Les yeux encore pleins de sommeil, Milton Seed rejoignit le centre du gymnase. La plus grande partie des autres jeunes gens se trouvaient déjà en position zazen : assis en tailleur, le pied droit sur la cheville gauche et le pied gauche sur la cheville droite. Mon Dieu, comme il haïssait cette position ! Au bout de quelques minutes, il se sentait tout endolori et les muscles de l’abdomen lui faisaient mal. Mais il paraissait que, par ce moyen seul, on pouvait atteindre le satori, l’anéantissement du Moi. Et sans le satori, on ne passait pas au cours supérieur.
— Seed, tu es toujours le dernier, dit l’instructeur Renshaw sans aucune trace de colère ni de reproche dans la voix. Ce n’est pas beau de faire attendre tes camarades.
Milton s’inclina avant de rejoindre sa place habituelle, entre John Danning et Bob Lincoln. Un coup d’œil à John Danning, si ridicule avec son corps gras enveloppé dans la tunique orange, déjà tachée de sueur, faillit lui arracher un sourire. Par chance, il réussit à le retenir. L’instructeur regardait justement dans leur direction.
— Imaginez-vous le puits habituel, dit Renshaw après avoir vérifié l’alignement régulier des étudiants sur six rangées. Le puits s’ouvre dans votre tête en s’enfonçant au-dessous de vous. Maintenant, inspirez, et retenez longtemps votre souffle. Bien, voilà. Maintenant, expirez vite et jetez une pièce dans le puits. Comptez mentalement : un.
Milton obéit machinalement, mais respira comme ça lui venait. Le regard perçant de Renshaw réussit à saisir le mouvement de la poitrine du jeune homme qui enflait et se rétractait avec régularité, au milieu des souffles cadencés perceptibles dans les rangées.
— Aujourd’hui, on n’y est pas du tout, Seed.
Le ton n’allait pas au-delà de la simple constatation.
— Tu inspires mal et tu expires trop. Au contraire, l’air est retenu dans les poumons, puis expulsé d’un coup. Et vous, continua-t-il en s’adressant aux autres, vous comptez ? Une expiration, une pièce, un chiffre. Voilà. Comptez : trois. Maintenant, une autre pièce. D’ici peu, vous devrez continuer seuls.
Milton adapta sa respiration à celle de ses camarades, mais renonça à imaginer et à compter les pièces. Il jugeait l’exercice imbécile et ne se sentait nullement consolé à l’idée qu’au même moment des centaines de milliers d’étudiants américains le répétaient, dans toute la Nouvelle Fédération. On lui avait expliqué qu’à force de compter les pièces, tôt ou tard, il perdrait le compte. Ce qui constituerait le signal que le satori se trouvait à portée de main. Peut-être. Mais fallait-il tant désirer sortir de soi-même ? On appelait tout cela « méditation », mais comme l’avait observé son père la dernière fois qu’ils s’étaient vus, on ne méditait sur rien du tout. On visait à ne penser à rien, et donc à ne devenir rien. Voilà du moins ce que pensait son père, vaurien notoire.
À présent, un grand silence régnait, et Renshaw lui-même s’était joint à l’exercice. À ce stade, dans les classes supérieures, des auxiliaires armés de bâtons frappaient le dos des plus concentrés, pour éprouver leur capacité de transcendance. Milton ne savait pas s’il permettrait une chose pareille ; mais il ne savait pas non plus s’il serait promu. Avec un léger soupir, il se mit à regarder, au-delà de la grande vitre et des troncs des arbres, la baie de San Francisco qui scintillait au soleil.
Une sonnette annonça la fin de l’exercice. Tous se secouèrent, comme s’ils s’extirpaient du sommeil, et se remirent debout à la manière réglementaire, sans se servir des mains et en appuyant sur un genou. Sa masse en déséquilibre, John Danning oscilla dangereusement mais réussit à ne pas tomber. Si Renshaw remarqua ce flottement, il ne le releva pas.
