Passionné par l’histoire des sciences, un physicien s’intéresse aux phénomènes optiques, et plus particulièrement aux mirages. Monge, qui fut le premier, pendant la campagne de Bonaparte en Égypte, à donner une définition scientifique de ceux-ci, ne vit jamais surgir du désert que des oasis et des palmiers. Bien des apparitions, cependant, paraissent si troublantes, tout en s’accompagnant chez les témoins d’un tel luxe de détails, que le physicien en vient à se demander s’il faut bien y voir un excès d’imagination, comme ce fut le cas pendant des siècles, ou si certains phénomènes ne continuent pas à défier nos connaissances.

À la fin du XIXe siècle encore, les marins suédois cherchaient une île qui apparaissait à intervalles réguliers entre les îles d’Åland et d’Upland. Ils en décrivirent cent fois les moindres détails. Du moins cette île, comme les oasis observées par Monge, ressemblait-elle aux îles connues dans les parages.

De même, d’innombrables témoins restèrent sans voix devant un mirage latéral, beaucoup plus rare que la simple réflexion sur une surface plane, mais qui ne devait rien au fantasme, lui non plus :

En septembre 1818, sur le lac Léman, une barque aux voiles déployées venant de la pointe de Belle-Rive faisait route vers Genève. En un instant, elle se dédoubla si bien que l’on vit une seconde barque, en tout point identique, faisant route de Genève vers Belle-Rive. Personne n’aurait été capable de dire laquelle était la vraie. Cependant, l’explication scientifique était très simple : de grandes masses d’air étaient restées à l’ombre des montagnes toute la matinée. D’autres, au-dessus du lac, avaient été chauffées par un soleil très vif. En se heurtant, les deux masses avaient formé un mur vertical sur lequel l’image de la barque était venue se réfléchir.

Le 14 décembre 1869, entre 3 et 4 heures du matin, les Parisiens qui étaient encore éveillés purent observer un mirage supérieur : un phénomène beaucoup plus rare encore que le mirage latéral du Léman. Il ne laisse, lui non plus, aucune place à l’hallucination. Levant les yeux, les Parisiens virent la Seine, le Panthéon, Notre-Dame, le Louvre, les Tuileries et l’Institut se refléter sur le ciel bas. Un miroir dressé au-dessus de Paris n’aurait pas offert une image plus exacte. En se déplaçant vers l’ouest on apercevait, avec la même absolue netteté, la Concorde, la Chambre des députés, les Champs-Élysées et les Invalides. Le moindre reflet jaune des réverbères sur les trottoirs et sur la Seine se retrouvait piqué avec précision dans le ciel.

Bien des phénomènes sont plus complexes. Selon le physicien, la part d’incertitude reste importante. En mai 1837, à six kilomètres environ devant eux dans la plaine algérienne, les soldats du corps expéditionnaire français, commandé par le maréchal Bugeaud, découvrent un lac et une troupe de flamants. Bientôt, les oiseaux commencent à se distordre dans l’air torride. Rien que de très naturel. Cependant, devant les soldats médusés, les flamants se mettent à ressembler à des cavaliers arabes. Le danger paraît si grand que le commandant en chef fait stopper la troupe et dépêche un éclaireur. En réalité, personne n’est capable de décider s’il voit des flamants ressemblant à des cavaliers, ou des cavaliers à qui les déformations donnent des airs d’oiseaux. Lorsque l’éclaireur approche du lac, les jambes de son cheval s’allongent démesurément, ce qui, cette fois encore, paraît naturel. Sa monture n’en cesse pas moins de ressembler à un cheval.

Mais voici que, d’un seul coup, la méprise n’est plus possible : plus un seul flamant à l’horizon et, sur l’immense plaine nue, ce sont bien des cavaliers qui tremblent maintenant dans la lumière. S’apprêtent-ils à charger ? Ou la troupe s’est-elle déjà mise en mouvement ? Rien ne permet de trancher, mais c’est bien la seule incertitude. Pour le reste, tout est clair. C’est alors qu’un épais nuage ramène l’éclaireur à de plus justes proportions, dissipant le lac et les cavaliers arabes.

Rien d’anormal à ce que Bugeaud et ses soldats aient vu des flamants ce jour-là : ils sont fort nombreux dans la région, mais on chercha en vain trace du moindre cavalier à des kilomètres à la ronde. D’où venaient donc ces étranges guerriers dont les combats ultérieurs confirmeront qu’ils n’avaient rien d’imaginaire ? Sans doute même étaient-ils plus nombreux dans la région que les flamants. Et comment affirmer que l’image des flamants et celle de cavaliers ne s’étaient pas succédé au même endroit ? À moins qu’elles n’en soient venues à se superposer ? Un double mirage, en somme.

En juin 1815, à Verviers, en Belgique, c’est toute une armée qui était apparue dans le ciel, et avec un luxe incroyable de détails. Trois habitants reconnurent, sans hésitation possible, des uniformes d’artilleurs. On constata même que la roue d’un affût de canon était brisée. Qui aurait inventé des détails pareils ?

Vingt ans plus tard, dans la région des Mendip, une autre armée apparaissait, dans le ciel anglais cette fois. Les cavaliers avaient dégainé leur sabre et avançaient, tantôt au trot, tantôt au galop. On les vit manœuvrer, défilant en rangs ou par files. La précision des images était telle qu’on distinguait jusqu’au détail des étriers et des brides. Le spectacle se reproduisit les jours suivants et, à Bristol, on ne parla plus que de cet étrange phénomène. Si le mot de mirage revint dans toutes les conversations, personne, pas plus qu’à Verviers, ne fut capable de dire où se trouvait la troupe observée dans le ciel1.


1 Camille Flammarion, op. cit.