Le cheval de Troie

À prime de mercredi 2 juillet, une semaine après le début du siège d’Alghero, Eymerich contemplait, depuis le seuil de sa tente, la grande pile de bois qu’on érigeait devant les murs d’Alghero, à la limite de la distance de sécurité. Au sommet de l’amas de troncs, était planté un poteau dont un aide-bourreau éprouvait la résistance. D’autres exécuteurs des basses œuvres, aidés par des soldats, transportaient des balles de paille, qu’ils disposaient en cercle autour du tas de bois. Ils travaillaient en silence, tandis que, derrière les créneaux de la ville, une foule curieuse et inquiète suivait les opérations d’un œil attentif.

Eymerich, qui gardait le capuchon sur la tête, l’abaissa encore plus sur ses yeux. Ce qui allait se passer, et qu’il avait soigneusement préparé, aurait ému n’importe qui. Mais en lui l’émotion se traduisait par une aggravation de sa nervosité habituelle, et celle-ci se dissolvait en quelques minutes. Bien sûr, il sentait son cœur battre la chamade dans sa cage thoracique, au point de lui donner des bourdonnements d’oreilles. Mais sa détermination restait absolue.

Eymerich vit Dezcoll venir dans sa direction, une expression préoccupée sur le visage. L’inquisiteur essaya de prendre un air distrait et indifférent, même s’il savait que l’autre se laisserait difficilement abuser.

— Réfléchissez encore, magister, dit le fonctionnaire quand il fut près de lui. Vous avez encore le temps de revenir sur votre décision.

— Non, seigneur. J’ai réussi à arracher son accord au roi, même si cela n’a pas été facile, dit Eymerich, tandis que son esprit revenait à la nuit entière passée à discuter dans la tente royale, discussion qui, parfois avait ressemblé à une dispute. Je ne peux retourner sur mes pas. J’y perdrais ma dignité.

— Et alors, inventez un prétexte. Ce n’est pas l’imagination qui vous manque.

Eymerich lança à Dezcoll un regard sévère.

— Quand je vous parle de dignité, je ne me réfère pas seulement à la manière dont les autres me verront. Je fais allusion à la façon dont je me vois moi-même.

Le copiste écarta les bras.

— Comme d’habitude, vous vous montrez trop orgueilleux. Permettez alors que je vous rappelle que le moment est difficile, et que des périls pèsent sur la tête de Pierre IV. Vous avez oublié ce que je vous ai dit du complot contre lui ?

Eymerich qui, en fait, n’y avait guère songé, haussa les épaules.

— Si je ne me trompe, le complot dont vous me parlez aurait dû être exécuté par le vicomte d’Illa, à présent décédé. Je crois que vos conjurés ont d’autres sujets de préoccupation. Pour le moins, se choisir un autre chef.

— Non, non, s’échauffa Dezcoll. Il y a un détail que je n’ai pas eu le temps de vous communiquer. Nous allons être attaqués du côté de la mer par des navires gênois. À ce moment-là, Pierre se trouvera en danger de mort.

— Il n’y a aucun navire au large, et quand bien même il y en aurait, il faudrait qu’ils fussent commandés par des fous pour oser défier notre flotte.

Eymerich leva un doigt.

— Taisez-vous, maintenant. Le prisonnier arrive.

Entre les tentes, escorté de deux groupes de soldats, approchait Asmar Dezcastell. Il progressait à grand-peine, chargé comme il l’était de chaînes qui, partant du cou, lui serraient les bras contre le corps. Mais ce qui impressionnait le plus, c’était son visage, écorché, brûlé, couvert d’hématomes et de taches de sang. Il ne portait plus la casaque de peaux : il lui restait seulement sa toge lacérée, maintenant entièrement couverte de caillots de sang rougeâtre, qui adhérait à ses membres maigres sans parvenir à les couvrir tout à fait.

