Alghero

La marche d’approche vers la ville des seigneurs-juges commença le mardi peu après les laudes, alors que l’obscurité nocturne commençait à peine à se dissiper. Eymerich était réveillé depuis une heure au moins. Il avait passé une nuit agitée, bien que les fatigues accumulées au long de la journée de lundi, entièrement consacrée aux obsèques du vicomte d’Illa, aient paru préluder à un sommeil profond. Mais il continuait à être tourmenté par le cauchemar du cadavre secoué de contractions internes mécaniques, comme si, dans son ventre, on ne sait quelle monstrueuse créature avait été enfermée.

L’atroce incident l’avait transformé, lui, l’inquisiteur général haï et solitaire, en homme clé de la totalité du corps expéditionnaire. Même si, pendant deux jours, le roi, trop bouleversé pour se montrer en public, n’avait pu être approché, et s’il n’avait fait qu’une brève apparition pour les funérailles, la tente d’Eymerich était devenue un lieu de pèlerinage ininterrompu de nobles, d’officiers, de courtisans et de simples soldats, contraints de reconnaître l’autorité de l’unique personnage qui, dans le camp, avait une familiarité avec le surnaturel. Jusqu’à l’abbé cistercien qui était venu le consulter pour savoir comment expliquer l’événement à la troupe, afin de calmer la panique qui commençait à disloquer ses rangs.

Eymerich avait fourni sans cesse la même réponse. Satan était fort, mais l’Église l’était davantage. Quiconque en douterait manifesterait une complicité objective avec le seigneur du mal, et mériterait le châtiment réservé aux serviteurs du malin. L’admonition, prononcée d’une voix lente et lourde de menace, avait suffi à réduire au silence ceux qui réclamaient déjà un retour immédiat dans la patrie. Mais il s’agissait d’un équilibre précaire et Eymerich pressentait dans quel abîme de panique l’armée entière risquait de se précipiter, si le démon devait donner de nouveaux signes de sa présence.

Ces inquiétudes nombreuses s’accordaient mal à la pureté parfumée dans l’air de cette nuit finissante. Sur la mer scintillante de lumière lunaire dansaient les torches allumées à bord des galères qui s’apprêtaient à appareiller pour boucler Alghero du côté de la côte. On entendait grincer les machines de guerre tirées par des cordes que tendaient, dans un effort terrible, des files de chevaux, et aussi le ferraillement des armes et des cuirasses, le grondement sourd de centaines de chariots qui se mettaient en mouvement, les ordres secs des officiers. Mais cela ne troublait pas réellement la paix d’une très belle nuit, illuminée par des essaims d’étoiles et pleine de l’odeur salubre de la mer.

Eymerich prépara son propre bagage, constitué d’un simple ballot de vêtements alourdi de quelques livres, et se mit en route vers le centre du campement.

— Il y a une monture pour moi ? lança-t-il à un palefrenier.

— Certainement, mon père. Je croyais que vous entendiez voyager sur un chariot.

— Non. Je voyage seul. Trouvez-moi un cheval convenable.

Peu après, l’inquisiteur, ayant rangé ses quelques affaires derrière la selle, montait sur un animal à la robe sombre, de naturel un peu capricieux. À première vue, il ne lui sembla guère mieux qu’une rossinante, mais Eymerich accordait encore moins d’attention aux bêtes qu’aux hommes. Sans mot dire, il agrippa les rênes et s’approcha des colonnes déjà en mouvement.

Il avançait au pas, à côté des soldats valenciens de En Ramòn de Riusech, un noble obèse qui ne se déplaçait qu’en litière, quand une voix résonna d’une file à l’autre, jusqu’à ses oreilles.

— L’inquisiteur ! Où est l’inquisiteur ? Le roi veut le voir !

— Me voilà, dit-il, un peu agacé, à l’officier qui lui apportait le message. Le roi Pierre chevauche devant nous ?

— Oui. Il veut que vous le rejoigniez.

