— Voici votre petite tenue. Je la pose sur la chaise. Pas besoin de nouer la brassière dans le dos, il faudra peut-être vous la retirer. Quand vous sortirez de la douche, enfilez les chaussons stériles et n’oubliez pas de mettre le bonnet. Surtout, vous vous nettoyez bien les parties génitales et la zone anale. N’oubliez pas le nombril et le pli interfessier. Même chose entre les doigts de pied. Sous la douche, vous commencez par vous mouiller. Quand vous êtes bien mouillé, vous fermez le mitigeur. Vous vous frottez alors en quatre temps sans lésiner sur la Bétadine : d’abord les cheveux et le visage. Insistez bien sur les cheveux. Ensuite, le buste, puis les parties génitales et la zone anale et, pour finir, les jambes et les pieds. Il faut frotter jusqu’à ce que la mousse devienne blanche. Surtout, vous ne vous rincez pas tout de suite. Il faut laisser agir la Bétadine. Quand la mousse est bien blanche, et que vous vous êtes bien frotté, attendez encore une minute ou deux avant de rouvrir le mitigeur. Pas besoin de trop vous rincer. Juste un petit peu pour enlever la mousse. Quand vous serez revenu de la douche, vous vous recouchez et on viendra vous chercher. La montre, le portefeuille, les bijoux si vous en avez, vous me les donnez. On met ça en sécurité dans le bureau des infirmières. On a eu des vols. C’est malheureux, mais c’est comme ça. Vous n’avez pas froid ? Autrement, on peut pousser un peu le radiateur. Si vous devez aller aux toilettes, faites-le avant la douche. Votre femme a-t-elle un portable ? Alors vous me donnez son numéro. Parfait ! Les lunettes, vous les mettez dans le tiroir de la table de nuit. Vous n’avez pas pris d’aspirine depuis moins de soixante-douze heures, j’espère ? Autrement, vous le signalez à l’anesthésiste. Pour les traitements en cours, vous avez dû voir ça avec le médecin lors de la visite préopératoire. Bon. Très bien. La préparation s’est faite sans problème ? Aucune douleur nulle part ? C’est sûr ? Parfait. Vous êtes bien à jeun, n’est-ce pas ? Rien mangé avant de venir ? Même pas un petit croissant ? Bien. L’admission me dit qu’elle a le nom et l’adresse de votre mutuelle mais pas votre numéro. Bon, c’est pas grave, votre femme verra ça quand elle viendra vous chercher. Quand on vous remontera du bloc, on vous apportera des biscottes et une boisson chaude. Thé ou café ? Je note. Si vous êtes enrhumé, dites-le à l’anesthésiste. Ça peut être utile en cas d’obstruction nasale. Sous la douche, fermez bien les yeux, ça peut piquer. Inutile de rapporter le flacon de Bétadine dans la chambre. Vous le laissez sur la tablette de la douche pour le suivant. Ma collègue va vous apporter des serviettes propres. Surtout, vous n’utilisez pas celles-là (elle montre le petit lavabo), il faudrait tout recommencer. Après la douche, pas besoin de rapporter les serviettes. Laissez-les dans la cabine avec le flacon de Bétadine. La fille de salle nettoie tout à fond. Vous avez tout ce qu’il vous faut ? Pas de question à me poser ? Bon, j’espère n’avoir rien oublié. Vous m’avez bien dit café, n’est-ce pas ? Parfait, c’est noté. Je vous laisse.

L’homme aurait aimé demander à quelle heure était prévue l’intervention, mais l’infirmière venait de refermer la porte. Pour le reste, il essaierait de se souvenir des recommandations en temps voulu. Que la clinique ait le numéro de portable de sa femme le rassurait, néanmoins il se demanda si on l’appellerait pour lui indiquer l’heure à laquelle elle pourrait venir le chercher ou seulement en cas d’incident.

Du discours de l’infirmière, l’homme conclut que le mieux était encore de s’allonger en attendant les serviettes. Lui apporterait-on aussi un flacon de Bétadine ? Puisqu’il devait le laisser dans la cabine de douche, il était vraisemblable que le précédent usager en avait fait autant. Mais ce n’était pas certain et il se reprocha de ne pas avoir posé la question. De même, à quoi bon utiliser des serviettes stériles s’il revenait de la salle de douche en parcourant le couloir avec les chaussons ? Il ne voyait pas de solution à ce problème et décida qu’il improviserait en temps voulu.

