L’homme faisait les cent pas en attendant l’autobus lorsque la jeune femme assise sous l’abribus se redressa. Un taxi frôlait le trottoir. Elle leva le bras, pointa l’index de sa main gantée, se déploya en hurlant un « heps ! » strident et se jeta vers la chaussée avec tant de force et de gaucherie qu’elle aurait été heurtée de plein fouet si le chauffeur n’avait anticipé son mouvement.
Dans l’air froid, le filet de vapeur blanche du taxi qui s’éloignait, le parfum de l’inconnue mêlé aux relents d’essence brûlée, le reflet des guirlandes de Noël sur la carrosserie noire, la chevelure blonde dans la lunette arrière, tout, soudain, rappela à l’homme la féerie des voyages en taxi dans le Paris de sa petite enfance. Il était encore fréquent que les chauffeurs des G7 Renault à marchepied et carrosserie rouge et noir portent une blouse grise, parfois une casquette bleu marine à visière luisante, et qu’ils parlent français avec un accent russe.
Qu’une inconnue suffise à faire surgir un petit pan d’enfance en s’engouffrant dans un taxi n’avait rien d’incompréhensible. Cependant, le faisceau d’analogies s’élargissait si vite, il découvrait un champ d’exploration si vaste que l’homme se demanda pourquoi un souvenir aussi heureux paraissait soudain si encombrant. Était-il trop fastueux pour cette fin d’après-midi d’hiver ? Ou trop lointain pour que l’homme ne soit pas inquiet à l’idée de traîner, peut-être jusqu’au soir, une nostalgie aussi stérile ?
Le compteur extérieur — on disait alors « taximètre » — des vieux G7, actionné par le chauffeur après qu’il avait ouvert sa vitre, passé un bras à l’extérieur et abaissé le petit drapeau métallique indiquant qu’il était libre, le déclic des rouages à chaque passage au chiffre supérieur — lorsqu’on autorisait l’enfant à s’asseoir à côté du chauffeur — étaient beaucoup plus qu’une invitation à ouvrir les yeux, c’était une aventure. Il arrivait que l’expédition promît beaucoup plus qu’elle ne tenait. L’homme se souvenait de sa rage lorsque le chauffeur coupait les Champs-Élysées au lieu de les remonter, ne laissant qu’un bref instant pour contempler la perspective et l’Arc de triomphe. De même, sur les grands boulevards, c’était chaque fois la même jubilation lorsque l’enfant apercevait le Sacré-Cœur dans le prolongement de la rue Le Peletier et l’église de la Trinité dans celui de la rue de la Chaussée-d’Antin. Mais l’apparition, certains jours, était si brève que le petit passager se sentait frustré, presque offensé : pour rejoindre le domicile familial, bien des chauffeurs n’empruntaient-ils pas la rue Le Peletier sur toute sa longueur ?
L’homme s’était longtemps étonné d’une époque de sa vie où les monuments parisiens n’avaient pour lui aucune histoire, aucune patine, tout en lui procurant un plaisir aussi vif. Comme au jeu de cache-cache, leur seule fonction semblait consister à surgir où l’enfant les attendait. L’homme se demandait si le bonheur de reconnaître la Madeleine, l’église Saint-Augustin ou le dôme des Invalides, n’était pas le premier degré du plaisir esthétique. L’acuité du regard ne viendrait que beaucoup plus tard, si elle venait jamais, et elle devrait compter avec une usure contre laquelle il n’y avait pas toujours de recours : certains monuments sont condamnés à être reconnus sans avoir été jamais regardés.
C’est dans cet état d’esprit qu’un soir de pluie l’homme avait découvert avec tristesse que la place de la Concorde et ses fastes, avec ses dizaines de réverbères se multipliant à l’infini sur les pavés et les trottoirs luisants, avaient, presque seuls, conservé à ses yeux un capital d’émerveillement intact. Pour l’enfant, le plus enivrant consistait à aborder la place en venant des Champs-Élysées pour s’engouffrer rue Royale, ou encore à déboucher de la rue de Rivoli pour remonter les quais de la Seine en direction du Louvre. Dans les deux cas, le périple équivalait à un tour presque complet de la place après deux virages pris à grande vitesse. C’était assez pour qu’il imagine un circuit automobile. Bien des années plus tard, la déchirure soudaine du ciel, l’espace qui s’ouvre d’un seul coup sur la place, et d’où que l’on vienne, engendreraient encore chez l’homme un reste de stupeur irraisonnée. Elle rappelait le petit vertige qui saisit, faute de tout repère, quand on débouche sur le pont d’un navire en haute mer.