Après avoir rangé sa tunique dans son casier et endossé l’uniforme bleu clair des étudiants, Milton allait se joindre aux autres pour gagner la cantine, quand la voix impassible de l’instructeur l’immobilisa.
— Seed, tu as déjà oublié l’incident de tout à l’heure ? Tu es arrivé en retard et tu as mal respiré. Je regrette, mais je dois t’infliger un blâme.
Les oreilles du jeune homme s’enflammèrent.
— Je suis désolé, instructeur. Ensuite, je me suis corrigé et…
Renshaw le fixa avec des yeux aussi expressifs que ceux d’un poisson.
— Ce n’est pas vrai. Tu es resté tout le temps distrait, je le sais. Et maintenant, tu manifestes ton déplaisir. Cela suffirait à te faire mériter le blâme. Dans la besace de sa tunique, il prit un carton violet. Milton connaissait par cœur l’inscription : « je me suis montré indigne d’appartenir à la sublime école des jeunes espoirs de la STEEL ENERGY LTD. » Trois cartons signifieraient le bonnet d’âne et l’exposition dans la cour ; six cartons, l’expulsion de l’école ; neuf cartons, un aller simple pour le Lazaret. Il en était déjà arrivé à deux cartons. Résigné, il présenta son dos à l’instructeur pour qu’il y accroche le blâme.
Comme le voulait le rite, les autres étudiants formèrent une haie pendant qu’il sortait, en le regardant d’un air sérieux et avec une espèce d’étonnement douloureux, unique expression de sentiments consentie dans l’école. Seul Bob Lincoln laissa affleurer une trace de sympathie sur son visage à la peau très sombre puis, s’apercevant de son erreur, il la camoufla derrière un éternuement bruyant. Renshaw posa le regard sur lui, mais le détourna aussitôt.
Ils gagnèrent la cantine, qui, avec ses vastes baies donnant sur le vert intense du parc, et des fougères en pot disposées un peu partout, ressemblait à une serre. Le petit déjeuner était composé comme d’habitude d’une bouillie de céréales variées. Avec le déjeuner et le dîner dominicaux, c’était un des rares moments où les « jeunes espoirs » pouvaient parler dans une relative liberté. Ils s’assirent autour des longues tables dans une bousculade bruyante, mais sans se départir d’une certaine réserve collective, tandis que Miss Green prenait la relève de Renshaw et notait le blâme infligé à Seed.
Avec un seul carton, on n’était contraint ni à manger seul ni à garder le silence. Milton s’installa entre John Danning et Fred Marquand, qui occupaient dans la chambrée les lits voisins du sien. Il s’efforça de rester en dehors de la conversation, mais le blâme qui lui avait été infligé constituait l’événement du jour. Fred brûlait de l’envie d’en parler.
— D’après moi, Renshaw a exagéré, commenta-t-il, plutôt pour entamer la discussion que pour toute autre raison. Mais toi, Seed, tu dois faire plus attention. Ça se voit tout de suite que tu t’en fiches, des règles de l’école.
Milton haussa les épaules, en veillant à ne pas les relever de plus de quelques millimètres.
— De toute façon, je suis déjà sûr qu’ils ne m’admettront pas au cours supérieur. Mais, si tu me permets une critique, cela ne te regarde pas, Marquand.
— Bien sûr que si.
Fred s’aperçut qu’il avait parlé avec trop de véhémence. Après un coup d’œil à Miss Green, il baissa la voix.
— Bien sûr que oui. Si tu reçois blâme sur blâme, tu pars désavantagé pour le cours. Tu sapes le climat compétitif de la classe. Si tu me permets une critique.
— Je n’ai pas reçu blâme sur blâme. Au maximum, j’en suis arrivé à deux.
— Mais tu sais très bien que, d’un moment à l’autre, tu peux en recevoir six, ou même neuf. Permets-moi une critique. Si ça vient à se savoir, pour toi et cette petite dinde… comment s’appelle-t-elle ? Sybil ?
