Les enfants du futur (2)

Felix Addir bondit hors du lit. Il se sentait en pleine forme. Après un coup d’œil scrutateur à Frank Allsop, qui dormait encore, il retira son pyjama de soie jaune portant la marque Viglione, en savourant le froissement du tissu. Sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller son compagnon, il gagna la douche et ouvrit le robinet. Tandis que l’eau courait, dans ses cheveux, son bien-être augmenta. Une journée magnifique l’attendait.

À ce moment, la conscience du guêpier dans lequel il s’était fourré se fraya un chemin dans son esprit. Tu parles d’une journée magnifique ! Cet après-midi même, il devait… Le sourire qui, jusque-là, avait illuminé son visage s’évanouit d’un coup. Il lui venait l’envie de reculer. Mais il ne pouvait pas, il ne pouvait plus.

Le sourcil froncé, il répandit sur son corps nu du désinfectant parfumé, puis se vaporisa entre les jambes une bouffée de pénicilline en poudre, conformément aux indications de la F&DA. En se lavant le visage et les oreilles, il chantonna à voix basse, pour se distraire de ses préoccupations, le dernier tube des Empty Nineties, I wanna violent sex, que toutes les radios de l’Union serinaient des dizaines de fois par jour. Puis il se dirigea vers l’armoire.

Allsop se réveilla juste à ce moment.

— Tu as besoin de faire tout ce boucan ? protesta-t-il d’une voix plaintive.

— Dors, dors, il n’est que neuf heures, répondit Felix en mettant un slip et un léger tricot de corps. Le soleil brille sur Manhattan et la Food & Drug Administration veille sur nous tous.

— Oh ! ferme-la.

Allsop se retourna dans son lit et se fourra la tête sous l’oreiller. Mais on voyait bien que, désormais, il était réveillé.

Felix passa ses mains sur les chemises, comme pour en éprouver la douceur. Il choisit une Robbins & Stout de couleur bleu clair, à filets bleu foncé, sans ces odieux petits boutons au col qui donnaient tant l’air d’un employé. À ce point, le choix de la cravate s’imposait de lui-même : une Baker’s couleur de mer. Veste, pantalon et chaussettes longues de même tonalité complétèrent sa tenue.

Enfin, Allsop décida qu’il était temps de se lever et bondit vers la salle de bains en renversant la collection de Screw, Tits’n, Ass et Pleasure empilés sur le sol. Felix attendit patiemment qu’il ait fini sa douche et se soit désinfecté, puis l’aida à choisir ses vêtements et ses chaussures. Pour les montres, ils choisirent tous deux des Rolex Resurrection, surnommées en argot « Rolex Mort Rouge », en souvenir de la grande épidémie. Ils furent prêts à neuf heures et demie pile, l’heure du petit déjeuner.

L’Institut Muslow pour une Éducation Orientée vers le Marché, une des écoles les plus coûteuses et sélectives de New York, occupait la totalité des soixante étages d’un gratte-ciel, en plein centre de New York. La cantine des plus jeunes était située deux étages avant le dernier, tout de suite après les logements, et on y accédait par un ascenseur qui glissait silencieusement dans un tube de verre, contre le mur extérieur de l’édifice. De sa cage, on jouissait d’une vue à couper le souffle ; mais les élèves de l’institut étaient si habitués à monter et descendre par ce chemin que le panorama scintillant de l’île, entourée des marais gris des slums, avait cessé depuis longtemps d’éveiller leur intérêt.

Felix et Allsop entrèrent dans l’habitacle transparent en même temps qu’une petite foule de garçons de leur âge, vêtus avec une élégance tantôt sobre, tantôt voyante.

— Regarde, Rockwell a remis son costume rayé, murmura Allsop avec un petit rire, en montrant un jeune homme de petite taille, qui pressait son nez contre le verre. Grotesque, simplement grotesque.

L’intéressé avait dû entendre, car il se tourna et se hissa sur la pointe des pieds, cherchant à repérer ses critiques au-delà de la tête de ses camarades. Quand ses yeux croisèrent les yeux riants d’Allsop, il grimaça.

— Mais comment t’es-tu arrangé, Allsop ? cria-t-il par-dessus le tumulte des voix. Marron à rayures en plein été ! Tu dois aller au Lazaret ?

Il y eut un grand éclat de rire. Au lieu de répondre, Allsop tira de sa poche le masque à ionisation et s’en couvrit le nez.

