a) Le poète André du Bouchet marchait beaucoup et ne sortait pas sans un carnet. Un soir d’été, au retour d’une marche en forêt, il ne retrouve plus le carnet relié de cuir dans lequel il note réflexions et bribes de textes. Le lendemain, il refait la promenade à la recherche du carnet : en vain.

Un an se passe. Un jour d’hiver, en Normandie, dans une forêt qu’il connaît bien, il aperçoit un étrange objet au pied d’un arbre et reconnaît le carnet perdu. Il est gonflé d’humidité et en grande partie illisible. Le marcheur le glisse néanmoins dans sa poche et le rapporte à Paris où il le met à sécher sur les rayons de la bibliothèque. Une nuit, un bruit réveille le poète. Il allume et aperçoit un gros papillon de nuit qui se cogne contre les murs : il s’est échappé du carnet boursouflé ayant hébergé cocon et chrysalide1.

Se souvenant de cette anecdote, un lecteur attentif doit bien reconnaître que cette histoire de papillon ne fait qu’encombrer inutilement sa mémoire. En tout cas, lorsqu’il parle de la poésie d’André du Bouchet, il se garde bien d’en faire état. Bien qu’il s’agisse d’un fait avéré, l’homme aurait trop peur que l’anecdote ne prenne des allures de métaphore abusive et un peu niaise. Une métaphore du poète dont les mots, parce qu’ils sont en quête d’une sorte d’absolu, se mettraient à papillonner dans notre conscience, et à tout le moins dans notre mémoire ? Ou une métaphore de la poésie elle-même surgissant à l’endroit et au moment où on ne l’attend pas ? Et celle-ci aurait-elle quelque chose à voir avec la grâce, la beauté d’un papillon ? C’est évidemment ridicule.

Mais, de même, comment le lecteur pourrait-il s’ôter de l’idée que, s’il reste frappé par l’anecdote du papillon, c’est parce que le protagoniste est un poète ? Aurait-il prêté la moindre attention à ce fait si un représentant de commerce avait perdu et retrouvé un vieux carnet de commandes ?

b) En janvier 1962, dans le numéro 188 de la revue Les Temps modernes, un homme découvre un ensemble de poèmes réunis sous le titre « Poèmes du ghetto de Varsovie ». L’un de ces textes s’intitule « L’oiseau ». Il est suivi de la note suivante en bas de page :

« En été 1942 se produisait dans le ghetto un célèbre prestidigitateur. Ce poème d’auteur inconnu a été retrouvé dans les archives de la Commission historique juive. »

Alors âgé de dix ans, et au nombre des deux cents survivants du ghetto, le lecteur des Temps modernes, en effet, se souvient très bien du prestidigitateur. Plusieurs fois, il a vu celui-ci cracher le feu, jongler avec des assiettes et avaler des épées dans les rues surpeuplées tandis que les Allemands, jour après jour, déportaient vers Treblinka ceux qui n’avaient succombé ni à la faim, ni au typhus, ni aux exécutions sommaires. L’illusionniste portait un haut-de-forme. À la fin de la représentation, il soulevait son chapeau pour saluer. On voyait alors une colombe s’en échapper et voleter quelques secondes avant de revenir se poser sur le bras du prestidigitateur.

Ce jour-là, cependant, comme le rapporte le poète inconnu, la colombe ne revint pas. Les spectateurs l’observèrent qui s’élevait de plus en plus haut dans le ciel. Allait-elle se poser sur un toit, sur une cheminée ? Écarquillant les yeux, ils virent l’oiseau infléchir brusquement sa trajectoire et franchir le mur du ghetto avant de se perdre dans les nuages.

Lorsque les passants baissèrent la tête, le prestidigitateur saluait toujours, à demi courbé, son chapeau à la main. Chacun put alors voir qu’il pleurait. Lorsqu’il se releva, l’illusionniste constata, et à sa grande surprise, que les spectateurs silencieux avaient, eux aussi, les joues baignées de larmes.

— L’histoire de cette colombe avait beaucoup frappé mon imagination d’enfant, explique le survivant. Cependant, je n’avais jamais osé en parler. La réalité n’est pas toujours vraisemblable. Il lui arrive de ressembler à un très mauvais conte qu’on ne voudrait pas même raconter à un enfant. La revue Les Temps modernes elle-même n’a-t-elle pas éprouvé le besoin de préciser que cette histoire de colombe ne devait rien aux élucubrations d’un poète ?


1 André du Bouchet, Carnets 1952-1956, choix et postface de Michel Collot, Plon, Paris, 1989.