Les oreilles de Milton virèrent à l’écarlate. Le cœur battant la chamade, il jeta des regards furtifs autour de lui.
— Toi, comment l’as-tu appris ? demanda-t-il d’une voix trop excitée.
Le visage de Fred était figé, mais ses yeux étincelaient de malice.
— Pour le billet que tu lui as passé ? Par Bob Lincoln, qui l’a appris, lui, par d’autres gens.
Miss Green avait dû remarquer quelque chose, car elle se leva de la petite table où elle prenait seule son repas et s’approcha d’eux. Son visage, marqué d’un réseau de rides, montrait une expression attentive.
— Quelque chose qui ne va pas ?
Milton retint sa respiration, tandis que des gouttelettes de sueur se formaient à la racine de ses cheveux. Jusqu’à dix-huit ans, toute espèce de contact entre les deux sexes était rigoureusement prohibée, et il n’en avait que quatorze. Mais la dénonciation ne faisait pas partie du jeu sadique que Fred avait en tête.
— Ce n’est rien, Miss Green, dit-il sur un ton un peu fat. Seed a reçu un blâme et en est très embarrassé.
— Il fait bien, commenta Miss Green d’une voix mi-sentencieuse, mi-dolente. Se montrer ingrat envers ceux qui aident au redressement du pays, ce n’est pas beau, n’est-ce pas, Seed ?
Sans attendre la réponse, elle retourna à sa table. John Danning secoua la tête.
— Peut-être aurions-nous dû le dénoncer. C’était notre devoir.
— Impossible, répondit Fred. Cela pourrait se voir considéré comme un geste haineux, et nous recevrions nous aussi un blâme. Tu vois, Seed, dans quels beaux draps tu nous fourres, si tu me permets une critique ?
Milton évita de regarder les deux autres et baissa la tête sur sa gamelle. À coup sûr, Fred cherchait à le provoquer pour le pousser à une réaction émotive. Eh bien, il n’y arriverait pas. Il acheva son repas en silence. Enfin, la sonnette annonça la fin du petit déjeuner.
Quand il sortit dans le couloir pour rejoindre la salle de taekwondo, il devait être déjà huit heures du matin, et l’air commençait à se réchauffer. Il observa avec curiosité, plus bas, devant l’édifice pentagonal de l’enseignement scientifique, le petit groupe de jeunes gens aux oreilles d’âne qui s’alignaient, certains face au drapeau de la Steel Energy, d’autres en lui tournant le dos. À cette distance, il ne parvint pas à discerner l’identité de ceux qui étaient punis. Mais il repéra deux uniformes roses. Seul le rite des bonnets d’âne voyait se mêler garçons et filles dans l’humiliation commune.
À contrecœur, il entra dans la salle. Le taekwondo ne lui plaisait en rien. Tous ces sauts, ces coups de pied sans aucune utilité pratique… « Un bon boxeur mettrait K.O. ces idiots en une minute », avait l’habitude de dire son père tandis qu’en tricot de corps, une boîte de Coors en main, il suivait les rencontres à la télé. Même si son père se trompait, cela n’enlevait rien au grotesque de ce sport. Mieux valait le karaté japonais, plus sobre et efficace. Mais cette école avait choisi le taekwondo et le fade Taï Chi.
Pendant une demi-heure, il s’appliqua de mauvais gré aux pas et aux gestes contractés des Chon-Ji, To San et Yul-Kok. Il sortit du dojo jambes tremblantes et dos endolori. John Danning allait plus mal que lui, il suait et vacillait. Milton se souvint qu’un peu plus tôt le gros avait proposé de le dénoncer ; et éprouva un plaisir secret à le voir en si mauvais état. Certes, dénoncer les comportements déloyaux constituait le premier devoir de tout étudiant, mais…
Sous la surveillance de l’instructeur Groden, un type fluet à l’air distrait, il se rangea en file avec ses camarades pour la descente vers les salles d’enseignement scientifique. Maintenant, il s’agissait de cracher sur les jeunes gens aux oreilles d’âne. Ceux qui étaient autorisés à regarder le drapeau recevraient les crachats dans le dos, les autres, les plus coupables, en plein visage. Groden donna l’exemple en atteignant le dos d’un garçon des classes inférieures, secoué de sanglots, puis passa au deuxième.
