaient bien vivantes. Il se souvint avoir lu qu’épuisés par la confection de leur toile bien des arachnides meurent d’inanition faute de proie. Où avait-il lu ce détail et quand ? Il était incapable de s’en souvenir, mais il pensa aux films d’épouvante montrant de vieilles dames qui paraissent endormies dans leur fauteuil à bascule, jusqu’au moment où la caméra consent à s’abaisser sous le chapeau à fleurs, découvrant le visage momifié.

Pour vérifier que les araignées n’étaient pas mortes, l’homme jeta une brindille sur une toile. L’insecte se mit aussitôt au travail, décolla le petit morceau de bois avec les pattes antérieures et se glissa entre la toile et la branchette tout en poussant avec les pattes postérieures. Moins de quinze secondes suffirent à faire basculer l’objet indésirable dans le vide.

L’homme observa longtemps une seconde araignée. Elle déployait une énergie plus considérable encore pour se débarrasser d’une feuille de vigne vierge de la taille d’une pièce de monnaie. Au maximum de son effort, elle ne se retenait à sa toile que d’une seule patte : une tâche épuisante, conduite avec une rage désespérée tandis que les fils étaient secoués par un vent très vif. Le résultat était tout à fait décourageant : à peine l’araignée réussissait-elle à décoller la petite feuille que le vent faisait pivoter celle-ci, la plaquant à nouveau contre la toile. « Tout objet inopportun ne fait que signaler le piège, et aussi sûrement qu’un panneau routier », pensa l’homme. En tout cas, il ne faisait aucun doute que les toiles opaques, souvent empoussiérées et encombrées de déchets qu’on découvrait ici ou là, étaient depuis longtemps désertées.

De retour devant son écran, l’homme relut les derniers paragraphes de son texte. Contrairement à ce qu’il avait pu penser la veille, ils ne suscitaient plus en lui qu’un intérêt très vague. Les idées semblaient s’enchaîner avec beaucoup de lourdeur et l’ensemble paraissait très relâché. En tout cas, le texte était loin de l’état d’avancement auquel il avait cru. L’homme remonta plus en amont en espérant retrouver un fil conducteur, un argument oublié susceptible de rallumer une petite flamme. Rien de tel ne se produisit. Désormais, le délai de deux jours qu’il s’était fixé pour achever son travail parut très court. L’homme se demanda s’il ne devait pas téléphoner dès maintenant à la revue pour avertir que l’article ne serait pas prêt à la date prévue. C’était mieux que de gâcher ces deux journées de travail avec un sentiment d’urgence qui le paralyserait.

L’argument inverse ne manquait pas non plus de pertinence : pourquoi ne pas achever ce texte au plus vite, coûte que coûte, comme il viendrait ? L’homme aurait au moins la satisfaction d’avoir tenu sa promesse et les maladresses éventuelles seraient compensées par une plus grande spontanéité. En tout cas, quelle que soit la solution qu’il retiendrait, l’homme n’éprouvait ni embarras ni remords. Maintenant qu’il y pensait, son détachement le surprenait même beaucoup plus que l’ennui qu’il éprouvait devant son écran. Cela n’empêchait nullement un double découragement : à l’idée qu’il avait pu s’illusionner à ce point sur son travail et à la perspective de devoir tout reprendre.

Cependant le reste de rosée dans la toile d’araignée continuait à l’occuper. Le scintillement n’avait rien perdu de son intensité. Réduite, la masse d’eau semblait même diffracter mieux encore la lumière. Autour de la boule étincelante, on distinguait toutes les nuances de vert et de jaune qu’on voit la nuit aux étoiles bleues. Une question obsédante revenait aussi : comment meurent donc les insectes qui tombent dans un piège aussi parfait ? Dans les documentaires — ou était-ce un souvenir d’enfance ? — l’homme se souvenait avoir vu des mouches disparaître en quelques secondes sous un linceul de fils blancs. L’araignée faisait pivoter sa proie comme un poulet sur sa broche. Mais pourquoi une araignée transformerait-elle sa victime en momie si l’entonnoir ôtait toute possibilité de s’échapper ? Une idée surgit. Elle consistait à attraper une mouche et à l’offrir à l’une des araignées qu’il savait embusquées derrière leur entonnoir. L’homme hésita, mais les objections tombèrent vite : forçait-il vraiment le destin de la mouche ?

