À l’instar de Primo Levi, un ancien déporté découvre peu à peu, dans les années de l’après-guerre, toute la violence et la grossièreté de l’allemand appris dans les camps. Persuadé, comme bien des détenus sélectionnés pour le travail, qu’il augmentait ses chances de survie en comprenant le langage des SS et de la Wehrmacht, il s’était efforcé de retenir chaque jour quelques mots nouveaux. Or, ce qu’il voit maintenant sur le visage de ses interlocuteurs a tout de l’effarement. Que son métier l’amène à voyager en Allemagne, ou qu’il s’entretienne à l’étranger avec des touristes allemands en âge d’avoir porté l’uniforme, les réactions sont chaque fois les mêmes : on l’écoute d’abord avec incrédulité, en espérant avoir mal compris. Après quoi les visages se décomposent tandis que s’installe un pesant silence. Certes, son accent n’a rien d’allemand et il comprend que c’est ce qu’il y a de plus dérangeant pour ses interlocuteurs. Avec un accent bavarois, les mêmes expressions n’auraient entraîné qu’un haussement d’épaules accompagné, peut-être, d’un sourire de connivence et en tout cas bienveillant, comme on réagit aux propos d’un ivrogne avant de s’en détourner. Au lieu de quoi l’homme découvre que bien des expressions n’avaient cours que dans les camps. Dans sa bouche, la langue se transforme donc en arme offensive, exactement comme s’il retournait une mitrailleuse contre ses servants : aucun Allemand ne parlerait à son chien en des termes aussi injurieux.

— Je disais des choses que je n’aurais pas dû dire, comme quelqu’un qui aurait appris l’italien dans un bordel, note pour sa part Primo Levi évoquant l’allemand appris de la même façon et à la même époque1.


1 Ferdinando Camon, Conversations avec Primo Levi, Gallimard, Paris, 1991.