Pour ne pas réveiller sa femme, ni laisser ses idées se perdre pendant ses insomnies, un écrivain a pris l’habitude d’écrire dans l’obscurité. Un bloc de papier et un stylo attendent près de son lit. Pour éviter les chevauchements de lignes, l’homme utilise son pouce gauche en guise de curseur. Lorsque la main droite parvient en bout de page, il suffit de déplacer le pouce d’un ou deux centimètres vers le bas, et d’écrire aussi droit que possible, pour éviter tout risque d’empiètement. Pour le reste, l’homme n’a jamais eu la moindre difficulté à se relire en plein jour.

Longtemps, il s’est émerveillé de voir que l’obscurité n’altérait en rien les automatismes de la main. Un « u » ne se transforme pas en « v », ni un « a » en « o », en dépit des similitudes de l’écriture cursive. Les déformations involontaires, qui font qu’une écriture ne ressemble à aucune autre, ne s’estompent pas non plus. Il faut donc que ces automatismes soient gravés au plus profond de notre cerveau, la main n’étant qu’un sismographe.

Comment ne pas s’étonner de la pérennité d’une signature aussi incertaine dans la nuit ? Faut-il parler de l’ombre d’une ombre ? Souvent, l’homme se répète qu’aveugle il n’aurait aucune difficulté à écrire ainsi, lisible pour chacun et, désormais, illisible pour lui même. Cette pensée lui paraît pire que la cécité. Que l’on puisse se pencher sur son texte, détailler ses redites, ses maladresses, ses insuffisances, sans qu’il puisse y remédier équivaudrait à l’écorcher vivant. Cela n’a rien à voir avec la pudeur : l’homme sait très bien qu’il est condamné à n’être jamais en possession de lui-même, qu’il lui faut se tenir toujours en deçà, et dans une attente lancinante. Sans l’apparition, entre les lignes, d’une direction possible, d’un début de forme et, avec elle, d’un peu de cohérence, l’homme a depuis longtemps compris qu’il n’avait pas la moindre consistance. Comment se résoudrait-il à ne montrer que les preuves de son infirmité ?

Parfois, le jour pointe alors qu’il écrit encore sur ses genoux. Des lignes grises apparaissent dans la pénombre. L’homme a l’impression de reprendre pied aux confins des terres habitables. Au cœur de la nuit, il ne lui semblait pas seulement insolite de conserver un minimum de sens de l’orientation. Le goût d’avancer, l’idée que, peut-être, à force de détours, il pourrait se rejoindre quelque part semblaient eux-mêmes chimériques.

Savoir que quelques lambeaux de phrases ont survécu à la nuit, qu’il ne dépend que de lui de leur trouver une forme plus convaincante, qu’ils peuvent se transformer en autant de tremplins, se confond si bien avec sa vie que l’homme se sent apaisé. Fort de ce bagage, rien ne l’empêche plus de se rendormir.