Photographe, il avait passé quinze ans à couvrir les conflits armés dans le monde, et avec une audace souvent suicidaire. Certaines de ses photos avaient fait le tour de la terre. Elles étaient aujourd’hui montrées dans les meilleurs musées.
Le photographe travaillait maintenant pour les magazines de mode et les agences de publicité. Il gagnait beaucoup d’argent et en dépensait autant. On l’accusait d’avoir vendu son âme au diable. Il faisait mine de ne pas entendre ou s’en tirait par une pirouette. Ce jour-là, il déjeunait avec un ami. Les deux hommes ne s’étaient pas vus depuis des années :
— On prétend que tu as renoncé au reportage parce que tu avais besoin d’argent.
— As-tu entendu quelqu’un avancer l’idée que, peut-être, j’étais fatigué d’avoir peur ? Après tout, c’est ma tête qui était mise à prix.
— Où cela ?
— En Afrique, si je n’avais pas prévu, et à deux reprises au moins, un avion-taxi capable de se poser en brousse pour quitter au plus vite le pays, je ne serais pas là aujourd’hui. Jamais on ne m’aurait laissé monter dans un avion de ligne.
— Pour quel reportage ?
— La dernière fois pour une série de photos sur les enfants-soldats que l’on drogue avant de les envoyer décharger leur kalachnikov dans les villages, parfois sur leur propre famille. J’avais beau travailler au téléobjectif, il est presque impossible de ne pas être repéré un jour ou l’autre.
— La peur use, c’est ça ?
— Sans décharge d’adrénaline, certains photographes de guerre ont l’impression que leur vie s’arrête. Ce n’est pas du tout mon cas et je n’ai jamais eu besoin d’argent, contrairement à ce qu’on peut dire.
— Et la publicité ?
— À part ergoter sur l’air du temps, que veux-tu que je te dise ?
— Qu’est-ce que tu appelles « l’air du temps » ?
— Une agence de publicité m’avait proposé de prendre en charge les frais de mon prochain reportage. Elle offrait même de me rapatrier en avion sanitaire en cas de besoin. Elle me commandait aussi une photo, une seule, et payait très cher.
— Quel genre de photo ?
— Un autoportrait. On devait me voir en gros plan et en buste, occupé à photographier. On suggérait que j’aie les manches retroussées pour éviter toute méprise sur la marque de ma montre. Bien entendu, on devait aussi voir la guerre. Je devais donc me tenir devant un village en ruine, un camion calciné, un immeuble éventré. C’était au choix. Rien de très particulier, en somme.
— Et alors ?
— Il m’a fallu du temps pour comprendre ce qu’on me demandait vraiment. Je passais quatre ou cinq mois par an en reportage et j’ai toujours une montre au poignet. Pourquoi pas celle-là ?
— Pourquoi pas, en effet.
— Cela n’empêchait nullement les marques d’horlogerie, les joailliers, les couturiers, les chausseurs de luxe et les fabricants de lingerie féminine de faire pression sur les magazines pour qu’on ne publie plus leurs publicités en regard de photos de guerre. J’avais de plus en plus de mal à vendre mes reportages, ce n’est un secret pour personne. Je n’étais pas le seul. Et voici qu’un annonceur faisait appel à moi pour lancer son nouveau chronographe.
— Je ne comprends pas.
— Face à une publicité, l’horreur dessert la montre ou le soutien-gorge. Le luxe devient synonyme de futilité. C’est une sorte d’insulte à la misère. Avec la montre à mon poignet, tout s’inversait. Le reporter n’avait-il pas choisi ce modèle pour sa robustesse, sa précision ? Au cours de leur histoire, presque toutes les grandes firmes horlogères ont conçu des modèles pour l’armée, la marine, l’aviation. Ces montres sont très recherchées. Certains modèles anciens valent beaucoup plus cher qu’une excellente montre neuve.
— En finançant ton travail, l’annonceur te rendait tout de même service.
— Mon premier réflexe a été de penser qu’en effet c’était une façon d’allier bonne conscience et sens des affaires. Pourquoi pas ? Qu’on pose certaines conditions n’avait rien de choquant.
— Tu as pourtant refusé.
— J’ai fini par comprendre que le fabricant de montres ne substituait pas seulement le reporter au reportage, il voulait aussi passer pour un philanthrope. C’était beaucoup.
— Qu’est-ce qui t’intéressait tant dans la guerre ?
— Ça peut paraître outrecuidant, mais les victimes savaient que j’étais là pour témoigner en leur faveur. Autrement, elles m’auraient craché au visage et roué de coups. C’est aussi ce que dit James Natchwey : il n’a jamais fait une seule photo sans l’accord tacite des victimes1.
— Tu regrettes de ne plus partir ?
— Je ne peux obliger personne à acheter mes photos. De surcroît, j’ai eu le temps de prendre conscience de tout ce qu’un reportage ne dit pas. Il m’est arrivé de vouloir montrer ceux à qui profitent les conflits : chefs d’État, généraux, hommes d’affaires, putschistes, mercenaires, marchands d’armes, miliciens, vigiles, agents des multinationales. J’ai photographié les piscines privées, les villas en marbre rose importé d’Espagne, les caméras de surveillance et les barbelés qui les protègent, les meubles de style, les jets d’affaires, les limousines noires à air conditionné, les nuages de poussière qu’elles soulèvent sur les pistes africaines. J’ai fait des dizaines de pellicules pour montrer les costumes et les chemises sur mesure, les cravates roses en soie sauvage, les mains manucurées de certains hommes politiques. Ce n’était pas conforme à l’idée que nous nous faisons du reportage de guerre. On m’a fait comprendre que cela gênerait certains intérêts et compliquerait plus encore la tâche des diplomates. Les photos sont restées dans mes tiroirs.