Milton entreprit de l’imiter machinalement, au fur et à mesure que la file avançait. Le bref regard, plein d’une joie mauvaise, que Fred lança dans sa direction aurait dû l’avertir. Mais il n’y prit pas garde. Il cracha sans animosité sur les premiers punis en les regardant à peine. Soudain, son cœur bondit dans sa poitrine. Devant lui, un grotesque bonnet pointu enfoncé sur ses longs cheveux châtains, se tenait Sybil, sa petite Sybil ! Le visage délicat était strié de larmes et souillé de crachats, si denses qu’ils lui coulaient dans le cou en ruisselets d’écume.
Quand il croisa ses yeux humides, il lui vint l’envie de pleurer, mais il ne pouvait pas, cela aurait tourné au désastre pour eux deux. Quelques instants, il resta comme pétrifié puis il sentit sur lui le regard ironique de Fred qui l’observait depuis l’entrée de l’édifice. Il cracha, mais sans énergie. Le crachat tomba sur les petits seins pointus de la jeune fille, qui avaient si souvent excité son imagination. Il se sentit misérable. De nouveau, il fallut cracher et, cette fois ; il atteignit les cheveux. Il se précipita vers l’entrée, bouleversé comme jamais.
Fred l’attendait sur le seuil, mais en voyant son regard, il battit en retraite. Milton remonta le couloir comme un automate, à peine conscient d’où il allait. En lui montait un désespoir profond, cosmique, rougi par moments d’éclairs de fureur. Pour éviter d’éclater en sanglots, il dut se mordre la lèvre inférieure jusqu’au sang. Mais impossible de pleurer, absolument impossible.
Quand il eut récupéré un minimum de lucidité, il prit place dans la salle, un instant avant la fermeture des portes. Tandis qu’il rejoignait son banc, dans les dernières rangées, son visage s’illumina soudain. Une idée absurde, une idée d’une affreuse absurdité lui était venue à l’esprit. Et pourtant il devait absolument la réaliser. Combien de temps durait la punition du bonnet d’âne ? Selon la règle, jusqu’à l’heure du déjeuner. Oui, il pouvait y arriver. Mais il devait se montrer très prudent.
La tête ailleurs, il suivit la première heure de cours : gestion de l’entreprise. D’une voix atone, l’instructeur Sellick, enfermé dans son propre hermétisme, exposa durant tout ce temps l’expérience de M. Ohono et la manière dont il avait redressé Toyota. Aux dires de Sellick, ces solutions ne demeuraient pas toutes valides ; néanmoins la Nouvelle Fédération, au moment de sa fondation, en avait adopté l’esprit, dans la conscience que seule cette voie permettrait aux Américains de renaître économiquement et de défier la suprématie asiatique. Toutes choses que les deux autres fédérations nées de la décomposition des États-Unis n’avaient pas encore comprises.
Milton ne saisit que quelques lambeaux de la leçon, qu’il rangea dans un coin peu fréquenté de son esprit. Toute son énergie s’employait à perfectionner le plan qu’il avait conçu et qui commençait à lui procurer des frissons d’impatience. Le meilleur moment se présenterait au cours suivant, sur l’histoire simultanée. Entre autres, parce que des interrogations orales y étaient prévues.