— Amenez-le à l’intérieur, ordonna Eymerich aux soldats, en montrant la tente, puis, fixant Dezcoll, il lui demanda : Vous vous souvenez en détail du cérémonial ?

— Oui.

— Alors, suivez-moi.

Il écarta la fente de l’étoffe et emboîta le pas aux deux soldats qui traînaient le prisonnier. Après un instant d’hésitation, le copiste l’imita.

Deux heures passèrent, puis un groupe de soldats de Pero Ferrandez d’Ixer courut se ranger devant le bûcher. Nafil et tambour résonnèrent. Les cisterciens sortirent à la queue leu leu de leur tente et se dirigèrent en psalmodiant vers le lieu de l’exécution. Des soldats commencèrent à affluer en grand nombre des coins les plus éloignés du camp, tandis que les chemins de ronde d’Alghero grouillaient de têtes. Les yeux étaient fixés sur la tente royale, mais Pierre IV ne daigna pas sortir. En revanche, de la tente d’Eymerich surgirent quatre soldats, qui traînaient ou poussaient le prisonnier serré de près au milieu d’eux.

L’homme était devenu méconnaissable. Son crâne rasé émergeait d’un horrible masque de sang, creusé seulement par la bouche grande ouverte et par deux yeux privés de vie. Il trébuchait à chaque pas, entravé par le rouleau de chaînes qui lui serrait les membres, et qui se terminait dans des anneaux fixés aux chevilles. Un des cisterciens se plaça à son côté, un Évangile ouvert en main, mais le mort vivant ne parut pas s’en apercevoir.

L’inquisiteur apparut sur le seuil de la tente, bras croisés, le capuchon tombant jusqu’au nez. À son côté se tenait le maître bourreau, grand, musclé, la large ceinture rouge autour de la taille. Tous deux s’entretinrent brièvement, puis l’inquisiteur prononça quelques mots que les présents ne purent entendre, mais que tous devinèrent terribles.

L’air, malgré l’heure matinale, était déjà chaud et étouffant. La baie, envahie par les galères qui se balançaient à l’ancre, réverbérait les premiers rayons du soleil apparu au-delà de la ville et de la plaine, entre les courbes lointaines des montagnes. Les soldats continuaient à accourir et constituaient maintenant une foule tumultueuse, saisie par l’anxiété de ce qui allait arriver.

Tiré par les soldats, le prisonnier monta à grand-peine le bûcher. Les chaînes lui furent ôtées et remplacées par une simple corde qui le lia au poteau par les poignets et les chevilles. Ce fut le bourreau qui se chargea de poser ces entraves, qu’il vérifia en tirant sur elles à deux ou trois reprises. Des murs d’Alghero partirent quelques flèches qui tombèrent bien loin du théâtre de l’exécution.

Tous, maintenant, regardaient l’inquisiteur, toujours immobile devant sa tente. Il lut les points principaux de la sentence, qui condamnait Asmar Dezcastell en tant qu’hérétique impénitent, mais sans référence au sort qu’il allait subir. La tâche de le décrire revint enfin à un membre du secrétariat du Trésor, vieil homme aux grandes oreilles que même le gros bonnet noir ne réussissait pas à couvrir. Un nouveau roulement de tambours souligna la lecture de l’acte.

Le moment approchait, attendu par la foule, aussi bien dans le camp des Aragonais que sur les murs de la ville assiégée. Un jeune aide-bourreau s’avança, une torche à la main, qu’il approcha d’une des bottes de paille. D’abord, on ne vit qu’un filet de fumée, puis une flammèche mince ; mais, à la fin, la botte entière fut prise dans une flamme furieuse, qui tout d’un coup se communiqua aux bottes voisines et au bois sec. Tous retinrent leur souffle, tandis que des langues de flammes s’étiraient en direction du centre de la pile. Enfin, le prisonnier lança un hurlement, qui eut sur la foule un effet libératoire. Les cisterciens entonnèrent en chœur le Salve Regina, mais pas au point de dominer les commentaires excités des soldats.