— J’y vais sans tarder.

Eymerich mit son cheval au petit trot pour couper à travers le terrain inculte parsemé de quelques rares arbustes, qui s’étendait entre les parois rocheuses de la montagne et le large chemin caillouteux que la troupe suivait. La grande clarté de la nuit lui permit d’apercevoir la forêt d’étendards qui signalait la présence du roi. Il accéléra l’allure. Enveloppé dans un lourd manteau de velours noir, Pierre IV montait un pur-sang à la robe de lait, tandis que la foule des porte-enseignes, des commandants, des serviteurs de haut rang et des courtisans maintenait ses montures à distance respectueuse.

— Me voilà, sire, dit Eymerich en se présentant au souverain. Vous vouliez me parler ?

— Oui.

Le visage de Pierre IV, d’ordinaire détendu et rayonnant d’énergie, était pâle et marqué, comme s’il n’avait pas dormi depuis plusieurs nuits.

— Vous aurez remarqué que, depuis la mort du vicomte d’Illa, nous avons évité de vous rencontrer.

— Je l’ai remarqué, sire.

— Avec vous, nous serons francs. Nous craignions ce que vous auriez pu nous dire. En outre, nous étions troublés à la pensée de devoir renoncer à notre expédition, et donc à la Sardaigne, précisa Pierre en levant sur l’inquisiteur ses yeux las et pensifs. Mais maintenant nous avons besoin de votre conseil. Dites-nous, père Nicolas, de tragiques incidents comme celui qui est arrivé au vicomte d’Illa pourraient-ils se répéter ?

Eymerich fixa le souverain. Puis il parla avec prudence.

— Je crains que oui, sire. Si je puis vous exprimer le fond de ma pensée, je suis convaincu que le sort du vicomte vous était réservé. Vous vous souvenez quand, à bord de la galea, je vous ai dit que le piège préparé par Mariano d’Arborée devait se trouver dans l’équipage de la coque ?

— Oui.

— J’ai réfléchi et conclu que ces hommes devaient être contaminés par un mal horrible. Il est bien rare, en fait, que durant une possession le démon tue le corps qui l’héberge. C’est le crachat du prisonnier qui a infecté, je ne sais comment, les viscères du vicomte d’Illa. Mais ce n’était pas lui la cible. On vous visait vous, sire, ou au moins vos dignitaires et vos commandants. Nous aurions dû laisser se noyer les naufragés, ou alors traiter le prisonnier avec plus de prudence.

— Oui, nous le pensons nous aussi, observa le roi. Le jeune vicomte était un impulsif.

— Je dirais un téméraire, répliqua Eymerich, sans éviter qu’une note d’aigreur transparaisse dans sa voix. Puis-je formuler une demande un peu risquée, sire ?

— Certainement.

— Jusqu’à aujourd’hui vous n’avez fait allusion qu’assez vaguement aux motifs pour lesquels vous avez voulu que je vous accompagne. Je crois à présent toute réticence superflue. Vous attendiez-vous à quelque chose comme ce qui est arrivé ?

Pierre IV inspira longuement. Il poussa son cheval un peu plus en avant, et attendit que l’inquisiteur le rejoigne.

— Votre question est logique, père Nicolas. Nous vous dirons tout. Oui, on nous avait prévenus que nous nous trouverions confrontés à des phénomènes étranges, démoniaques. Savez-vous que la seigneurie d’Arborée, dans ses régions intérieures, grouille de maladies ?

Eymerich réprima un frisson.

— Un moine bénédictin que j’ai rencontré dimanche matin m’en a parlé. Il m’a raconté que le juge d’Arborée possède des pouvoirs thaumaturgiques et que cela attire des malades de toute l’île. Il a aussi fait allusion au danger des rivières, et à quelque chose de si monstrueux qu’on ne peut le nommer.