Quand Sellick, au bruit de la sonnette, se leva pour céder la chaire à l’instructeur Pitt, en le saluant d’une inclinaison du buste, Milton étudia avec attention la physionomie bien connue du nouveau venu. L’impassibilité de son visage totalement glabre cédait de temps à autre la place à une expression légèrement amusée, symptôme d’une bonhomie profonde que la posture rigide exigée des instructeurs n’avait pas réussi à étouffer complètement. Pitt n’infligerait jamais de punition exagérée, à la manière d’un Renshaw ; simplement, il appliquerait le règlement avec zèle et bon sens. Voilà exactement le genre d’instructeur dont Milton avait besoin pour tenter son expérience très risquée.
Au bout d’un quart d’heure de cours, Pitt activa enfin le tableau des interrogations au moyen du mini-clavier qu’il tenait en main. Dans son dos, le grand écran vidéo s’alluma, montrant un tableau électronique comportant les noms des trente élèves présents dans la salle, et une série de cases vides qui aboutissaient à celle du total.
Pitt fixa un instant la liste tandis que la classe suivait la trajectoire de son regard en retenant son souffle. Puis il appela :
— Kuhnen ! Tu te sens prêt ?
Le garçon, personnage fluet aux cheveux d’un blond très clair, presque blanc, bondit sur ses pieds.
— Oui, instructeur.
— Partons d’une question un peu évidente. Quelles sont les autres fédérations américaines ?
Les traits du garçon se détendirent. Presque trop facile.
— L’Union des États Américains, l’UEA.
— Capitale ?
— New York.
— Et puis ?
— La Confédération de la Libre Amérique, CLA, capitale Atlanta.
Pitt se tourna vers la classe.
— Comment jugez-vous ces réponses ? Correctes ?
La plus grande partie des élèves hocha la tête. Mais Robert Serafian se leva.
— Les réponses sont correctes, mais trop synthétiques, si on me permet une critique. Kuhnen aurait dû dire que les trois fédérations ont des constitutions politiques différentes, mais la même défense et la même police. Je parie qu’il ne le savait pas, si on me permet une critique.
Kuhnen ne put s’empêcher de manifester une certaine déception.
— Je le savais, en fait. Je ne l’ai pas dit parce que l’instructeur Pitt ne me l’a pas demandé.
Serafian secoua la tête.
— Tu ne peux le démontrer, si tu me permets une critique. Bien sûr, maintenant tu le sais, mais parce que je l’ai dit, moi.
— Pas du tout, et je peux aussi le démontrer. Les trois fédérations formaient autrefois un ensemble appelé les États-Unis. Le dernier président se nommait Doyle, il est mort il y a neuf ans, de falcémie.
Pitt hocha la tête d’un air approbateur.
— Très bien, Kuhnen. Malheureusement, je ne puis en dire autant de toi, Serafian. Ton objection n’était pas pertinente et tu n’as démontré aucune supériorité.
Les mains de l’instructeur bougèrent sur le mini-clavier. À l’écran, dans la case sous le nom de Kuhnen, apparut un 1 et dans celle sous celui de Serafian, un – 1.
— Mais tu peux toujours te refaire. Reste debout, Serafian. Décris dans tes propres termes ce qu’est la falcémie.
Le jeune homme ne put retenir une expression excitée.
— La falcémie, ou anémie falciforme, est une prédisposition génétique du sang…
Pitt secoua la tête, tandis que ses doigts effleuraient, menaçants, le clavier.
— J’ai dit « dans tes propres termes ». La description du manuel ne m’intéresse pas.
Après un instant d’embarras, Serafian prit son courage à deux mains.
— Ben, c’est une maladie du sang qui à une époque frappait seulement les gens de couleur puis, voilà dix ans, elle s’est diffusée aussi chez les autres races et a tué un quart des Américains.
— Et pourquoi s’est-elle diffusée ?
— À cause de la prosmi…
Serafian esquissa le geste de se gratter la tête, mais retira aussitôt la main.
— À cause de la prosmi…
Il ne parvenait pas à conclure.
Bon nombre de garçons se levèrent sur leur banc.
— De la promiscuité !
— Exact.