D’Alghero partit une nouvelle salve de flèches qui, encore une fois, se perdit dans le vide. Le feu à présent rougissait la base du poteau. On vit le prisonnier bouger les chevilles, libérées par les flammes ; mais les cordes à ses poignets le retenaient au poteau, entouré des flammes toujours plus hautes. Il hurla encore et encore. Toutefois le troisième hurlement ne provint pas de sa gorge enrouée, mais de la masse des spectateurs.

Peut-être une flamme plus haute que les autres avait-elle rejoint les lacets qui serraient les mains du condamné ; en tout cas, on le vit se libérer les bras et, après un instant d’hésitation, se jeter à travers les flammes qui le serraient de tout côté. Il réapparut au-delà de cette muraille embrasée sur le pré qui séparait l’armée aragonaise de la ville penché en avant dans une course à perdre haleine. La tunique ensanglantée brûlait sur ses membres répandant des traînées de fumée et le contraignant à agiter les bras ; mais il était bien vivant, et courbé dans l’effort pour sauver sa vie.

L’événement provoqua un désarroi général, qui se prolongea trop. Puis les archers aragonais décochèrent leurs flèches, tandis que des groupes de fantassins se lançaient à la poursuite du condamné. Mais il était déjà loin, plié en deux, les jambes bougeant frénétiquement. Les poursuivants gagnaient du terrain. Et puis, soudain, les plus avancés d’entre eux s’arrêtèrent brusquement. Des murs d’Alghero était tombée une nuée de flèches, qui se fichèrent dans le sol, devant leurs pieds. La distance de sécurité avait été franchie. Après quelques instants d’hésitation ils furent contraints de battre en retraite, tandis que de nouvelles flèches pleuvaient autour d’eux.

Du haut des créneaux monta un hourvari d’allégresse. Le prisonnier leva un instant la tête, puis se remit à courir en direction de la gigantesque porte de la ville, qui s’entrouvrait lentement. Sa tunique lacérée continuait à brûler, mais l’homme n’y prêtait pas attention. Indifférent à la fatigue, il franchit à grandes enjambées l’espace qui restait encore, accueilli par de bruyants encouragements. À la limite de ses forces, il atteignit l’entrebâillement qui s’était ouvert entre les battants de la porte, en hurlant à son tour pour redonner de l’énergie à ses membres. Des mains empressées l’agrippèrent et le tirèrent à l’intérieur. Puis les battants se refermèrent d’un coup sec.

Épuisé, Eymerich se laissa aller contre les planches dans son dos, haletant à en avoir le vertige. Il se vit entouré de visages émus et souriants mais un voile de sang lui brouilla la vue. Son corps entier n’était que douleur, au point que les blessures et les brûlures qu’il s’était infligées pour se rendre méconnaissable apparaissaient bien peu de chose, devant les souffrances lancinantes qui le tourmentaient de toute part. Mais il avait réussi, et le peu de conscience qui lui restait était transporté d’allégresse.

Quand il réussit à accommoder sa vue et à regarder autour de lui, il aperçut une petite foule qui l’acclamait : soldats portant des cottes d’armes recouvertes de fourrure, serviteurs trapus en tunique blanche, gens de la campagne venus s’abriter à la ville, qui lui tendaient des fruits et des cruches de vin. Quelqu’un avait éteint avec un drap les flammes qui lui dévoraient encore la tunique. Les présents parlaient tous ensemble une langue incompréhensible, qui rappelait beaucoup le latin, mais contenait aussi à l’occasion des expressions catalanes et gênoises.

Il trouva la force d’ignorer la douleur et de se remettre debout, soutenu par un soldat. Ses tempes palpitaient furieusement, et son cœur battait si fort qu’il avait l’impression qu’autour de lui on pouvait l’entendre. Mais sa lucidité habituelle ne tarda pas à reprendre le dessus. Il remarqua alors qu’entre les maisons de pierre grise qui fermaient sa vision, bâtiments à un ou deux étages avec un toit de paille, un groupe de religieux fendait la foule. À l’habit qu’ils portaient, on devinait des bénédictins. Après un rapide regard investigateur sur le système de contrepoids qui, au-dessus de sa tête, refermait les battants de la grande porte en faisant coulisser une longue barre sur de gros supports, il concentra son attention sur les nouveaux venus.