— En ce qui concerne les malades qui accourent à Alghero, ce moine vous a dit la vérité. Mais ce n’est pas tout. Mariano exerce ses pouvoirs présumés au nom de la religion chrétienne. On peut craindre, pourtant, que son christianisme ne se réduise à une façade qui cache un culte très ancien et abominable. Je ne crois pas que vous sachiez ce que Mariano conseille aux malheureux qui s’adressent à lui.

— Non, je n’en ai pas la moindre idée.

— La luxure.

La voix d’Eymerich refléta la perplexité :

— La luxure ?

— Oui, vous avez bien compris. L’abandon sans frein aux passions.

Le roi marqua une pause, comme pour souligner la gravité de la révélation ; puis il reprit :

— Je sais que cela paraît étrange, mais la chose nous a été rapportée par des informateurs absolument dignes de foi. Des rituels orgastiques sont célébrés parmi les malades qui accourent à Alghero, des rituels qui remontent à l’aube des temps, en l’honneur de divinités horribles et blasphématoires. Nous aussi, nous avons eu du mal à le croire, mais c’est la vérité.

Eymerich était impressionné, mais il s’efforça de le dissimuler.

— Et pourtant le seigneur-juge d’Arborée s’entoure de frères bénédictins et de victoriens d’une foi éprouvée.

Pierre IV hocha la tête.

— Ce n’est pas sa seule contradiction. Il a étudié à Barcelone, auprès de vos frères dominicains. Quant à son épouse Timbors, fille de Dalmau de Rocaberti, elle provient d’une des maisons les plus nobles et les plus chrétiennes de la Catalogne. Et pourtant, les témoignages concordent. Ici a pris forme une nouvelle Sodome, sous prétexte de médecine, et on y adore des divinités inconnues et sataniques. Vous comprenez, maintenant, pourquoi j’ai voulu que vous nous suiviez ?

— Je crois que oui.

— Nous ne pouvons oublier avec quelle énergie vous avez extirpé de notre royaume les derniers vestiges du paganisme. Dans cette île aussi, le cœur même de notre foi est menacé. Nous voulons que vous surmontiez cette nouvelle embûche, que notre expédition devienne une croisade, susceptible d’arracher le pontife à ses hésitations. Vous le pouvez.

Eymerich inclina respectueusement la tête. À sa dernière phrase, il devinait le roi mû par des intentions plus politiques que théologiques. Mais il se garda bien de soulever des objections.

— Sire, vous serez servi. Puis-je compter sur votre plein appui, quelles que soient les mesures que je devrai prendre ?

— Certainement. Que vous faut-il ?

— En premier lieu la disponibilité de tous les hommes d’armes qui pourraient me servir. En deuxième lieu l’autorisation de créer un tribunal qui opère durant le siège, pour juger sans ménagement quiconque apparaîtrait s’opposer aux lois de l’Église. En troisième lieu, le respect des gentilshommes qui vous accompagnent, trop souvent irrévérencieux à mon égard.

Le roi fixa l’inquisiteur à travers l’obscurité qui se dissipait peu à peu.

— Vous aurez ces trois choses. Pour ce qui concerne le tribunal, il vous faudra des personnes expertes en jurisprudence.

— Il me suffit d’un notaire, ou du moins d’un secrétaire.

— Que pensez-vous de Bemat Dezcoll ? Un homme intelligent, qui, en outre, est déjà venu en Sardaigne. Il pourrait vous apporter une aide précieuse.

Eymerich en resta interdit. Dezcoll n’emportait nullement sa conviction, et la manière un peu trop théâtrale dont il lui avait parlé du complot pour tuer le roi l’avait défavorablement impressionné. Néanmoins, il n’osa pas exprimer des réserves qu’il n’aurait pas su motiver.

— Le seigneur Dezcoll fera parfaitement l’affaire.

— Alors servez-vous de lui, et des cisterciens pour les tâches mineures. Nous savons que vous ne les aimez pas, mais il n’y a pas d’autre dominicain que vous dans l’expédition.