— Et toi, tu t’es désinfecté, Rockwell ? contre-attaqua-t-il, en feignant d’éloigner de la main droite des bactéries invisibles. Ta bouche est une culture de staphylocoques !

Encore une fois, tous rirent mais l’attention fut bientôt détournée par un nouveau spectacle. Dans un autre tube de verre, à vingt fenêtres de là, montait rapidement l’ascenseur des filles. Les étudiants se pressèrent de ce côté, agitant leurs mains, sifflant, dépliant des mouchoirs. Mais la cargaison inaccessible était destinée à la cantine féminine, un étage au-dessus. Dans l’air ne resta plus que l’image fugace de sourires, d’yeux brillants et d’une nuée de cheveux blonds.

À la différence des autres, Felix était resté dans le fond de l’ascenseur. Depuis qu’il s’était mis volontairement dans le pétrin, il ne réussissait plus à retrouver sa gaieté d’autrefois. Il avait même peur d’éveiller les soupçons en montrant de l’intérêt pour le groupe lointain d’étudiantes. Dès qu’ils arrivèrent à destination, il prit Allsop par le bras.

— Fais attention, lui murmura-t-il. Il semble que les enseignants prennent note de ceux qui s’intéressent trop aux filles. Milner a été exclu pour ça, et peut-être qu’il se trouve au Lazaret, maintenant.

Allsop haussa les épaules.

— Dans le cas de Milner, il s’agissait d’une vraie relation, d’un sentimentalisme dégoûtant. Si nous nous limitons à plaisanter avec les filles, nous n’enfreignons aucune règle d’hygiène.

— Mais nous enfreignons les règles de l’école. Ils enregistrent, je te dis. Contente-toi des Schooldolls que nous fournit l’Administration.

— Tu tournes paranoïaque, Addir. Et aussi un peu ennuyeux. Pensons à manger, maintenant.

La salle dans laquelle ils entrèrent, énorme boîte de verre, contenait une centaine de tables à quatre places, déjà garnies de couverts, vaisselle et boîtes de plats autorisés. Felix et Allsop s’assirent à leur table habituelle, à droite de l’entrée, en compagnie de Tim Stanley et de Ron Weiner. Felix prit un récipient de cornflakes au lait et arracha le cachet de la F&DA, puis tira la cuillère de l’enveloppe de plastique stérilisé.

— Aucun goût, grogna-t-il après la première cuillerée. Comme d’habitude.

— L’absence de goût est une garantie, asséna Weiner tandis qu’il plongeait son visage rubicond dans une tasse de chocolat à la crème. Du moins, c’est ce qu’ils disent.

Ses yeux vifs jetèrent un regard circulaire.

— Vous savez la dernière ? demanda-t-il sur un ton mystérieux.

— Non, répondit Felix. Et je ne sais même pas si ça m’intéresse.

— Bien sûr que ça t’intéresse. Tu te souviens de Malcom Rennie ? Celui qui toussait tout le temps ?

— Eh bien ?

— Il a été exclu. Voilà pourquoi son banc restait vide depuis un bon moment. Je croyais qu’il était malade. Avec cette toux…

Tim Stanley, un petit blond au teint jaunâtre, se pencha en avant à travers la table.

— Tu en es sûr ?

— Oui. Orlandi, son compagnon de chambre, me l’a raconté. Exclu, et peut-être envoyé au Lazaret. En ce moment, il doit patauger là-bas avec les falcémiques et les assassins, au milieu des bactéries de tous types.

Felix frissonna.

— Et quel serait le chef d’accusation ? Sentimentalisme ? Manque d’hygiène ?

— Non. Un mot compliqué. « Tortuosité », je crois. Ce n’était jamais arrivé jusque-là qu’un garçon de quinze ans soit expulsé pour ce motif. D’habitude, ce genre d’accusation frappe les étudiants plus grands, pas les garçons comme nous.

— « Tortuosité », répéta Allsop, comme s’il savourait le mot. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

— D’après Orlandi, ça veut dire qu’on demande toujours le pourquoi de tout, on veut savoir les causes, on ennuie les gens et ainsi de suite. En effet, Rennie demandait toujours un tas d’explications. Pourquoi ceci, pourquoi cela ? Et il n’était pas du tout efficace.

Allsop hocha la tête, avec une mine dégoûtée.

— Oui, il était très ennuyeux. Il parlait lentement, se donnait des airs. Ils ont bien fait de le flanquer à la porte.