Il remarqua le regard intelligent du moine qui guidait le groupe, homme efflanqué, au visage mince orné d’une courte barbichette. Eymerich se demanda si sa mise en scène tiendrait. Mais l’intensité de la douleur qu’il éprouvait dans tout son corps l’empêchait d’approfondir ce doute.

— Vous devez être un des soldats passés de notre côté, observa le moine dans un catalan parfait, dès qu’il eut écarté la première rangée des curieux. Sinon, ils ne vous auraient peut-être pas condamné à mort.

Eymerich essaya de parler, mais sa bouche se remplit de sang. Il tenta de nouveau.

— Je suis Asmar Dezcastell. J’ai combattu il y a deux ans contre vous, et puis le seigneur-juge Mariano m’a guéri de la peste.

A présent, le plus difficile, le plus risqué :

— Peut-être avez-vous déjà eu l’occasion de me rencontrer.

— Mon pauvre frère, si même nous nous étions déjà rencontrés, maintenant, je ne pourrais vous reconnaître. Vous devriez vous voir. Mais qu’est-ce qu’ils vous ont fait ?

Le moine n’attendit pas la réponse. Il se fit apporter un tissu par un de ses compagnons et l’approcha du visage d’Eymerich.

— Vous portez un masque de sang. Mais vous vivez et cela manifeste précisément que Dieu est avec nous. Le seigneur-juge a ordonné de sonner les cloches en signe de joie.

Le contact du rude tissu sur sa peau fut si douloureux que les yeux d’Eymerich se remplirent de larmes. Il en profita pour feindre une émotion inexistante.

— C’est la seconde fois que le seigneur-juge me rend la vie.

— Vous le remercierez en personne, répondit le moine en nettoyant les blessures et en observant les brûlures d’un œil attentif. Si vous vous sentez capable de marcher, nous irons tout de suite au casteddu. À moins que vous préfériez que je fasse venir un cheval ?

— Non, je tiens debout.

La palpitation des tempes d’Eymerich s’était un peu calmée, mais non pas les violents battements de son cœur. Et puis la douleur ne semblait diminuer en rien. Cependant, il réussit à avancer de quelques pas, en se tenant le tissu collé au visage. Outre que ce contact, à présent, le soulageait, il le cacherait à la vue des gens qui pourraient avoir connu Dezcastell.

— Suivez-moi, dit le moine. Nous marcherons lentement.

Tandis qu’il avançait, au milieu des vieux bénédictins dont les yeux pétillaient à l’idée d’avoir assisté à un véritable miracle, Eymerich contemplait les alentours. Les balistes montées sur les galères avaient fait du bon travail. Un grand nombre de maisons présentaient des toits brûlés, et quelques-unes, souvent adossées aux murailles, avaient été éventrées sous le poids des rochers lancés par les catapultes et les mangonneaux. Dans la foule en liesse qui formait une haie au passage des moines, composée d’hommes courtauds et de femmes dissimulées sous d’amples voiles, de temps en temps les yeux se levaient vers le ciel très bleu, comme dans l’attente de la énième pluie de projectiles.

Une odeur de sel marin et de poisson frais flottait partout. Mais l’esprit de l’inquisiteur, encore tourmenté d’élancements douloureux, était accaparé ailleurs. Sa présence en ce lieu était due à son éternelle méfiance. N’importe quel autre membre de l’Inquisition, surtout d’un rang comparable, aurait délégué à un subordonné la tâche de s’infiltrer dans la ville ennemie. Dezcoll lui-même, qui n’était pourtant pas le premier venu, s’était à plusieurs reprises offert pour le remplacer. Mais Eymerich n’avait confiance qu’en lui-même. Les exhortations du roi, qui avaient duré une nuit entière, étaient tombées dans le vide. D’une part, il voulait absolument savoir ce qui se passait derrière les murs d’Alghero, d’autre part, il ne connaissait pas d’hommes fiables à expédier dans le repaire ennemi.

