a) Un homme se souvient avoir longtemps observé un cul-de-jatte sur un quai de la station de métro Corvisart, sur la ligne n° 6, Étoile-Nation par Denfert-Rochereau. Immobile dans son fauteuil roulant, il contemplait le va-et-vient des trains avec une curiosité et une intensité tout à fait incompréhensibles. Combien de temps restait-il ainsi ? Deux ou trois fois, faisant mine de lire son journal, l’homme s’était attardé sur un banc pour mieux l’observer. Il n’avait jamais vu l’infirme monter dans une rame. Le cul-de-jatte ne venait-il que pour regarder passer les trains ?
Les deux hommes habitaient le même quartier. Ils se connaissaient de vue. Un jour, le passager s’était décidé à l’interroger. L’infirme expliqua qu’il avait tenté de se suicider quelques années plus tôt en se jetant sous une rame, à l’endroit même où ils se tenaient tous deux. Il s’y était très mal pris. Depuis lors il revenait sur le quai deux ou trois fois par mois sans savoir au juste ce qu’il venait voir. Ses visites lui semblaient pourtant fort utiles : en dépit du très grand nombre de trains qu’il avait vus arriver et repartir, il n’avait jamais eu la moindre velléité de reprendre les choses où elles en étaient restées. Il se demandait d’ailleurs si, sans les jambes qu’il avait perdues ici même et compte tenu de l’écartement des rails, il ne serait pas beaucoup plus difficile encore de réussir à coup sûr son suicide1.
b) À Malestroit (Morbihan), une femme raconte une aventure plus incompréhensible encore :
En 1939, son mari venait d’être mobilisé. La veille de son départ, elle l’avait aidé à faire sa valise. Au moment de se mettre en route, elle confia leurs enfants de quatre et six ans à une voisine avant de l’accompagner à la gare. La gare se trouve en dehors de la ville. À mi-chemin, en pleine campagne, au pied d’un grand chêne, son mari s’était ravisé :
— Inutile que tu viennes jusqu’à la gare, avait-il décrété. Évitons les mouchoirs et les larmes qui ne servent à rien. Embrassons-nous ici, retourne chercher les enfants et rentre à la maison. C’est ce qu’il y a de mieux à faire.
La femme n’avait pas insisté. Cependant, pendant des années, tant que son mari était resté prisonnier en Allemagne, ce fut toujours plus fort qu’elle : elle ne pouvait s’empêcher de prendre les enfants par la main et, chaque fois que possible, de les entraîner jusqu’au pied du grand chêne.
— Aujourd’hui encore, je suis incapable de comprendre ce qui me poussait, explique-t-elle. Quant aux enfants, ils prétendaient que c’était très loin, qu’ils étaient fatigués et qu’il n’y avait rien à voir au pied du chêne2.