— Mais ils ne peuvent pas l’avoir expédié au Lazaret seulement pour ça, murmura Stanley, très troublé.

— S’il avait fréquenté une école populaire, cela ne lui serait pas arrivé. Mais s’inscrire à un institut comme le nôtre, qui forme la future classe dirigeante, et puis se comporter ainsi, c’est criminel. Je ne sais pas si on l’a vraiment envoyé au Lazaret, mais certainement il le mériterait.

Le front plissé, Felix n’émit pas de commentaires. D’abord Milner, coupable de sentimentalisme putride, et maintenant aussi Rennie. Deux exclusions en quatre mois seulement depuis le début des cours. À l’évidence, l’Administration s’était aperçue que quelque chose n’allait pas dans l’école. Il devait faire attention à ne pas laisser transparaître son secret. Et se méfier de tout le monde, y compris de ses camarades.

— Stanley, en quoi elle est, cette veste ? demanda-t-il, sournois, pour détourner l’attention d’un sujet si scabreux. En peau de mouton ou en poil de taureau ?

L’interpellé rougit jusqu’aux oreilles, tandis que les autres riaient. S’ensuivit l’habituel échange d’insultes pour rire, qui se prolongea jusqu’à la fin du petit déjeuner. Enfin, une sonnette annonça le début des cours. Disciplinés, les garçons allèrent se désinfecter les mains puis descendirent par l’ascenseur jusqu’aux salles de travail, dans le corps central du gratte-ciel, et se dispersèrent dans les couloirs. L’excitation régnait. Ce jour-là, comme toutes les deux semaines, dans toutes les classes, allait se dérouler l’exercice pratique de politique financière. Ceux qui le réussiraient passeraient l’après-midi avec les Schooldolls des étages inférieurs. Ceux qui au contraire échoueraient… Felix préférait ne pas y penser.

Déjà sur place, le Pr Sanchez transportait sa bedaine à travers la salle, contrôlant les écrans et les diagrammes accrochés aux murs. Felix le surprit à admirer le poster qu’un petit malin y avait collé voilà bien longtemps, et qui représentait trois hommes et deux femmes mêlant dans une orgie compliquée leurs corps nus et couverts de peinture désinfectante. Peut-être Sanchez s’interrogeait-il pour la énième fois sur les difficultés d’une chorégraphie si acrobatique. À l’entrée des garçons, il se secoua et rejoignit la chaire.

— Divisez-vous en équipes, ordonna-t-il de sa voix rauque.

Felix le soupçonnait de fumer en cachette. S’il ne se trompait pas, tôt ou tard, il le paierait cher.

Comme d’habitude, on déplaça les pupitres pour former trois groupes d’égale importance. Leurs chefs, qui occupaient les places les plus proches de l’estrade, distribuèrent les bandeaux de couleur à se nouer au front. Felix, qui se trouvait sur la droite, hérita d’un tissu rouge, couleur de la Nouvelle Fédération Américaine. En revanche, Allsop en ceignit un jaune, pour symboliser la Confédération de la Libre Amérique. Caractéristiques : économie commerciale et rurale ; alliance de fait avec la Nouvelle Fédération Américaine, fondée sur l’industrie ; rapports tendus avec l’Union, dominée par le capital financier. Appartenir à l’équipe jaune signifiait partir avec un handicap, mais aussi avoir moins d’ennemis et disposer d’une solidarité fondamentale, souvent précieuse au décompte final des points.

Felix alluma l’ordinateur encastré dans son pupitre et découvrit les chiffres du jour. Pas mauvais, une situation assez équilibrée. Peut-être le jeu le captiverait-il assez pour le distraire de ses préoccupations. Il l’espérait vraiment.

Sanchez claqua des doigts.

— Attention, messieurs. La Conféderation jaune baisse le taux d’escompte de deux points. Prêts ? Partez !

Les doigts fébriles de Felix coururent sur les touches de l’ordinateur, puis il essaya d’interpréter les nouvelles valeurs qui apparaissaient sur l’écran. Bon sang, celui-ci était trop petit, il fallait utiliser les flèches pour déplacer le centre. Lentement, trop lentement.

La voix triomphante d’un membre de l’équipe jaune s’éleva :

— Les investissements ont augmenté, lança-t-il en parlant si vite qu’il en mangeait ses mots. L’emploi aussi.