L’obstination dans son dessein lui avait coûté des heures de souffrance. Après un rasage complet du crâne qui avait fait disparaître sa tonsure, il s’était appliqué des fers rouges sur le visage, en les appuyant juste le temps nécessaire pour provoquer des brûlures et des ampoules sans atteindre les couches profondes de la peau. À ce point, il n’était déjà plus que douleur ; pourtant, il avait trouvé la force de s’ouvrir au couteau quelques vaisseaux, de façon à s’inonder de sang le visage et la partie supérieure du corps. Dezcoll, qui avait assisté à la scène pendant qu’il revêtait l’habit de dominicain, avait plusieurs fois failli s’évanouir d’horreur. Mais rien ni personne ne pouvait faire renoncer Eymerich au but qu’il s’était fixé.

À présent, ses pieds souffraient sur le pavage de caillou, tandis qu’une telle faiblesse envahissait ses membres que même la douleur en était étouffée. Il accepta d’avaler une gorgée de vin d’une des cruches qu’on lui tendait, mais refusa un morceau de pain. Il voulait comparaître en présence du seigneur-juge dans un état pitoyable, aux limites des ressources humaines. Son plan était tellement risqué qu’un rien suffirait pour rendre son sacrifice inutile.

Au fond d’une venelle au sol couvert de purin et bordée de bicoques grises, apparut d’un coup un petit palais austère, surmonté d’une tour à l’assise large. À voir l’étendard qui pendait d’un balcon, représentant un arbre renversé par la foudre, et juste au-dessus, les boules rouges du royaume de Catalogne, Eymerich comprit que là devait résider la famille de Mariano d’Arborée. Il compara la pauvreté de l’édifice aux dentelles rutilantes de l’Aljaferia ou à la forêt de tours du château de Perpignan. En vérité, ce roi de bergers et de marins devait se sentir bien sûr de lui, pour défier un souverain infiniment plus riche et puissant.

Une rangée de gardes, vêtus d’armures incomplètes et d’étoffes de fantaisie, s’ouvrit assez pour révéler l’entrée du palais, aussi simple que le reste de la construction. Le moine hâve se pencha vers Eymerich :

— Vous allez rencontrer le seigneur-juge. N’oubliez pas son rang, et que vous n’êtes qu’un esitizo, en dépit de votre héroïsme. Après, vous recevrez tous les soins dont vous avez besoin.

L’inquisiteur acquiesça d’un bref signe de tête. Ils pénétrèrent dans un vestibule, illuminé par une rangée de torches, dont l’austérité confinait à la misère. Fresques effacées, murs décrépis, trophées d’armes rouillées. À l’évidence, le seigneur-juge payait cher sa révolte, et, sans une forte motivation intérieure, il n’aurait pu résister longtemps. Eymerich en prit note, tandis qu’une nouvelle vague de douleur le contraignait à marcher courbé en deux.

Le seigneur d’Arborée surgit soudain d’une porte latérale, un large sourire sur le visage. Trente ans environ, d’une stature moyenne, il portait une veste de velours noir ornée de dentelles un peu grossières, et un pantalon collant de drap rouge. Si l’aspect, dans l’ensemble, donnait une impression de médiocrité, Eymerich remarqua dans le regard et dans l’allure du gentilhomme une indéfinissable dignité, conjuguée avec une bonhomie naturelle qui semblait l’entourer comme une lumière.

— Oh ! mon pauvre ami, dans quel état on vous a mis ! s’exclama le juge, d’une voix harmonieuse et paisible, qui semblait vibrer d’une émotion authentique. Je sais que vous avez besoin de repos, mais je n’ai pas résisté à la tentation de vous rencontrer pour vous exprimer mes remerciements.