Pierre IV montra devant lui la route, qui se perdait à l’intérieur d’une gorge.

— Maintenant, allez. Aux premières lueurs du jour, nous serons en vue des murs d’Alghero.

L’inquisiteur exécuta la révérence la plus profonde qu’il pût se permettre à cheval puis se dirigea vers le gros de la troupe, sans daigner accorder un regard au groupe des nobles et des serviteurs de haut rang. L’allusion de Pierre IV à l’immoralité pratiquée dans la seigneurie l’avait profondément troublé. Les habitudes licencieuses, si répandues, jusque dans les couvents, ne lui répugnaient pas seulement par ce qu’elles contrevenaient aux Écritures, mais aussi et surtout parce qu’elles représentaient, à ses yeux, l’abandon de la logique en faveur de l’irrationnel. Il considérait le corps comme un mal inévitable, que l’esprit devait tenir à chaque instant sous un contrôle rigide. Qu’on relâche cette prise un seul instant, et il faudrait s’attendre au pire. Convoitises effrénées, instincts animaux, émotions ancestrales resurgiraient, renversant l’édifice rationnel qui avait séparé l’homme de la bête et fondé la grandeur de l’Église.

En cette dernière, Eymerich aimait par-dessus tout l’ordre rigoureux, fondé sur d’impitoyables normes de comportement et des modes de pensée obligatoires. Il concevait l’activité d’inquisiteur comme une défense de cet ordre, qui avait sauvé l’Europe de la barbarie en imposant son propre empire moral par-dessus le délitement de l’empire séculier, et sa discipline face à la faiblesse des rois. Si vraiment le grand dessein des pontifes se trouvait menacé en Sardaigne, il n’hésiterait pas à recourir aux mesures les plus cruelles pour étouffer le danger. Un couvent aux règles de fer : telle devait rester la Cité de Dieu, ou alors même la Cité de l’Homme tomberait en ruine.

La marche continua jusqu’à ce que le soleil déjà visible entre les montagnes et quelques lointains sons de cloche annoncent prime. Alors, sous les yeux des Aragonais se dévoila une vallée verdoyante, fermée par l’étendue azur du golfe et les pentes à pic du cap Caccia. La minuscule ville d’Alghero se serrait sur un promontoire, entourée de murs imposants qu’on devinait bien défendus. Demi-lunes, contreforts, fausses portes et barricades la mettaient en mesure de résister même à un assaut prolongé. Çà et là, dans la vallée, on voyait des maisons isolées et, plus loin, près de la ligne d’horizon, quelques-unes de ces tours énigmatiques et sombres dont Eymerich avait découvert un exemplaire le jour du débarquement.

Les habitants d’Alghero devaient tous se tenir sur les murailles, à observer avec appréhension aussi bien l’armée qui approchait que, du côté opposé, la flotte de galères qui glissait dans la crique. Le côté de la mer devait sans doute leur offrir le spectacle le plus inquiétant. Des dizaines de navires, mus par le mouvement rythmé des rames, se disposaient en arc de cercle autour du petit port fortifié, tandis que des reflets et des lueurs allumées par un soleil matinal encore timide trahissaient la présence d’hommes armés cachés derrière les écus des flancs. Mais l’armée de terre aussi, avec ses machines de guerre aux proportions titanesques, ses troupes multicolores de fantassins, ses chariots bruyants et ses nuées de cavaliers, promettait à la ville un destin douloureux.

Eymerich, qui avait rejoint la colonne de Ramòn de Riusech, se plaça à la hauteur de la litière qui transportait le gentilhomme obèse.

— Pourquoi ce trajet en arc de cercle ? demanda-t-il, après un salut respectueux. Ne conviendrait-il pas de suivre simplement la plage ?

Le noble scruta l’inquisiteur de ses petits yeux noirs qui émergeaient difficilement des plis de graisse.