Les doigts de Pitt parcoururent le mini-clavier et sur l’écran, sous le nom de Serafian, apparut un – 2. Le garçon se laissa tomber sur son siège, humilié. Pitt se tourna vers Bob Lincoln, un de ceux qui avaient répondu correctement.
— Qu’est-ce que la promiscuité ? Cette fois, je veux la définition du manuel.
— La promiscuité, récita Lincoln d’un seul jet, est l’inévitable corollaire du manque de contrôle sur les instincts.
Pitt acquiesça.
— Je dirais que la définition est correcte. Vous êtes d’accord ?
Il allait pousser le bouton du clavier quand Milton décida que son heure était venue. Il secoua la tête avec vigueur. Pitt le remarqua aussitôt.
— Qu’y a-t-il, Seed ? demanda-t-il, étonné. Tu as peut-être une meilleure définition ?
Le garçon avala sa salive.
— J’en ai une à moi.
— Ah oui ? Écoutons-la.
Milton inspira et rassembla son courage.
— La promiscuité veut dire que les Blancs, les Noirs, les Jaunes et les Rouges baisaient trop entre eux, et que ça leur a pollué le sang.
Pitt en resta pétrifié de stupeur. Dans la classe un grand silence tomba, aussitôt rempli d’un murmure croissant. L’instructeur se reprit à grand-peine, puis, cherchant à maîtriser sa voix, s’exclama :
— Quelle tristesse, Seed ! Je ne te croyais pas capable de telles sottises. Où as-tu donc appris des expressions aussi immorales ?
Malgré l’émotion qui le ravageait, Milton trouva la force d’insister.
— Mais c’est comme ça, si on me permet une critique ! Le sang falcémique se transmet par le sexe !
Et il ajouta un rire très forcé, mais aussi fort libératoire.
Pitt marcha sur lui, en s’efforçant de dissimuler son indignation.
— Lève-toi, Seed. Et maintenant, tourne-toi.
Il fouilla dans sa poche et en tira deux cartons violets, qu’il lui appliqua dans le dos.
— Mes compliments. Tu avais déjà un blâme ; maintenant, tu as mérité les oreilles d’âne. Tu dois être fier de ta déloyauté, si tu me permets une critique.
Gagnant la porte du couloir, il appela un auxiliaire.
— Ce garçon a trois blâmes. Accompagnez-le à la pose du bonnet, et dos au drapeau.
Tandis que des mains robustes l’emmenaient, Milton entendit la voix ingénue de John Danning qui demandait :
— Instructeur, qu’est-ce que ça veut dire : « baiser » ?
Peu après, le bonnet d’âne bien enfoncé sur ses cheveux noirs, Milton était poussé dans le petit groupe des réprouvés, encore immobile sous le soleil. Il feignit de trébucher et se plaça directement à côté de Sybil, sans que l’auxiliaire n’y trouve rien à objecter. Le garçon lança un rapide coup d’œil à la fille. Dans son regard, il perçut un certain étonnement et une légère nuance de contentement. De cette dernière, toutefois, il ne pouvait jurer. Les traits de la jeune fille étaient couverts d’une couche de crachats, et les paupières encore rougies par les pleurs. Lui, il aurait droit aux crachats à la fin des cours, quand ses camarades sortiraient pour rejoindre la cantine.
Il n’osa pas regarder davantage Sybil. De temps en temps, l’auxiliaire sortait la tête du bâtiment pour observer leur comportement. Mais, au bout d’un moment, Milton réussit à lancer un sourire à la jeune fille. En réponse, il en reçut un autre, doux et radieux. D’un coup, il oublia les oreilles d’âne et les crachats qui l’attendaient. Depuis des années, il ne s’était senti aussi heureux.