L’homme n’avait jamais oublié non plus ce que sa sensualité devait à ces vieux taxis que les pénuries de l’après-guerre maintenaient seules en service. Sur le marchepied, les passagers devaient se courber et faire deux petits pas pour accéder à la banquette : passé la portière, un espace était dévolu aux deux strapontins qui se déployaient sous la vitre coulissante séparant chauffeur et passagers. La banquette était aussi basse que profonde. En s’y laissant tomber, les femmes découvraient leurs genoux gainés de nylon, parfois plus : question de longueur de jupe, de savoir-faire, de style. À cet égard, le petit garçon savait très bien, depuis son strapontin, ce qu’il pouvait espérer à la faveur des courbes et des cahots. Ce n’était évidemment pas la seule raison pour s’entêter à utiliser un siège d’appoint quand il restait de la place sur la banquette : surélevé, le strapontin permettait seul à un enfant d’observer la vie des trottoirs.
Son odorat était-il plus aiguisé ? Les parfums plus entêtants ? Ou le velours taupe qui capitonnait les sièges, le plafond et les portières, retenait-il particulièrement bien les odeurs ? Les parfums, dont il apprendrait qu’ils étaient signés Caron, Coty, Patou, l’aristocratique « 5 » de Chanel, « Arpège » de Lanvin, les bâtons de rouge à lèvres et les poudriers, dont les femmes faisaient alors un usage systématique avant d’arriver à destination, laissaient leur sillage dans l’habitacle au même titre que le tabac gris et le miel des cigarettes américaines que l’on fumait aux abords des Champs-Élysées. En hiver, quand les vitres étaient restées longtemps fermées, on pénétrait ainsi dans une intimité très troublante qui tenait autant du cabinet de toilette que des transports publics.
L’homme se souvint à quel point sa mère avait horreur du velours encore tiède. Elle pestait contre les relents de cigare, tandis que certains parfums lui « levaient le cœur » : été comme hiver, elle baissait toute grande la vitre dans un souci de salubrité familiale en agitant la main devant son nez. Lorsque la famille se rendait en banlieue, le dimanche après-midi, pour rendre visite à une vieille tante, l’enfant, exactement à l’inverse de sa mère, avait l’impression de descendre du taxi tout auréolé de ce luxe et du sillage odorant provenant tout droit des beaux quartiers. Sans doute n’était-il pas très loin de la petite vanité qu’il afficherait si volontiers, adolescent, en annonçant sa qualité de Parisien, comme un adulte se targuant d’un titre ou d’une décoration. Passé les boulevards des Maréchaux, en tout cas, l’enfant se sentait dégrisé d’un seul coup : une odeur de chou-fleur et la prolifération des loulous de Poméranie déféquant sur les trottoirs lui rendaient la grisaille de la banlieue plus insupportable encore.
Longtemps, l’enfant pensa que la manière dont sa mère hélait les taxis n’appartenait qu’à elle. Il apprendrait dans les salles de cinéma qu’il s’agissait d’un tic propre à toute une génération, au même titre que la grimace à la Humphrey Bogart qu’avaient les hommes en allumant leur cigarette. Engagée sur la chaussée, et non sans risque, elle tenait les pans de son manteau croisés sous la taille et légèrement relevés, mais non boutonnés, déjà prête à s’asseoir. Sa main libre était agitée d’un geste frénétique et comminatoire, celui qu’ont les femmes pour hâter le séchage de leur vernis à ongles. Bien des années plus tard, l’homme crut trouver dans les salles obscures la preuve formelle que ce geste était né avec les robes courtes, les bijoux en strass et les cheveux à la garçonne des années vingt. Il le retrouverait jusque dans les films des années cinquante, et très loin de Montparnasse et de Broadway. Après quoi, inexplicablement, les femmes paraîtraient toujours moins pressées au bord des trottoirs.
L’homme se demanda quand avaient bien pu disparaître les derniers G7 rouge et noir. S’il se remémorait les moindres détails de l’aménagement intérieur, y compris le petit levier chromé ouvrant la portière — et si dur à manœuvrer pour l’enfant puisqu’il était conçu pour être tiré depuis la banquette et non poussé depuis le strapontin —, les adultes, hormis les femmes et leurs genoux, n’avaient aucune place dans ses souvenirs. Entre l’impatience de ses parents, qui s’énervaient de ne pas être déjà arrivés, et son bonheur dans le luxe du velours odorant, il comprenait qu’une frontière intime se dessinait et il pressentait qu’elle délimitait l’enfance de l’âge adulte. Elle n’en restait pas moins assez nette dans ses souvenirs pour que, certains jours, lorsqu’il voyageait seul, l’homme comprît combien sa destination, et ce qu’il lui faudrait dire en arrivant, supplantaient jusqu’au goût de regarder autour de lui. Il devait bien convenir que toute une opulence s’était évanouie.