— Je crois que le roi Pierre veut donner au juge d’Arborée le sentiment de notre puissance. Maintenant, nous pouvons envahir toute la plaine, alors que par le bord de mer nous serions arrivés en colonne.

De fait, juste à ce moment, l’armée commençait à s’ouvrir en éventail et à se répandre à travers champs, comme une grande marée huileuse, au rythme obsédant des tambours. Quelques bouffées de fumée signalèrent que les avant-gardes avaient rejoint les premières maisons, probablement abandonnées. Pour les assiégés, un avant-goût menaçant de ce qui les attendait.

La plaine fut traversée en peu de temps tandis que la flotte, ayant achevé de prendre position, relevait les rames et jetait l’ancre. À présent, Eymerich apercevait, au sommet des murs d’Alghero, par ailleurs encore lointains, un fourmillement de casques et le profil des arbalètes qu’on armait. Mais le moment de la bataille n’était pas encore venu. À une lieue et demie de la ville, les officiers et les estafettes commencèrent à courir dans les rangs, en distribuant des ordres d’une voix excitée. Avec une lente efficacité, l’armée aragonaise s’immobilisa le long d’une ligne semi-circulaire, de manière à barrer la totalité de l’accès du promontoire à la terre ferme. Un silence profond tomba, en contraste violent avec le tumulte qui régnait un instant auparavant. Puis un son de trompe annonça l’imminence du passage des troupes en revue par le roi.

De la ville partirent quelques flèches, qui se perdirent dans les champs sans rejoindre une cible trop lointaine. Indifférent et majestueux, Pierre IV, qui, pour l’occasion, s’était coiffé de sa couronne et avait jeté un manteau rouge sur les épaules, parcourut à cheval la ligne des assaillants sur toute sa longueur, suivi par un essaim de commandants, de gentilshommes et de porte-enseignes. Il ne s’arrêta qu’au point où de derrière les murs émergeait le sommet d’un donjon orné d’un grand étendard qui représentait un arbre frappé par la foudre. Eymerich eut l’impression d’apercevoir, sur un balcon près du sommet, une forme penchée en avant qui observait les mouvements de Pierre. Mais la distance était vraiment trop grande. Le souverain reprit sa cavalcade et disparut dans un nuage de poussière. À un nouveau signal de trompe, l’armée entière tomba à genoux. La messe propiatoire commença, célébrée par les cisterciens, bientôt scandée en chœur d’« amen » tonitruants, même si l’autel se trouvait hors de vue du plus grand nombre.

Un moment, Eymerich suivit distraitement la cérémonie. Puis, voyant que les cisterciens semblaient prendre leur temps, il fit tourner son cheval, dont il n’avait pas daigné descendre et partit au trot en direction de la campagne. Il alla droit sur une des fermes incendiées, d’où s’élevait une fumée maintenant plus dense et plus abondante.

En approchant du bâtiment, il aperçut un rassemblement de quelques soldats. À leurs enseignes, il reconnut des hommes de la troupe d’En Pedro de Exerica, seigneur du fief valencien de Segorbe. L’édifice qui brûlait, une maison de pierre au dessin très simple, avec une unique petite fenêtre, était entouré d’un jardinet à moitié envahi d’une floraison sauvage. Juste derrière coulait un fleuve aux berges larges et aux eaux somnolentes, qui allait droit vers la ville.

Sachant par expérience que les soldats en proie à l’excitation du pillage risquaient d’avoir des réactions imprévisibles, il s’approcha avec précaution. Quand il s’aperçut qu’au centre du groupe des hommes d’armes, quelques personnages à l’air louche, vêtus de peaux, gesticulaient avec excitation, il redoubla de prudence. Profitant de ce que tous tournaient ailleurs leur attention, il descendit de cheval et s’approcha en silence.

À quelques pas d’eux lui arrivèrent des fragments d’un dialogue curieux.

— Et où seraient ces grottes ? demandait un soldat barbu, qui dépassait tout le monde par sa stature.