Par la fenêtre, l’homme découvrait une rue étroite et grise, parallèle au boulevard tout proche. Purement utilitaire, elle ne dévoilait que la face cachée des imposants immeubles haussmanniens du boulevard. On ne voyait donc que les façades ternes, souvent écaillées, sur lesquelles donnaient les entrées de service, les courettes destinées aux poubelles, les fenêtres des cuisines, celles des salles de bains dont le verre dépoli troublait à peine les silhouettes qui s’agitaient devant les lavabos, les petits rectangles oblongs des toilettes et leurs rideaux douteux, les vasistas des chambres de bonne. En tendant l’oreille, on entendait le flux et le reflux des autos, au gré des feux tricolores sur le boulevard.

Dans la petite rue, la façade en verre et acier de la clinique faisait donc figure d’intruse et, si on avait tout lieu de vouloir dissimuler l’intimité des habitants aux passants du boulevard, cette pudeur devenait comique dès lors que les pensionnaires de la clinique n’avaient rien d’autre à observer. À intervalles réguliers, une minuterie allumait la colonne d’ampoules jaunes et nues d’un escalier de service. En ce milieu d’après-midi d’hiver, les taches lumineuses commençaient à s’incruster sur le trottoir. Avec la sortie des classes, les rectangles des toilettes ne s’éteignaient ici que pour se rallumer ailleurs, et à un rythme de plus en plus soutenu. Au troisième étage, une jeune femme s’activait, seule dans sa cuisine. L’homme n’apercevait que son buste mais, aux mouvements répétés du visage et des bras, à la fixité du regard, il conclut qu’elle s’affairait devant son évier. Sans doute faisait-elle la vaisselle, à moins qu’elle n’épluchât des légumes. L’homme se dit qu’il était un peu tard pour la vaisselle du midi, et un peu tôt pour l’épluchage des légumes. Imaginer une cuisine en désordre gâchait un peu l’idée qu’il se faisait de ce spectacle. Il s’efforça de gommer cette idée pour se demander plutôt pourquoi cette scène paraissait si déchirante. C’est à cet instant que l’homme, pour la première fois, se sentit oppressé.

Son anxiété ne devait rien à l’intervention proprement dite, d’ailleurs bénigne. L’anesthésie générale, elle non plus, ne lui valait aucune appréhension particulière. Le chirurgien, lorsqu’il viendrait lui rendre visite après son réveil, serait aussi vague que possible. Sauf à se fier à ses intuitions et à son expérience, ce qui n’était pas dans ses manières, il attendrait les résultats d’analyses pour se prononcer. Avant de s’inquiéter, l’homme avait donc du temps devant lui et il avait appris à compartimenter les semaines, les jours, les heures même, en autant de petites niches étanches où se retrancher chaque fois que nécessaire.

C’est donc tout naturellement que l’homme en vint à se demander si la rue, et le fait que cette dernière soit purement utilitaire, réservée aux livraisons, au personnel de maison et aux professionnels du dépannage, n’étaient pas pour beaucoup dans sa sensation d’oppression. Parcourant souvent le boulevard à pied, il avait le sentiment d’être passé par inadvertance de « l’autre côté ». Il s’agissait donc moins d’inquiétude que d’une absence de perspective, au sens propre comme au figuré. Tout cela était un peu confus, mais comment récuser une idée que les apparences corroborent à ce point ?

C’est à cet instant que l’homme comprit à quel point, de l’autre côté de la rue, l’inconnue dans sa cuisine s’était mise à peser, elle aussi. Dans l’éloignement, la jeune femme avait tout d’une petite comète qu’on a longtemps de bonnes raisons de croire fixe en raison de la tangence de sa trajectoire. Cependant, passé son point d’inflexion, on réalise un peu mieux chaque soir qu’elle s’enfonce dans les profondeurs de la galaxie et ne sera pas visible une seconde fois au cours d’une vie. L’idée que l’inconnue pourrait être elle-même en proie à un immense désarroi avait beau sembler logique, voire vraisemblable, elle n’en demeurait pas moins inconcevable aux yeux de l’homme : malheureuse, déchirée au plus profond d’elle-même, la jeune femme n’en serait pas moins apparue au plus haut point innocente, inatteignable, protégée par la distance abyssale de la rue.