— Est-ce qu’on ne sait pas tout cela ?
— On ne sait pas à quel point c’est vrai et la guerre ne se résume pas à l’horreur des combats. Quelle que soit la corruption des régimes, la monstruosité des crimes et des exactions, les militaires qui les commettent font vivre des milliers de personnes. Quand les gouvernements ne peuvent plus les payer, ce qui arrive souvent, leurs armes procurent l’essentiel à leur famille, y compris, s’il le faut, pour piller les convois humanitaires. Les rebelles qu’ils combattent, quels que soient leurs commanditaires, font la même chose. Industriels et capitaux ont fui. Les routes sont impraticables ou peu sûres. Les infrastructures sont hors d’usage. Comment penser que les combattants des deux bords renonceront à leur uniforme, à leurs armes, à leur salaire et, en cas de besoin, à leurs rapines ? D’ailleurs, l’un n’exclut pas l’autre. On a beau vouloir être optimiste, il faut bien reconnaître que pour nombre d’hommes, il n’y a pas d’activité plus rentable que la guerre. Et c’est un métier relativement sûr. Dans les conflits modernes, quatre victimes sur cinq sont des civils.
— Et les civils, justement ?
— Dans bien des villes moyennes, la mort a beau rôder, le vol et le viol être devenus monnaie courante, personne ne paie plus ni loyer ni impôts. Les dettes sont épongées. Quand on a besoin d’une voiture ou d’un réfrigérateur, on les vole ou on les fait voler par un spécialiste. Même les enfants sont heureux de ne plus aller à l’école. Dans les grandes villes, les quartiers qui ne sont pas directement touchés sont approvisionnés comme en temps normal. Rien ne manque, y compris les produits de luxe. Les boîtes de nuit sont ouvertes. L’alcool coule à flots et l’on s’enivre de libertés impensables en temps de paix. Il y a autre chose : on a beau savoir qu’il n’en est rien, riches et pauvres paraissent plus égaux : quand leurs intérêts les retiennent sur place, les gros commerçants n’ont plus la même arrogance. Rançonnés par les uns ou par les autres, ils savent que leur situation est précaire, le sort des armes changeant et les alliances fragiles. Dans les zones rurales, la nourriture est acheminée par les ONG. Les personnes les moins favorisées se nourrissent souvent mieux qu’en temps ordinaire. À défaut de toujours y réussir, les organisations humanitaires tentent d’enrayer les épidémies et il est plus facile de trouver un médecin.
— Une façon de vivre au-dessus de ses moyens, c’est ça ?
— Un état de fait auquel tout le monde s’est habitué. Dans bien des conflits, seuls quelques spécialistes et intellectuels étrangers sont encore en mesure de dire qui est l’agresseur et qui est l’agressé. Mais comment verraient-ils ce qui crève les yeux ? Les raisons de se battre sont depuis longtemps obsolètes et les populations ont perdu toute idée des enjeux. Les richesses du pays, et donc le pouvoir, sont devenus le seul enjeu. Parfois, les conflits semblent s’essouffler. Un fragile équilibre s’instaure et personne, à l’étranger, ne voudrait réveiller une guerre endormie. Avec les meilleures intentions, on en vient à se dire que le mieux est encore de ne rien faire. Et, quand il faut absolument agir, ouvertement ou en sous-main, qui peut garantir qu’on choisit le bon camp ? Bien des victoires qui paraissaient justes deviennent monstrueuses. C’est l’une des raisons pour lesquelles les puissances étrangères qui tentent de ramener la paix sont si maladroites et y réussissent si mal. Il n’est pas toujours fondé de critiquer a posteriori la position de telle ou telle puissance : avant de commettre leurs forfaits, les assassins étaient tout à fait fréquentables. Sauf à se voiler la face, certaines formes de corruption elles-mêmes ont une part de légitimité. Si une puissance fournit des aides financières au développement, il n’est pas scandaleux qu’elle exige que les routes, les ponts et les universités qu’elle finance soient construits par ses entreprises. Quitte à ce qu’il s’agisse d’éléphants blancs. Bien entendu, cela ne va pas sans bakchichs et équivaut à reprendre d’une main une bonne part de ce qu’on donne de l’autre mais, si on ne le fait pas, l’argent ira à des firmes concurrentes étrangères. Ce n’est pas ce qu’on attend d’un gouvernement, quel qu’il soit. Les rédacteurs en chef à qui je vendais mes reportages ne s’y trompaient pas. Ils ne s’intéressaient à ces conflits que s’ils pouvaient les présenter comme des guerres oubliées. On ne peut pas leur jeter tout à fait la pierre.
— Est-ce que tu n’es pas devenu terriblement cynique ?
— Que veux-tu que je te dise ? Peut-être le cynisme n’est-il qu’une forme d’usure naturelle.
— Tu parlais des enfants-soldats.
— Personne ne les tirera de là. Ils ne sont pas allés à l’école et ont souvent massacré leurs proches sans imaginer qu’on pourrait le leur reprocher. Ils ne savent rien faire, n’ont aucune envie de changer de vie et ont un besoin pressant de leur drogue. Je souhaite bien du plaisir à ceux qui se mettraient en tête de leur arracher leurs armes. N’oublions pas qu’ils chassent en meute. Tout le monde sait ça dans leur pays. Et personne ne se pose la question de savoir ce qui arriverait si on cessait d’avoir besoin de leurs services. On connaît la réponse : pour récupérer les armes, ce ne sont pas des psychologues qu’on leur enverrait.
1 A War Photographer, un film de Christian Frei, Christian Frei Production, Suisse, 2002.