Une grosse mouche se présenta sur la fenêtre de la cuisine. L’homme l’assomma d’un coup de torchon. Dans la nasse, ses efforts ne firent que rendre sa fin plus inéluctable : les pattes s’engluaient à mesure dans l’épaisseur laineuse. Brune, velue, l’araignée apparut entre les branches du cupressus. Elle sembla tergiverser. Peut-être était-elle un peu effrayée par la taille de sa proie, à moins que sa stratégie ne consistât à la laisser s’épuiser. Dix secondes plus tard, elle s’était décidée : elle se jeta sur la mouche et disparut aussi vite, la victime, désormais inerte — tuée instantanément ou anesthésiée ? —, collée à son abdomen. On ne pouvait rien imaginer de plus foudroyant ni de plus précis.

L’homme regagna sa table de travail avec un sentiment de malaise : la scène de l’araignée relevait d’une curiosité infantile dont il n’avait aucune raison d’être fier. De surcroît, il n’avait rien appris. Mais il s’étonnait de même qu’un drame aussi banal laissât en lui une trace aussi sensible. « Une éraflure sur une vitre », pensa-t-il, mais celle-ci affectait en réalité tout le paysage. Au-delà des réflexions convenues sur le destin des araignées, des mouches et sur la cruauté du monde, son sentiment de dégrisement gagnait en profondeur. « Depuis l’enfance, j’ai tout oublié de la campagne, pensa-t-il. Sans doute même me fait-elle désormais un peu peur. En tout cas, ce que je vois le mieux, c’est tout ce qu’un simple coin de jardin peut occulter en moi dès que je me laisse aller. Ce qui semble si bien se perdre, c’est ce que je tenais pour l’essentiel. En somme, une simple araignée et je ne vois plus que mon absence à moi-même. »

La facilité avec laquelle il se laissait distraire de son travail avait bien des raisons de l’inquiéter, mais l’homme crut comprendre qu’il buttait sur un obstacle très simple : les réalités étaient abordées de si haut dans son texte, elles se perdaient dans un faisceau si serré de concepts qu’à l’échelle où il était tombé il était nécessairement aveuglé par les évidences. La maison elle-même avait tout d’un piège. Puisqu’il n’y avait plus à lutter pour imposer le silence, en lui comme autour de lui, l’homme s’y noyait corps et biens. En tout cas, le travail, c’était certain, n’avancerait pas ce matin-là. Il relut l’ensemble du texte, corrigea de menus détails pour se persuader qu’il n’avait ni tout à fait perdu son temps ni tout à fait jeté l’éponge et battit en retraite. Ce fut pour s’étonner aussitôt de ne pas être affecté outre mesure par sa défaite. Au fond, il voyait plutôt là une récréation.

L’après-midi, sous le prétexte de soins à donner aux rosiers, l’homme s’égara un peu plus : il les débarrassa des feuilles rouillées, coupa les fleurs séchées et arrosa. Après quoi, il sortit marcher dans la campagne. Il aurait dû se sentir l’esprit plus clair puisque son sentiment de culpabilité était très relatif. C’était le contraire : il se sentait incapable de se rejoindre et accablé par un poids incompréhensible. « Tout de même, ce n’est pas la Sibérie », se dit-il. À force d’exagération, et à moins de deux heures de route de Paris, ce nom aurait dû lui tirer un sourire. Au contraire, le mot « Sibérie » ne fit que nourrir l’idée d’exil. C’était absurde, mais l’homme se dit que la paralysie intellectuelle était à peu près inéluctable et qu’elle était proportionnelle au dépaysement et au vide ambiant. Elle n’avait donc rien à voir avec la distance et tout ce qui aurait dû favoriser ici le travail — mais était-ce le cas pour tous ? — ne faisait en réalité que l’entraver. Bien entendu, cela n’empêchait nullement l’homme de reconnaître la part de la paresse. Mais la paresse n’a rien d’un rhume qui s’attrape incidemment. Il se consola en se disant qu’il était fatigué, qu’il se fixait des objectifs excessifs et, se raccrochant à l’idée de récréation, qu’il méritait bien un peu de repos. Au moment même où il formulait ce diagnostic, il sentait que rien de tout cela n’était vrai : il n’était pas fatigué, et rien ne méritait qu’il se repose. Au contraire, ce dont il avait besoin c’était d’un travail solide qui mette fin à son sentiment de dispersion et de stérilité.