L’homme se dit qu’il aurait tout donné pour regarder sa propre femme éplucher ainsi des légumes, libérée comme l’inconnue de tout ultimatum. En pensée, il imaginait même, et avec un bonheur tout à fait paradoxal, la perspective d’une longue soirée triste, comme il arrive aux couples les plus unis d’en passer, parce que le monde, décidément, pèse trop ces soirs-là. Du moins la charge est-elle répartie sur quatre épaules. Inexplicablement, c’est ainsi qu’il voyait la nuit se resserrer autour de l’inconnue et de son compagnon invisible. Sans doute devait-il cette vision aux murs nus de la cuisine, à la lumière crue de l’abat-jour en métal émaillé, à la vacance de cette pièce, en dépit de l’affairement de la jeune femme, à quelque chose de têtu et de grave aussi dans son attitude. Mais, de toute évidence, son compagnon, mari ou amant, ne pouvait pas être très loin et, une fois encore, une image apaisante venait tempérer cette perspective : celle d’une fuite à deux dans le sommeil, la chaleur d’un corps ami et, plus que tout, l’assurance d’un arrière-pays préservé, tel qu’on le découvre dans les peintures de la Renaissance, et vers lequel se diriger à deux. C’est le réconfort de ce lointain qui, pour l’homme, semblait maintenant se dérober.

On frappa à la porte. Une infirmière entra sans attendre la réponse et déposa les serviettes sur la chaise, au-dessus de la petite pile de linge stérile en papier bleu. « Voilà », annonça-t-elle avant de ressortir. L’homme se leva, ôta cravate et veston et les suspendit dans la penderie. Il délaça ses chaussures, enferma ses lunettes dans le tiroir de la table de nuit et vérifia la petite pile de linge. À sa grande surprise, il découvrit quatre chaussons : une réponse claire à la question qu’il se posait concernant le retour dans le couloir. En dépit de sa capacité à ne pas se projeter trop en avant, et puisqu’il ne souffrait pas, l’homme sentait bien que, pour l’heure, ce qui était menacé c’était sa propre innocence, et avec elle sa capacité à regarder d’un œil serein autour de lui. Il se dit qu’il avait toujours considéré la maladie en termes de souffrance, jamais, comme il en sentait maintenant la menace, tel un voile opaque tiré sur le monde.

À cet instant, seule le rassurait un peu la certitude que le chirurgien, même si sa conviction venait à être faite, ne dirait rien ce jour-là. Mais il n’était pas certain non plus, pour peu qu’on insistât un peu, et à défaut d’être formel, qu’il ne livrerait pas au moins son sentiment après l’intervention. L’homme désirait-il être fixé au plus vite ? Il ne le croyait pas et cette indécision était lourde, elle aussi, puisqu’il y voyait un manque de courage. La porte de la penderie était restée ouverte. Un instant, l’homme demeura assis sur le lit à regarder son veston qui continuait à se balancer sur la tringle. Lorsque la veste s’immobilisa, l’homme fit tout pour chasser au plus vite l’image de ce vêtement veuf et referma la porte de la penderie.

Dans la cabine de douche, le flacon de Bétadine se trouvait bien sur la tablette, comme l’homme l’avait imaginé. Bien qu’il n’y eût là aucun mystère, il s’étonna de la logique des quatre phases du savonnage et comprit qu’il n’était pas superflu de rappeler leur ordre aux patients. Il sortit de la douche avec ses vêtements sur le bras et ses chaussures à la main. Dans la chambre, il s’allongea et enfila les chaussons propres, abandonnant au pied du lit ceux qu’il avait utilisés pour regagner la chambre. De l’autre côté de la rue, la cuisine était maintenant éteinte mais, par sa porte restée ouverte, l’homme apercevait, dans la perspective d’un couloir sombre, les lumières des commerces et les éclairs jaunes, rouges et verts annonçant la circulation du boulevard. En regagnant les pièces principales, l’inconnue venait donc de retrouver le monde d’innocence pure auquel elle appartenait de toute évidence. Ces éclats de lumières lointaines n’appelaient aucun commentaire et l’homme ne désirait pas plus s’appesantir sur cet aspect de sa situation personnelle que sur l’image du veston dans la penderie. Il n’en eut pas le temps : il tendait la main pour attraper le magazine apporté à tout hasard, et abandonné sur le fauteuil, lorsque le brancardier frappa à la porte. Il entra sans attendre la réponse.

