En 1967, dans son atelier du 333 Park Avenue South, à New York, le peintre Norman Bluhm brise sa montre-bracelet. Chez ce maître de l’Action painting qui a étudié l’architecture avec Mies van der Rohe, et dont les amis s’appellent Franz Kline, Jackson Pollock, ou Barnett Newman, c’est à peine surprenant : ses tableaux, à cette époque, consistent en violentes projections de couleurs sur de très grandes surfaces, ce qui suppose des mouvements de tout le corps. Des photos montrent Norman Bluhm en équilibre instable sur une échelle et utilisant des brosses gorgées de peinture qui éclaboussent toute la toile. Il lui arrive même de projeter directement le contenu du pot de peinture.

Norman Bluhm est d’une force peu commune. Volontiers bagarreur, pesant 90 kilos et mesurant 1,80 mètre, cet ancien pilote de B-26 a effectué 44 missions au-dessus de l’Europe pendant la guerre. S’il n’aimait pas évoquer ces heures sombres (pilote lui aussi, son jeune frère a été abattu au-dessus de l’Italie), il rappelait seulement, et avec une pointe de coquetterie, que les bombardiers de l’époque n’avaient pas de commandes assistées. Lorsqu’un incident appelait une manœuvre peu orthodoxe, ou que l’appareil avait été touché, mieux valait avoir une bonne paire de biceps pour le maintenir dans une configuration de vol à peu près normale. Les poignées de main de Norman Bluhm, en tout cas, étaient redoutables.

En attendant que sa montre soit réparée, le peintre entre dans un drugstore. Aucune montre n’étant à son goût, il choisit au hasard. Le soir, il se rend dans un bar où il a ses habitudes. Son voisin de comptoir se tourne vers lui. Noir, aussi grand et fort que le peintre, élégant, l’homme a bu un ou deux verres de trop, ce que trahit sa voix pâteuse, mais il est loin d’être ivre et ce qu’il dit n’a rien d’insensé : la montre que porte Norman Bluhm, et sur laquelle les bras d’un petit Mickey font office d’aiguilles, est exactement ce qu’il aimerait offrir à sa fille de dix ans. Où Norman l’a-t-il achetée ? Est-il sûr que sa fille pourrait s’y fier pour être à l’heure à l’école ?

Norman Bluhm a horreur des conversations de bistrot et ne supporte pas les hommes qui, en matière de boisson, ne connaissent pas leurs limites. Il a beau tourner le dos à son interlocuteur, le grand Noir insiste : Norman a-t-il emprunté cette montre à sa fille, ou à son fils ? Les enfants aiment-ils toujours Mickey ? Existe-t-il aussi des montres à l’effigie de Pinocchio ? Et pourquoi Norman porte-t-il une montre d’enfant ?

Norman Bluhm s’impatiente. Il finit même par s’énerver. Incrédule, l’inconnu le voit alors ôter sa montre, la poser sur le comptoir et la pousser théâtralement dans sa direction :

— C’est la montre dont tu rêves pour ta fille. Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ? Eh bien prends-la, embrasse ta fille de ma part, et fous-moi la paix.

Le grand Noir aurait pu se lancer dans de longs discours, refuser, et même se vexer. Il plante au contraire ses coudes sur le comptoir, se prend la tête entre les mains et se mure dans un long silence. Lorsqu’il se redresse, c’est pour déclarer :

— Ça peut te paraître extraordinaire, mais tu es la première personne qui m’ait jamais fait le moindre cadeau. Et il faut que ce soit un inconnu. Blanc, de surcroît !

L’homme fouille dans ses poches et en tire une carte de visite :

— Viens donc boire un verre à mon hôtel, demain soir. Fais-moi ce plaisir. Je t’en voudrai beaucoup si tu ne viens pas.

Norman Bluhm, à sa grande stupeur, aperçoit des larmes sur les joues du grand Noir, mais il n’est pas homme à s’attendrir et redoute les confidences sous l’emprise de l’alcool. Il salue l’inconnu d’une bourrade dans le dos, enfouit la carte de visite dans sa poche, paie sa consommation et sort sans un mot.

Le lendemain, à la même heure, comment ne se serait-il pas souvenu du grand Noir ? La carte de visite indique une suite au Waldorf Astoria. Norman Bluhm, cette fois, n’est pas certain d’échapper aux confidences, mais la curiosité l’emporte. Au Waldorf, il téléphone depuis la réception. La voix qu’il entend au bout du fil est parfaitement claire. Cinq minutes plus tard, les deux hommes se retrouvent au bar, un peu intimidés l’un et l’autre.

Le peintre apprend que l’inconnu est saxophoniste. Il se produit avec une petite formation comprenant un pianiste, un batteur et un contrebassiste. Il voyage beaucoup mais, quand il est à New York, il descend toujours au Waldorf où sa femme aime venir le rejoindre. Ils retiennent toujours la même suite. Jamais il n’oubliera la montre Mickey, ni le geste de Norman. Sa fille vit chez ses beaux-parents à l’autre bout du pays, dans une petite ville où il est très peu probable qu’elle ait jamais vu une montre pareille. Il ne faut pas lui en vouloir pour ses pleurnicheries de la veille. Ce n’est pas dans ses habitudes. D’ailleurs, il ne boit presque plus, mais, certains jours, on a beau faire, le bourbon reste irremplaçable. S’il tenait à ce que Norman vienne le rejoindre au Waldorf, ce n’est pas seulement pour la qualité du bar : il désire, lui aussi, offrir une montre à Norman. Il propose de boire un verre, après quoi ils descendront tous deux à la salle des coffres.

Au sous-sol, les deux hommes sont maintenant devant une caissette métallique. Outre des bijoux féminins, Norman découvre trois ou quatre montres d’homme en or, montées sur des bracelets en crocodile et signées des meilleurs horlogers.

— Maintenant, soyons sérieux, tente d’expliquer Norman Bluhm. Je t’ai offert une montre qui vaut cinq dollars. On la trouve dans tous les bons drugstores. Tu viens de m’offrir un whisky. Nous sommes quittes.

Mais le saxophoniste n’en démord pas : un refus le blesserait énormément. C’est ce dont Norman Bluhm finit par se persuader. Et il comprend aussi qu’il existe des circonstances où la générosité commande d’accepter d’être très largement débiteur.

— Si tu tiens tellement à m’offrir une montre, finit-il par trancher, tu ne m’en voudras pas de choisir la plus belle.

Norman Bluhm choisit une montre de gousset extraplate en or gris signée Cartier. Très finement guilloché, le cadran est du même métal, ce qui confère au bijou une luminosité très étrange. On pense à la lueur que refléterait une poussière de perles. Montre et chaîne datent des années 1920. La petite barre d’attache de la chaîne passée à sa boutonnière, la montre, jusqu’à la mort de Norman Bluhm, le 3 février 1999, n’a jamais quitté la pochette de son veston.

Inexplicablement, la carte de visite du saxophoniste s’est perdue dans les jours qui ont suivi la seconde rencontre au Waldorf Astoria. Norman Bluhm n’est jamais parvenu à se rappeler le nom du musicien. Il ne s’agissait, à l’évidence, d’aucun saxophoniste célèbre et, malgré toute son attention, le peintre n’a jamais reconnu le visage du jazzman sur la moindre pochette de disque. D’ailleurs, les deux hommes avaient-ils beaucoup plus à se dire1 ?


1 D’après le récit de Norman Bluhm.