L’autobus approchait. L’homme fit signe au conducteur, composta son billet et s’installa sur la banquette arrière. Sur les flancs de l’autobus, il avait eu le temps de reconnaître l’affiche d’un film sorti quelques jours plus tôt sur les écrans parisiens. Elle montrait un jeune capitaine, de dos et de trois quarts, pointant ses jumelles vers un objectif invisible. L’officier portait une capote kaki. Si, sur la photo, le képi ne permettait pas de décider à quelle arme il appartenait, l’homme avait passé assez de temps sous les drapeaux pour savoir que l’uniforme datait : la martingale de la capote avait depuis longtemps disparu au profit d’un pli creux. De même, l’épais drap de laine avait été remplacé par une gabardine plus élégante.
C’est à cet instant qu’au fond de l’autobus l’homme se souvint d’un petit paletot bleu marine qu’il avait longtemps porté enfant. Le vêtement était pourvu d’une martingale boutonnée, exactement comme l’était celle du capitaine sur l’affiche. Lorsque sa mère se penchait pour nouer sa petite écharpe, elle en profitait pour ramasser la largeur excédentaire du vêtement en répétant : « le pli de la martingale ». L’expression parut toujours obscure à l’enfant, mais elle était assez étrange pour qu’il ne l’ait jamais oubliée. Or, en apercevant l’affiche, l’homme venait de vérifier à son insu ce qu’il savait depuis son service militaire : les capotes d’uniforme étaient parfaitement ajustées dans le dos. Depuis l’enfance, il n’avait donc jamais eu l’occasion d’entendre évoquer le « pli de la martingale ».
Le détail paraissait futile, mais l’homme devinait confusément qu’il n’était pas anodin : la couturière qui avait confectionné son petit paletot n’avait-elle pas utilisé un patron ? Les revues de couture qui publiaient ces patrons ne s’inspiraient-elles pas de ce qu’on voyait dans la rue ? « L’armée sacrifie plus souvent qu’on ne pense à la mode », pensa l’homme. Si l’on exceptait la révolution du pli creux, vieille d’une quinzaine d’années, et le passage du calot au béret, qui datait de trois décennies, l’intendance semblait avoir une préoccupation constante : procéder avec assez de retard, et de parcimonie, pour laisser croire qu’elle ne concédait rien. L’homme savait de quoi il parlait : son contingent avait été le premier à porter des pantalons plus larges de deux ou trois centimètres, sacrifiant, mais très discrètement, à la mode des « pattes d’éléphant ». Les tailleurs militaires rectifiaient ainsi l’engouement précédent pour les pantalons dits « tuyaux de poêle ». L’intendance avait donc eu tout le temps de réduire de même, et à son gré, l’ampleur des capotes, trop heureuse d’économiser le tissu.
Cependant, une question pointait déjà : son père ayant été réformé, auprès de qui sa mère avait-elle pu apprendre une expression aussi insolite que « le pli de la martingale » ? L’homme se souvint d’un ami de la famille. On le disait haut gradé dans l’administration des douanes. Enfant, il avait toujours nourri à son égard une hostilité inexplicable et si radicale qu’elle n’échappait à personne, surtout pas à sa mère : cent fois, celle-ci avait supplié son fils d’être plus aimable, y compris sous peine de sanctions. Bien qu’il n’ait jamais vu le douanier en tenue, l’enfant, lors de vacances en Suisse avec ses parents, avait eu l’occasion d’apercevoir plusieurs fois la vareuse bleu marine et le pantalon à bandes rouges au poste frontière. Avec un étrange pincement à l’estomac, l’homme, dans l’autobus, pensa que les douaniers portaient nécessairement une redingote en hiver et qu’il était difficile d’imaginer celle-ci sans martingale. Il crut même se souvenir de boutons en acier quand les uniformes de l’armée de terre, à l’exception du train, étaient pourvus de boutons dorés.
Une petite angoisse s’était mise à vriller son estomac. L’homme se sentait menacé et désorienté. L’impression tenait autant aux soupçons qu’au temps écoulé. Sa mère n’était-elle pas morte depuis dix ans ? Il s’était passé trente ans depuis son service militaire et quarante-cinq depuis l’époque du petit paletot bleu marine. Certes, les éléments à décharge ne manquaient pas : comment affirmer que sa mère ne tenait pas l’expression « le pli de la martingale » de la couturière ayant confectionné son petit paletot d’enfant ? « Aux assises, se dit l’homme, aucun jury ne condamnerait sur des preuves aussi futiles. »
Il ne parvenait ni à conclure ni à passer outre. Son indécision, il le sentait bien, relevait d’une prudence instinctive : il n’y avait pas lieu de revisiter l’histoire familiale. Ça n’était ni opportun ni décent et, en tout cas, ce n’était pas le moment. Il y avait autre chose : son ancienne haine à l’égard du douanier semblait indiquer qu’il avait su à son égard infiniment plus de choses que l’adulte ne se le rappelait. En tout cas, sa véhémence, à des décennies de distance, l’étonnait encore. Pourquoi une telle hargne chez un enfant quand l’ami de la famille ne manquait pas une occasion de lui apporter des bonbons et de lui caresser la tête ? Il y avait enfin ceci : l’homme aurait beau faire, rien ni personne n’infirmerait ni ne confirmerait plus quoi que ce soit. C’est seul qu’il lui faudrait se frayer un chemin parmi ces signes à demi effacés.