— Au-dessous de vous, répondit un des hommes vêtus de peau. Juste au-dessous. Et crois-moi, je n’y croyais pas jusqu’à ce que je les ai vus de mes propres yeux.

Soudain, quelqu’un aperçut Eymerich, et la conversation s’interrompit aussitôt. Le cercle de soldats s’ouvrit, montrant les individus qui se tenaient au centre. De petite taille, le cheveu fort long, ils portaient sous leurs peaux de moutons des vêtements de toile rapiécée qui leur tombaient jusqu’aux pieds. Deux d’entre eux l’air hébété jetaient des regards alentour comme s’ils ne comprenaient rien à ce qu’ils voyaient. Leur crâne, énorme, était nettement disproportionné par rapport au corps. Le troisième, en revanche doté d’un physique élancé, semblait parfaitement à son aise. La chevelure flottante ne dissimulait pas les traits fins que des yeux vifs éclairaient.

L’homme d’armes barbu s’approcha, serrant son casque entre ses mains.

— Je vous reconnais, vous êtes l’inquisiteur général. Bienvenue, mon père. Nous étions en train d’interroger ces trois prisonniers.

Eymerich lança au soldat un coup d’œil sévère.

— Interroger ? Franchement, vous n’en aviez pas l’air. Vous sembliez plutôt fraterniser.

Le soldat, très embarrassé, retourna le casque entre ses grosses mains.

— Vous voyez, père, je connais cet homme depuis l’enfance. Il est de mon village, Montesa. Je l’ai perdu de vue il y a deux ans, quand il est venu en Sardaigne avec l’expédition contre les Génois. Avant, il était lui aussi dans la troupe du seigneur de Segorbe.

— Un soldat aragonais dans le groupe des prisonniers ? réagit Eymerich, stupéfait et indigné.

Il marcha en direction de l’homme, indifférent aux brins de paille incendiée qui commençaient à pleuvoir du toit.

— Tu sais ce qui t’attend, traître ?

L’ex-soldat ne parut pas troublé. Il leva sur l’inquisiteur un regard limpide.

— La mort, j’imagine. Mais peu m’importe. Le seigneur-juge d’Arborée m’a guéri de la peste et m’a offert deux années de vie. Visiblement, ma condamnation n’avait été que suspendue.

Le géant barbu s’interposa, toujours plus embarrassé.

— Il semble que sous Alghero se trouvent certaines grottes, où le juge guérit les lépreux et les pestiférés. Ce n’est pas le seul de nos hommes qui en ait bénéficié.

À l’évocation de la lèpre et de la peste, Eymerich s’était involontairement écarté du prisonnier.

— Ah oui ? cria-t-il d’une voix brisée par la colère, et il fixa sur le cercle des soldats un regard qui les fit frémir. Savez-vous comment il soigne, le seigneur-juge d’Arborée ? Avec l’aide de Satan ! Quiconque se fie à ce traître sera considéré comme hérétique déclaré, et sa chair brûlera sur le bûcher !

Les hommes d’armes pâlirent, mais pas le prisonnier. Au contraire, un sourire calme et large se dessina sur ses lèvres.

— Il ne s’agit pas d’hérésie. Mariano IV est aussi chrétien que vous. Mais lui il fait sortir la peste du corps, et pas vous. En cet instant même, des dizaines de miraculés chantent les louanges du seigneur-juge sous vos pieds.

Sans le vouloir, Eymerich baissa le regard vers ses chausses mais releva aussitôt les yeux, furieux.

— Qu’entends-tu par là, idiot ?

L’homme allait répondre mais juste à ce moment l’écroulement des murs de la maison les contraignit tous à reculer précipitamment. Un geyser d’étincelles s’éleva, bientôt suivi d’une très haute langue de flamme. Un grondement et une série de craquements signalèrent l’écroulement d’un autre mur.

Eymerich se retrouva à côté du prisonnier, qui souriait toujours, indifférent à tout.