Weiner, qui portait le bandeau de l’Union, s’exclama avec fougue :

— Trop de demande ! L’inflation augmente !

Felix s’unit avec enthousiasme au chœur, en tapant du pied. Mais la voix excitée d’un garçon au front ceint de noir brisa l’euphorie.

— La monnaie jaune perd du terrain. Vendez de la monnaie jaune, vite.

Allsop, assis près du chef de groupe des jaunes, se tourna vers ses camarades, le visage humide de sueur.

— Dévaluation ! Dévaluation tout de suite !

Weiner tapa du poing sur son pupitre.

— Danger ! Exportations noires à la baisse ! Exportations jaunes en hausse !

Les yeux de Felix tombèrent sur une donnée qu’il n’avait pas remarquée jusque-là et qui semblait avoir échappé à ses coéquipiers.

— Danger ! cria-t-il à son tour, en essayant de parler le plus vite possible. Exportations rouges à la baisse !

Des bancs des jaunes s’éleva un chœur de hurlements triomphaux, mais qui dura peu. Un étudiant au bandeau noir de l’Union bondit sur ses pieds, excité. Il leva la main d’un air accusateur, sans détacher son regard de l’ordinateur.

— Consommation jaune encore en hausse ! L’inflation jaune augmente !

Allsop, dont la sueur maintenant coulait à flots sur le col, secoua la tête avec vigueur.

— Foutaises ! hurla-t-il pour se faire entendre. Les matières premières sont au-dessous du prix coûtant ! Il n’y a pas d’inflation !

Sanchez, qui jusque-là avait suivi le duel avec un détachement amusé, fronça le sourcil. Il s’écarta de la chaire à laquelle il était appuyé.

— Réponse ennuyeuse, dit-il avec une lenteur délibérée, pour insister sur son propre dégoût. Il y a toujours de l’inflation, monsieur Allsop. Sinon, il n’y aurait pas de lutte contre l’inflation, et l’ordre social irait à vau-l’eau. Votre situation est critique, vous devez faire quelque chose. De quelles options disposez-vous ?

Troublé, Allsop s’efforça de réfléchir.

— Relever le taux d’escompte. Freiner les investissements et l’emploi.

— Vous venez juste de le baisser. Les marchés réagiraient mal. Proposez-moi autre chose.

Le garçon fouilla dans sa mémoire.

— Poursuivre les exportations, hasarda-t-il. Attendre que la croissance de l’économie réelle remette à flot la monnaie.

De la classe entière, un murmure s’éleva. Sanchez mima un accès de vomissement, avec tant d’efficacité que les étudiants du premier rang s’écartèrent.

— Réponse très ennuyeuse ! Il n’existe pas d’économie réelle !

Allsop sentit le sol se dérober sous ses pieds.

— Mais dans le passé il est arrivé… s’embrouilla-t-il.

Sanchez l’interrompit d’un geste brusque.

— Il n’y a pas de passé. Il n’y a pas de futur. Réponse tortueuse.

Noirs et rouges explosèrent dans un grand tapage, tandis que sur les écrans défilaient des fichiers de données négatives pour la Confédération. Un nouveau chœur fit vibrer les murs de la salle.

— Il n’y a pas de passé ! Il n’y a pas de futur ! Il n’y a pas de passé ! Il n’y a pas de futur !

Les étudiants jaunes, humiliés, fixaient le plafond, inquiets, dans l’attente de quelque chose. Soudain, d’un haut-parleur s’éleva le son d’une sirène qui annonçait leur sort. De dizaines d’orifices cachés tombèrent des jets de peinture sombre, collante. Cravates de soie, vestes imperméables, chemises brodées furent, en quelques instants, rendues inutilisables. Les jeunes gens essayaient de se protéger la tête et les yeux, mais le liquide gluant ne leur laissait aucune chance. Quand la pluie cessa, l’équipe jaune était réduite à un groupe de grotesques formes noirâtres, tandis que noirs et rouges s’abandonnaient à une hilarité déchaînée et, jugea Felix, un peu artificielle.

Le cours de Sanchez se poursuivit avec l’exposition théorique des thèses monétaristes, synthétisées en slogans qui couraient rapidement sur les écrans. Suivirent deux heures de gestion de l’entreprise, que l’équipe battue dut suivre dans l’état où elle se trouvait. Quand la sonnette annonça la pause-déjeuner, les perdants purent seulement aller se laver et se changer. Mais l’expression de leurs visages, au retour, montrait que la toilette n’avait pas atténué leur mortification.