Lorsqu’il rentra de promenade, l’homme admit que son absence de volonté était au moins égale à son incapacité à se concentrer. Il n’avait d’ailleurs aucune envie de mettre une nouvelle fois sa volonté à l’épreuve ce jour-là. Comment avait-il pu, en si peu de temps, passer d’un projet auquel il était très attaché, et qui était censé mobiliser le meilleur de son énergie, à la contemplation des toiles d’araignées ? Il en vint à se demander si ce qu’il avait entrepris d’écrire l’intéressait vraiment. Peut-être même ne croyait-il qu’à demi à ce qu’il affirmait avec autant d’autorité. En tout cas, le caractère de nécessité de son texte semblait beaucoup plus limité qu’il n’aurait été prêt à l’avouer. Lorsqu’il écrivait, était-il courant qu’il se leurre à ce point ? Comment répondre ? Mais il n’était pas du tout impossible que bien des difficultés rencontrées par le passé en cours de rédaction aient tenu à un manque d’intérêt ou, pis, de conviction. Ce n’était qu’une hypothèse, mais pourquoi fallait-il que, ce jour-là, aucun des leurres habituels ne vienne lui donner tort ? Pourquoi tous les voiles tombaient-ils d’un seul coup ?

L’homme devinait une autre raison à sa déroute : une volonté de convaincre qui, en radicalisant son discours, rendait celui-ci un peu simplet. Mais, s’il se montrait plus mesuré, plus soucieux des nuances, et somme toute plus juste, c’est le texte tout entier qui perdrait beaucoup de sa raison d’être. En tout cas, l’homme était assez lucide pour comprendre qu’il avait forcé sa voix pour séduire. Cependant, cette séduction lui paraissait à peu près incontournable. Il se demanda même si elle n’était pas inhérente à tout ce qui s’écrit, quels que soient les motivations, le genre et le sujet. Comment, dans le silence de la campagne et loin de tout ce qui avait pu faire germer l’idée de ce texte, la part du mensonge ne serait-elle pas apparue plus clairement que partout ailleurs ? L’homme était-il prêt à se montrer plus circonspect dans son texte, moins affirmatif ? Une réponse pointait aussitôt : quand il prenait la peine de mettre ses idées noir sur blanc, c’était pour être cru. En somme, ce qu’il voulait, c’était que la réalité fût à ce point flexible, qu’elle se pliât si bien à son désir de séduire, et donc de convaincre, que la part du mensonge serait indécelable. Outre que ce n’était pas très glorieux, l’homme se demandait si c’était possible. Cependant, il voyait, et avec la même absolue clarté, que c’est tout à fait ce qu’il ambitionnait de réussir. L’apaisement qu’il trouvait dans la fuite tenait-il à toutes ces raisons à la fois ?

L’homme ouvrit la fenêtre. Un lent froissement de feuillages s’enflait et déferlait au loin comme une marée. D’autres auraient eu le sentiment d’un vide qui se creusait avec la nuit. L’homme, pour la première fois depuis des années, avait plutôt la sensation de se tenir sur la lisière d’un monde où il demeurerait à jamais un intrus. Dans son souvenir, pourtant, le mot « jardin » avait été longtemps synonyme de terre promise. Le silence, simplement, s’était refermé sur ses énigmes. Il s’en était accommodé comme on s’habitue à une infirmité. Pourtant, le souvenir des heures glorieuses passées, enfant, à observer les insectes, allongé dans les hautes herbes, ne s’était jamais perdu. Rien sans doute n’avait mieux ressemblé à la solitude et jamais il n’avait été plus absent à lui-même. Comment expliquer que rien, non plus, ne lui ait mieux donné l’impression de la plénitude ?