— Allons, réponds ! Pourquoi dis-tu qu’il y a des gens qui chantent sous mes pieds ?

— Voilà, la porte de la cave est tombée, murmura l’homme en montrant une large brèche qui venait de s’ouvrir sur l’arrière de la maison en ruine, débarrassée par l’incendie des quelques planches qui la couvraient. Jetez vous-même un coup d’œil.

Eymerich lança au prisonnier un regard perplexe et furieux, puis s’approcha avec prudence de l’antre, en serrant sa tunique contre lui pour se protéger des étincelles. Il se pencha un peu sur la cavité obscure.

— Il n’y a rien, là, dit-il.

— Regardez mieux, insista le prisonnier.

L’inquisiteur s’exécuta. D’abord, ses yeux, en s’habituant à la pénombre, distinguèrent seulement une vague lumière bleuâtre, qu’il attribua aux reflets de la flamme. Puis, peu à peu, il commença à voir que, dans le fond de la cave, s’ouvrait un puits large aux parois irrégulières, qui suggérait l’idée d’une profondeur abyssale. Une sorte de chuchotement semblait s’en échapper, inarticulé mais nettement perceptible.

Eymerich se retira vivement, glacé sans savoir pourquoi.

— Qu’est-ce qu’il y a, là, en bas ? réussit-il à balbutier.

— Je vous l’ai dit, répondit le prisonnier. Ceux à qui le seigneur-juge a rendu la vie. Plus quelque chose d’autre que personne n’ose nommer, mais qui un jour reviendra. Pour l’instant, cette chose reste dans le sous-sol et s’agite, impuissante.

Une angoisse inattendue, inexplicable, submergea Eymerich. Il réussit à la dominer en la transformant en colère.

— Emmenez cet homme au camp ! hurla-t-il au soldat barbu. Tenez-le à l’écart de tous, comme le pestiféré qu’il est ! Dès demain, il brûlera en même temps que les maladies qui le dévorent.

— Et de ceux-là, que faisons-nous ? demanda le soldat, en montrant les deux individus au crâne démesuré.

— Ils parlent notre langue ?

— Non. Pas un mot.

— Alors, ils ne nous servent à rien. Jetez-les dans ce puits. Qu’ils aillent rejoindre eux aussi les spectres qui chantent.

Quand ils comprirent ce qui les attendait, les deux malheureux poussèrent des cris et se débattirent. Mais les soldats les tenaient d’une main de fer et la peur augmentait leur détermination. Les prisonniers furent soulevés comme des paquets et jetés dans le gouffre, où ils tombèrent en provoquant un écho toujours plus faible. Personne ne prit la peine de vérifier leur sort. Du reste, quelques instants plus tard, le dernier mur de la construction s’écroulait sous les flammes, et un unique, formidable bûcher scellait à jamais l’entrée de la cavité.

— Maintenant, rejoignons l’armée, ordonna Eymerich en retournant à son cheval qui tournait, inquiet, autour d’un fourré. Si cet homme cherche à fuir, et surtout s’il faisait mine de cracher tuez-le sans pitié.

Hissé sur sa monture, il agita un doigt en direction du chef des soldats.

— Quant à vous, oubliez que vous venez du même village que ce traître. On ne peut être ami d’enfance avec un bout de chair brûlée.

Humilié, le géant baissa la tête sur sa poitrine. De la pointe de leur épée, ses hommes poussèrent en avant le prisonnier, en veillant à ne pas trop l’approcher. L’homme était pâle, mais encore maître de soi. Après quelques pas, il interpella Eymerich, qui s’éloignait au petit trot :

— Que craignez-vous, seigneur inquisiteur ? Peut-être une divinité contre laquelle vous aussi, vous êtes impuissant ?

Eymerich se retourna brusquement, transporté de fureur. Il leva un doigt, comme pour prononcer un anathème ; mais ensuite il se reprit, ajusta sa cape noire et partit au galop, en direction de la ville qu’enserrait maintenant un cercle d’acier.