— Courage, Frank, dit Felix à son ami, à la cantine, tandis qu’il ôtait d’une boîte d’orangeade le cachet de la F&DA. Nous sommes tous passés par là. Dans deux semaines, ça pourrait m’arriver à moi.

— J’y tenais, à cette veste, pleurnicha Allsop. Il ne m’en reste pas beaucoup, d’aussi belles. Et j’y tenais, à m’envoyer en l’air avec les Schooldolls.

— Pour ça, tu devras attendre.

— Mais comment on fait, pour attendre un mois entier, à quinze ans passés ? Je ne suis pas un séminariste de la Confédération.

Tim Stanley, en train de dévorer deux épis de maïs surgelé, leva les yeux de son assiette.

— Tu as voulu faire le malin, Allsop. Tu as lu de vieux livres pour faire ton petit effet. Cette école a ses règles. Peut-être serais-tu mieux adapté à une école non orientée vers le marché. Qui t’a mis en tête d’entrer dans la classe dirigeante ?

— Attention à ce que tu racontes, crapaud ! cria Allsop, indigné. Tout le monde le sait que tu es né dans les slums, et que tu n’as que deux complets ! Pas vrai, Addir ?

Felix hocha distraitement du chef. Dans moins d’une heure, il ferait la rencontre qu’il attendait depuis deux semaines, ballotté entre le désir et la crainte. Il se demandait si, vraiment, il devait s’exposer à un danger si grand. Oui, il avait juré. Mais est-ce que ça en valait la peine ? Mieux valait n’y plus penser. Il prendrait une décision à la dernière minute.

La dispute entre Allsop et Stanley continua encore un peu, puis la conversation glissa sur les maladies qui se multipliaient malgré les précautions de la F&DA. Mais c’était un sujet de mauvais goût, quoique d’une actualité brûlante, et on le laissa bientôt tomber. Le bruit de la sonnette annonça le moment que tous attendaient, à l’exception de l’équipe perdante.

On se précipita vers les ascenseurs. Felix prit congé d’Allsop qui était obligé de se retirer dans sa chambre et se mit lui aussi en route. Le bar des Schooldolls était situé vers le milieu du gratte-ciel, tout de suite après les logements des étudiants des classes supérieures, qui y accédaient plus que fréquemment. Felix subodorait l’existence, quelque part dans le bâtiment, de Schooltoys, réservés aux étudiantes ; mais la séparation rigide entre jeunes gens et jeunes filles « normaux », destinée à conjurer ce sentimentalisme putride et antihygiénique à l’origine de l’anémie falciforme, empêchait de s’en assurer. Et il n’osait le demander à Marjorie, par peur d’une réponse positive.

Il rejoignit l’ascenseur, interne cette fois, avec une lenteur voulue. Oui, il avait pris sa décision. Pour monter, il attendit l’arrivée du dernier groupe de retardataires, essoufflés et encore plus excités que les autres. Son cœur battait fort mais moins que ce qu’il avait craint. Même la boule qui lui bloquait la gorge depuis sa sortie du cours se dénouait. L’imminence du danger semblait avoir un effet revigorant.

Les murs du hall dans lequel il déboucha, à la sortie de l’ascenseur, étaient peints en rose et ornés de grands miroirs à cadres baroques. De la porte du fond, fermée de rideaux de velours rouge, arrivaient des rires, des petits cris étouffés et la musique obsédante de I wanna violent sex… Les étudiants se précipitèrent dans cette direction en menant grand tapage. Felix, lui, ne bougea pas, feignant de se renouer un lacet. Quand les autres eurent disparu derrière le rideau, il contourna la cage de l’ascenseur et déboucha dans la salle de sécurité. Il ne perdit pas de temps à regarder autour de lui. Si le destin voulait que la surveillance le découvre, il chercherait à inventer une excuse sur le moment.

Il monta deux étages. Il suivait ce trajet pour la quatrième fois, mais les deux occasions précédentes l’engageaient moins. Jusque-là, il n’avait pas été impliqué dans une affaire qui risquait de compromettre à jamais son avenir. Mais il ne parvenait pas à se sentir vraiment troublé. Au maximum, il ressentait une excitation, à certains égards épuisante, mais qui n’avait rien à voir avec la peur.