Dans les heures qui suivirent, il y eut d’autres échanges de sourires, brefs mais intenses. À un certain moment, Milton s’aperçut que la jeune fille fouillait, avec circonspection, la poche de la veste rose qui, avec la jupe de même couleur, formait son uniforme d’étudiante. Elle bougeait avec prudence, très lentement. Inquiet, il regarda vers l’auxiliaire, qui examinait un buisson d’aubépine. Soudain, il éprouva un léger contact sur sa main droite. Il tressaillit : si on les surprenait, ils risquaient tous deux l’expulsion. Néanmoins, il ouvrit les doigts, fou de joie. Il sentit la main de Sybil lui poser un bout de papier dans la paume, et puis se retirer vivement, avec une légère caresse. Il referma aussitôt le poing, épouvanté et heureux.
Les minutes qui suivirent furent pleines de conjectures. S’agissait-il d’une réponse à son billet de quelques jours plus tôt ? Mais comment Sybil avait-elle pu savoir qu’ils se retrouveraient l’un à côté de l’autre ? Bah, peut-être avait-elle préparé le papier depuis un moment, dans l’attente de la première occasion qui se présenterait. De nouveau, un sourire lui vint aux lèvres, qui lui fut rendu.
La dernière sonnerie retentit. Tous les punis s’éloignèrent en hâte, sauf Milton, qui devait encore se soumettre à la cérémonie des crachats. Il attendit de pied ferme, devant le mât du drapeau. Par chance, ses camarades n’exagérèrent pas sur la quantité de salive. À l’exception de Fred, mais cela ne le surprit pas. Il attendit que ce dernier aussi fût passé puis s’arracha le bonnet et courut vers les toilettes des garçons pour se laver le visage.
Personne. Il garda longtemps la tête sous le robinet avant de regarder autour de lui. Pas de danger en vue. Il courut vers l’un des cabinets et s’y enferma au verrou. Les mains tremblantes d’émotion, il déplia le billet. Ce qu’il lut le laissa perplexe. C’était une poésie, ou peut-être une chanson, intitulée Les Enfants du futur. Calligraphiée, très nettement, par une main féminine, peut-être celle de Sybil :
Attise les cendres de ta volonté
Afin que ne s’y trouvent plus les faibles instruments de la folie funeste.
Sème profondément dans les viscères de tous les êtres humains
La graine d’une dignité naturelle.
À bas toutes les guerres
Mets en fuite la populace
Tel est notre monde et tel est notre chant ;
Notre combat est le juste combat contre les oppresseurs ;
Le bonheur et l’amour sont à nous.
Vous tous, mâles et femelles, soulevez-vous.
Livrez le courageux combat de votre vie.
Attise les cendres de ta volonté
Afin que ne s’y trouvent plus les faibles instruments de la tromperie.
Faites jaillir les sources d’une joyeuse existence.
Vie fertile, nous t’appartenons.
Suivait un nom que Milton n’avait jamais entendu : Wilhelm Reich. Il relut deux fois le poème puis se demanda s’il ne convenait pas de le faire disparaître. Non, c’était tout ce qu’il possédait de Sybil, et puis il voulait encore le relire. Il remit la feuille dans la poche de son pantalon, sortit des toilettes et courut à la cantine.
Il aurait voulu choisir une place loin de Fred, mais les autres étaient déjà tous assis, et il n’y avait pas d’autre possibilité. Miss Green le suivit du regard, mais sans hostilité. Le déjeuner était constitué de légumes secs, presque sans goût mais très nourrissants, et de riz bouilli. L’air indifférent, Milton commença à manger, mais Fred passa aussitôt à l’offensive.
— Tu crois que je n’ai pas compris, Seed, si tu me permets une critique ? Tu t’es fait punir exprès pour te retrouver à côté de cette idiote.
Milton haussa les épaules.
— Ce sont tes conjectures, Marquand. Si je puis te critiquer.
— Attention, Seed. Tu finiras au Lazaret avec les malades, les falcémiques et les délinquants. Je ne voudrais pas être à ta place.
— Alors, ne t’y mets pas, si tu me permets une critique, et laisse-moi manger. Ou dois-je dire à Miss Green que tu manifestes de la rancœur ?