C’était la troisième fois que l’on forçait sa porte. L’homme avait beau savoir que c’est l’usage dans les établissements médicaux, un mouvement d’humeur se fit jour en lui qu’il se garda bien d’exprimer. Bizarrement, le mot « symptôme » s’était mis à résonner de manière étrange. Sans doute avait-il raison de penser que sa brassière en papier, ses jambes nues, son bonnet et ses chaussons étaient pour beaucoup dans cette familiarité. Il se demanda si on n’avait pas commencé à le réduire à l’énoncé d’un symptôme dès son accueil à la réception. En dépit du « Monsieur », il avait cru déceler un peu du ton autoritaire réservé aux malades, aux vieillards et aux enfants. Il s’amplifie très vite dès qu’on ôte veston et chemise. « Voilà le taxi », annonça le brancardier en poussant son chariot près du lit : une plaisanterie qui, de toute évidence, avait beaucoup servi. Détendre autant que possible les patients en route vers le bloc opératoire devait faire partie de ses attributions.

Allongé sur le chariot et contemplant la laque blanche du plafond au gré des courbes du couloir, l’image d’une piste de ski s’incrusta dans l’esprit de l’homme. Il est vrai que les appliques électriques, le long des murs, dessinaient au plafond de grandes zones d’ombre. Elles contrastaient, comme autant de versants enténébrés, avec les portions de mur éclairées de plein fouet. Dans l’ascenseur, sur l’acier poli du plafond, l’éclairage central, vu sous cet angle, était franchement éblouissant. L’homme dut détourner la tête tandis que le brancardier expliquait qu’il n’avait plus aucun « client » à descendre au bloc ce soir-là. « Comme ça, ils auront tout le temps de prendre bien soin de vous », expliqua-t-il. Après quelques soubresauts, dont le brancardier tint à s’excuser à la sortie de l’ascenseur, la glissade reprit, et à un rythme accéléré en raison de la largeur accrue des couloirs. À son aveuglement soudain, beaucoup plus violent que dans l’ascenseur, l’homme comprit que le chariot venait de s’immobiliser sous le plafonnier du bloc. Le chirurgien était déjà masqué. Il dit « bonjour » et demanda si tout allait bien. L’homme trouva la question un peu étrange, mais répondit « oui ».

L’anesthésiste souhaita « bonjour » lui aussi. L’homme se demanda s’il fallait y voir de l’humour, au moment où il s’apprêtait à prendre congé de lui, ou si la formule n’était pas destinée à gommer ce qu’un « bonsoir » plus approprié en ce milieu d’après-midi d’hiver aurait pu avoir de sinistre. Lorsque l’anesthésiste se pencha, demandant de tendre le bras droit dans la petite gouttière métallique prévue à cet effet et de serrer le poing, l’homme vit de gros sourcils broussailleux, des lunettes d’acier et la forme d’un nez qui saillait sous le masque bleu. Ce nez paraissait tout à fait démesuré. Détournant le regard, pour éviter l’éblouissement du plafonnier et la vue de l’aiguille qui s’enfoncerait dans sa veine, l’homme aperçut un petit carré d’ombre sur le mur au-dessus de la calotte bleue du chirurgien. Était-ce lié au souvenir de la descente à skis le long des couloirs ? Par une double association d’idées qui l’étonna, ce petit carré lui rappela le morceau de rocher en forme de trapèze que Stendhal regardait intensément au sommet d’une montagne des Alpes, lors d’un duel, et à l’instant précis où son adversaire (à qui il revenait de tirer le premier) avait commencé à le viser. L’homme avait toujours admiré un tel laconisme alors même que cette image, dans l’esprit de Stendhal, faisait figure d’ultime vision du monde.

Fixant le petit carré sombre ainsi que le sommet de la calotte bleue du chirurgien, l’homme fut frappé de n’avoir, à cet instant, aucune réminiscence plus personnelle : on ne pensait jamais aux bonnes choses au bon moment et il sentait bien que cette constatation était elle-même dénuée du moindre intérêt. Seul son trouble excusait des considérations aussi oiseuses. Cependant, le besoin de faire diversion était tel, le temps si bien compté, et les montagnes entrevues dans les couloirs si présentes encore à son esprit, que l’homme eut juste le temps de se convaincre qu’allongé sur le chariot il avait vu les pistes de ski telles qu’on les découvrirait depuis un avion volant sur le dos. L’homme se demanda si, dans cette position, et à une altitude nécessairement élevée, on ne verrait pas aussi un peu de ciel bleu entre les pics enneigés et les ailes de l’avion. Quant à ces dernières, elles apparaîtraient très sombres puisque le ventre de l’appareil recevrait seul le soleil.

L’homme sentit la piqûre et, aussitôt, la brûlure du liquide progressa dans la veine. L’anesthésiste demanda de compter jusqu’à dix. L’homme savait très bien que cela relevait de la gageure. Avec beaucoup de curiosité, et un brin de défi, il n’en commença pas moins à compter.