Hors d’haleine, il arriva sur le deuxième palier. La double grille qu’il abhorrait restait plus que jamais solide, et le couloir qui s’ouvrait au-delà demeurait inaccessible à qui ne possédait pas une carte magnétique spéciale. Mais ce qu’il apercevait des cheveux blonds de Marjorie, et ses yeux marron qui scintillaient derrière le grillage très serré, lui parut valoir au centuple le risque qu’il courait.

— Salut, Felix, dit la jeune fille avec simplicité.

Très ému, il colla son visage contre la grille. Il n’avait jamais vu Marjorie en entier, sinon dans leur petite enfance à tous deux. Une amourette puérile qui, avec les ans, avait démesurément grandi, au fur et à mesure que le système plaçait des limites toujours plus drastiques aux fréquentations entre jeunes gens, au nom de la lutte contre le sentimentalisme, ennemi de l’efficacité.

— Salut, réussit-il à murmurer.

— Nous avons peu de temps. Je crois que ma camarade de chambre me soupçonne. Tu as lu la poésie ?

— Oh, oui. Maintenant, je la connais par cœur.

Felix avait parcouru Attise les cendres de ta volonté au moins un millier de fois, jusqu’à transformer le rouleau de papier en lambeau informe. Il trouvait la poésie très laide, mais comme elle provenait de Marjorie…

— J’en ai appris davantage sur les Enfants du Futur, continuait la voix au-delà de la grille. Ils ont une base dans le Maine, en un lieu appelé Rangeley. Là-bas, il y a des gens qui viennent de l’Amérique entière. Tu imagines, conclut la fille sur un ton rêveur, si nous pouvions y aller nous aussi…

— Nous irons ! assura Felix d’une voix résolue. Nous devons simplement fuir de cette école.

— Oui, mais comment ?

— Je trouverai un moyen.

Felix se sentait très déterminé et très viril. Il lui plaisait de jouer les aventuriers devant Marjorie.

— Si nous nous évadons d’ici, nous risquons de finir au Lazaret.

— En ce moment aussi, nous le risquons.

La voix de Felix trembla un peu. La perspective d’être déporté dans l’endroit le plus infernal de la planète ne l’épouvantait plus autant. Mais l’idée que Marjorie pût y finir le bouleversait.

— Oui, mieux vaut que nous nous séparions.

Les yeux marron de la fille se mouillèrent.

— Tu seras là, dans quinze jours ?

— J’espère. Ça ne dépend pas de moi, mais des stupides concours de l’école. Quelquefois, je voudrais être né dans les slums, et ne rien savoir du tout en économie.

Il y eut un instant de silence, pendant que les yeux des deux adolescents se cherchaient à travers la grille. Puis Marjorie demanda, sur un ton neutre qui cherchait maladroitement à dissimuler son anxiété :

— Maintenant, tu vas aller chez les Schooldolls ?

— Non, mentit Felix. Ces rapports froids me dégoûtent. C’est comme d’avoir affaire à des cadavres.

Il se reprochait son mensonge, qui, toutefois, reposait sur une vérité de fond. La satisfaction qu’il tirait des jeunes prostituées offertes en récompense par l’école durait quelques instants et le laissait frustré. Pour ne pas parler du sinistre cérémonial hygiénique accompagnant ces contacts purement charnels. Mais s’il avait cherché à se soustraire à ce droit-devoir, il n’aurait pu éviter l’accusation de sentimentalisme. Avec toutes ses conséquences.

La voix de la jeune fille résonna tristement, mais encore chaude et compréhensive.

— Bon, eh bien, au revoir.

Les yeux de Felix se remplirent de larmes. Il avala sa salive, demanda :

— Tu arriverais à passer les doigts à travers la grille ?

— Pourquoi ?

— Je veux les toucher.

Marjorie sourit et fit ce qu’il lui demandait. Felix allait lui effleurer avec délicatesse le bout des doigts quand résonna le hurlement déchirant d’une sirène. D’invisibles capteurs, qui n’avaient pas réagi deux semaines plus tôt au passage d’un rouleau de papier à travers la grille, avaient perçu la chaleur des doigts qui les touchaient. L’alarme faisait vibrer les murs du couloir.

Marjorie voulut retirer la main, mais il était déjà trop tard. Incrédule, Felix vit comme à travers une brume, au-delà de la grille, la silhouette noire des agents de surveillance qui agrippaient la jeune fille et l’emmenaient. Puis de lourdes mains se posèrent sur ses épaules.