La menace suffit à faire taire Fred. Milton finit son déjeuner et se rendit avec les autres à la séance de méditation transcendantale de l’après-midi. Il endossa la tunique orange et exécuta les indications de Renshaw avec un certain zèle, même si son attitude se situait fort loin du zazen. Quand il revint à son casier pour remettre son uniforme, l’angoisse lui serra la gorge. Il y en avait un autre, propre et bien repassé, mais qui ne contenait pas le billet de Sybil.
Il aurait dû y penser. Souvent les employés de la blanchisserie profitaient des séances de méditation ou de taekwondo pour remplacer les vêtements. Une crampe torturait son estomac. Il s’appuya à l’armoire et ferma les yeux. Quels risques courait-il que le bout de papier soit découvert ? Très peu, au fond. Les habits étaient évidemment lavés à la machine. Il retrouverait le billet dans sa poche, déchiré et sans doute effacé. Oui, vraiment, la possibilité d’avoir des ennuis apparaissait réduite.
Se ressaisissant, il feignit de fouiller dans le casier puis endossa l’uniforme propre auquel une main diligente avait accroché les trois cartons violets. Aucun de ses camarades ne prêta attention à lui. Il lissa les plis de la main et sortit avec les autres pour regagner le bâtiment des cours.
Ceux de l’après-midi passèrent lentement. Mathématique, biologie, relations humaines. La dernière matière, entièrement centrée sur l’impassibilité et sur une doctrine insuffisante appelée « comportementalisme », l’intéressait encore moins que les autres ; néanmoins, il réussit à se conduire comme il fallait et, durant l’interrogation, il se montra carrément brillant. Il subit un seul rappel à l’ordre, bienveillant toutefois, parce qu’il ne gardait pas le torse assez bombé et l’abdomen assez rentré. Il finit par ne plus penser du tout au billet, ni même à la rencontre avec Sybil.
La dernière sonnerie, à dix-huit heures trente, annonça la fin des cours et le début de l’heure de liberté, passée en général à converser, jouer ou perfectionner les exercices de respiration. Au jardin, il s’avança vers John Danning et Bob Lincoln, qui, dans un coin du pré, disposaient sur l’herbe les jetons du mah-jong. Comme il prenait place à côté d’eux, Danning poussa une exclamation.
— Regardez ! Voilà le proviseur en personne. Avec deux hommes de la surveillance.
— Et ils viennent dans notre direction.
Milton sentit que ses tempes battaient et qu’un bourdonnement lui montait à la tête. Il ferma les yeux, espérant que ce qu’il redoutait n’arriverait pas. Quand il les rouvrit, il vit devant lui le corps obèse et le visage bienveillant du proviseur Wilson. À ses côtés, deux surveillants en uniforme bleu clair le fixaient.
— Milton Seed, n’est-ce pas ? dit Wilson, en ébauchant un sourire. Viens avec moi, si ça ne te dérange pas.
Comme dans un rêve, Milton suivit les trois hommes, tandis que, dans la cour, tous les étudiants se taisaient et observaient la scène. À ce moment, le soleil se couchait, mais il déversait encore beaucoup de lumière et teignait en rougeâtre la baie.
Milton ne parvenait pas à penser. Il vit le long escalier qui menait au bâtiment de la direction, au sommet de la colline, et remarqua d’autres surveillants réunis en groupe entre les buissons de roses. Avant qu’ils commencent à monter, Wilson lui toucha délicatement un bras, dans un geste amical que lui seul pouvait se permettre.
— N’aie pas peur, Milton, murmura-t-il d’une voix chaude. Je suis plus que certain que tu n’appartiens pas à cette association subversive, les Enfants du Futur. Je n’ai pas la moindre intention de t’envoyer au Lazaret. Il suffit que tu me dises qui t’a donné cette poésie. Rien d’autre. Et, en prime, je te garantis mon appui pour ta promotion.
Milton monta les marches les larmes aux yeux. Il savait bien qu’il ne prononcerait pas ce nom. À aucun prix.