Son intérêt tout particulier pour les sauterelles lui revint en mémoire. Il était fier d’être seul capable de les attraper à la main. Il déplaçait celle-ci millimètre par millimètre, avec une lenteur quasi végétale, et dans le dos de l’insecte pour éviter toute ombre intempestive. Il aimait sentir alors la petite carapace qui s’agitait dans sa paume. Lorsqu’il lui rendait sa liberté, il ne pouvait s’empêcher de tirer orgueil du bond de l’insecte. Lorsqu’elles étaient portées par le vent, et avec une énergie sans doute décuplée par la captivité, certaines sauterelles traversaient le quart du jardin. Il arrivait qu’il les capturât une deuxième fois, voire une troisième, et avec beaucoup plus de facilité. Pour améliorer les performances de ses athlètes, il tenait compte de la force du vent, de l’inclinaison de sa paume et de la hauteur du tremplin qu’il leur offrait. Il lui arrivait de monter pour cela sur un banc, ou sur la margelle du puits. Les sauterelles se prêtaient assez volontiers au jeu, lui semblait-il. Peut-être étaient-elles seulement fatiguées. Il préférait en conclure qu’elles n’avaient plus aussi peur de lui. D’autres jours, c’est le va-et-vient des fourmis sur les grands axes menant à la fourmilière qui le mobilisait. Il aimait obstruer la voie et, leur premier désarroi passé, observer à quelle vitesse les insectes apprenaient à contourner l’obstacle, inaugurant un nouvel itinéraire. Bientôt, seules quelques éclaireuses – sans doute rentraient-elles d’un voyage de reconnaissance – hésitaient encore.

Sauterelles ou fourmis, l’enfant ne croyait qu’à demi aux fables qu’il inventait. Mais la part d’ambiguïté était assez vaste pour autoriser toutes les hypothèses. Son pouvoir sur les insectes, en tout cas, lui était toujours apparu si disproportionné qu’à l’exception de la toute petite enfance il aurait jugé indigne d’en abuser. Sauf maladresse, il n’avait jamais malmené ceux qu’il observait. Personne n’ayant jamais songé à s’aventurer dans les hautes herbes qui proliféraient au fond du jardin, comment l’enfant ne se serait-il pas pris pour un explorateur ? À demi enfoui dans cette jungle, il aimait jusqu’à l’idée d’être devenu aussi indéchiffrable qu’il était peu visible. Quand on apercevait le sommet de son crâne, qui aurait imaginé dans quel univers il voyageait ?

Devant la fenêtre ouverte, seul aux lisières de cette nuit calme, ce qui apparaissait avec toute l’évidence possible, c’est l’extrême malheur d’avoir perdu un univers où les mots n’avaient aucune place. Après dîner, alors qu’il se demandait s’il n’allait pas tenter une dernière fois de relire son texte, l’homme pensa que c’est ce qu’il aurait aimé écrire ici même, dans cette maison isolée : la perte irrévocable des jardins et des champs, la magie et la paix des hautes herbes, les vers luisants qu’il installait dans un bocal, près de son lit, et qui, jusque tard dans la nuit, éclairaient son livre et l’auréolaient d’une lueur irréelle sans qu’il sache ce qu’il convenait d’admirer le plus : ce qu’il lisait ou le halo vert pâle qui rendait possible sa lecture clandestine ? S’agissant des fourmis, des sauterelles, des araignées, des escargots et des guêpes elles-mêmes, qu’au grand dam de sa famille il avait toujours été persuadé d’avoir apprivoisées puisqu’elles venaient butiner son index trempé dans la confiture sans l’avoir jamais piqué, il se demanda si le mot le plus juste n’aurait pas été celui de « fraternité ». Rien ne lui apparaissait alors plus urgent que de déchiffrer le langage des fourmis et d’apprendre à rester à ce point immobile qu’il finirait par surprendre aussi les sauterelles frottant leurs élytres. Il savait mieux que personne qu’elles ont l’ouïe beaucoup plus fine que la vue.

Mais tout cela n’avait rien à voir avec le sujet qu’il avait à traiter et personne n’attendait de lui des considérations aussi oiseuses sur les jardins de son enfance. Le lendemain, l’homme décida de rentrer à Paris : après tout, rien ne l’empêchait, cette fois encore, de repousser le moment de remettre son texte.