Un instant, le passager eut l’étrange idée que les morts n’étaient pas morts puisqu’ils pouvaient occuper à ce point l’esprit des vivants. Les vivants, eux, restaient bien, et sans défense, les jouets du passé. Dans l’autobus, l’homme sentait monter une désillusion froide, celle qui émerge des strates les plus profondes et éclate sans raison, comme si une étrange solitude continuait à suinter de la plus lointaine enfance, associée au souvenir de l’impuissance dans un monde d’adultes.
D’ailleurs, les signes illisibles se multipliaient déjà. Où allait donc sa mère, lorsque, derrière les voilages du salon, il l’observait, le jeudi après-midi, qui guettait un taxi sur le trottoir d’en face ? À l’intention de qui se passait-elle plusieurs fois la main dans ses cheveux blonds comme il la voyait faire, derrière la lunette arrière du taxi, à peine s’était-elle installée sur la banquette ? Pourquoi était-elle toujours si pressée ? Lorsqu’elle s’avançait sur la chaussée en agitant frénétiquement la main de son geste familier, pourquoi prenait-elle le risque de se faire renverser par une voiture, ou par le taxi lui-même ?
L’homme regarda autour de lui. Les passagers lisaient leur journal, écoutaient leur baladeur, consultaient leur téléphone portable ou laissaient leur regard glisser sur les trottoirs. Ils semblaient ne rien voir hormis les visages des passants virant du bleu au rose, et du jaune au vert, au rythme des guirlandes de Noël qui clignotaient dans les vitrines d’un grand magasin. L’homme se mit à envier cette foule qui n’avait qu’à se laisser porter. Il avait beau se répéter que ses parents avaient toujours donné l’impression de s’entendre, qu’il n’avait jamais eu à souffrir par leur faute, c’était plus fort que lui : rien ne pouvait faire qu’il ne se sentît trahi. Il y avait plus insidieux : il se sentait trompé. « Tout de même, se dit-il, c’était ma mère » mais, à sa propre stupéfaction, il comprenait qu’en approchant celle-ci on retirait quelque chose à l’enfant. Étrangement, c’est le petit garçon au paletot à martingale qui réclamait rétrospectivement son dû. L’homme avait beau comprendre à quel point c’était ridicule, il n’avait pas la moindre envie de rire.
Sans doute l’approche des fêtes n’était-elle pas étrangère à cette sensation d’être dépossédé : bien au-delà des guirlandes, des rubans des cadeaux, des lumières de Noël, il n’avait jamais pu s’empêcher d’entrevoir déjà les sapins qui perdent leurs aiguilles sur les trottoirs parmi les poubelles. Sur son siège, tout en regardant la foule et les dizaines d’enfants que l’on tenait par la main, de peur de les perdre aux abords des vitrines animées, l’homme se souvint qu’un curieux malaise préexistait aux soupçons qui venaient de se faire jour dans l’autobus. Peut-être même ce malaise n’attendait-il qu’une occasion de se cristalliser : lorsque la jeune femme s’était jetée vers le taxi, quelques minutes plus tôt, l’homme, pendant un instant fulgurant — et par un étrange phénomène de dédoublement, comme il arrive qu’on s’aperçoive déambulant dans son propre rêve —, s’était senti jaloux de ne pas être l’objet de cette hâte juvénile, généreuse et si spontanée. Sa frustration avait atteint son apogée quand il avait aperçu les cheveux blonds de l’inconnue dans la lunette du taxi qui s’éloignait. Ni le mot « frustration » ni le mot « jalousie » n’étaient tout à fait appropriés. Il n’empêche : sous les guirlandes de Noël, tandis qu’il faisait les cent pas en attendant l’autobus, l’homme avait ressenti un bref déchirement. Sur le trottoir, il n’avait pas eu le loisir de s’interroger très longtemps sur cette jalousie sans objet : à peine le taxi venait-il de tourner à l’angle de l’avenue que le souvenir des vieux G7, et tout ce qu’ils drainaient encore dans sa mémoire, avait donné l’impression de tout submerger.