Eymerich s’inclina autant que le lui permettaient les douleurs qui lui mordaient les membres.

— C’est moi qui dois vous remercier, seigneur, murmura-t-il en rendant sa voix plus rauque. Pour la seconde fois, vous me rendez la vie.

— Cette fois, je n’y ai aucun mérite, répondit le feudataire, en regardant l’inquisiteur avec une sympathie évidente. Ce n’est pas moi qui vous ai arraché aux Aragonais.

— Mais vous avez protégé ma fuite.

Tandis qu’il s’inclinait de nouveau, Eymerich pensa que les paroles du seigneur-juge indiquaient qu’il se souvenait de Dezcastell, et qu’il pensait savoir qui se trouvait devant lui. Il fallait redoubler de prudence.

— N’êtes-vous pas désormais mon sujet ? rétorqua le seigneur-juge avec un petit rire. Je vais vous faire immédiatement conduire dans une chambre que je vous ai réservée, dans ce palais même. Mais avant, permettez-moi une question. Vous êtes-vous fait une idée des forces dont dispose Pierre IV ?

— En gros, oui. Au moins quatre mille hommes, dont quelques centaines à cheval. Ils possèdent des machines de siège de tout type et des vivres pour deux mois. Les navires, vous les avez vus.

— Oui, je les ai vus, dit Mariano, tandis que son visage s’assombrissait. Beaucoup dépendent de la durée de notre résistance. Si les Aragonais épuisent leurs vivres, ils ne trouveront pas grand-chose alentour. Et Matteo Doria est en train d’organiser l’armée qui surprendra nos assaillants par le sud.

Il leva la main.

— Suffit. Je ne veux pas vous soustraire plus longtemps au repos et aux soins que vous méritez. Une seule chose encore. Savez-vous pourquoi le roi Pierre a amené avec lui un inquisiteur ?

Eymerich sursauta, mais réussit à dissimuler son émotion avec un mouvement négatif de la tête.

— Je me le demande moi aussi. Il s’appelle Eymerich, Nicolas Eymerich. Peut-être lui sert-il de conseiller.

— Comment vous est-il apparu ?

— Oh ! un prêtre bigot.

Là, Eymerich hasarda une phrase qu’il s’était réservée pour une occasion plus propice.

— Il ne sait à peu près rien des guérisons dans la grotte de Neptune.

Si Dezcastell lui avait menti, il allait maintenant se retrouver dans de sérieuses difficultés. Mariano parut interloqué, mais cela ne dura qu’un instant.

— Il ne sait rien ? Tant mieux. Mais maintenant, je veux que vous vous reposiez. Frère Lorenzo, accompagnez ce valeureux ami dans la chambre que vous savez, et veillez à ce que vos infirmarii lui fournissent des soins assidus. Je veux le voir bientôt guéri.

Il retrouva son sourire chaleureux.

— Et il y a aussi quelqu’un d’autre qui attend avec anxiété votre guérison.

Tandis qu’il s’inclinait de nouveau et que le seigneur s’éloignait, Eymerich sentit un frisson lui courir le long de la colonne vertébrale. À qui avait fait allusion Mariano avec sa dernière phrase ? Dezcastell serait-il marié ?
Bien sûr, il n’avait pas nourri l’illusion que le déserteur valencien n’eût pas de connaissances à Alghero, mais il espérait que la maladie et sa qualité de prisonnier et d’ex-ennemi avaient restreint le cercle de ses relations. Il craignit d’avoir mal calculé, mais maintenant il ne pouvait certes pas demander des éclaircissements au moine qui le soutenait. Ne lui restait plus qu’à jouer le jeu, en se fiant à son visage défiguré et aux ressources de ruse qu’il savait posséder.

On l’escorta tout le long du sobre vestibule, puis dans un escalier en colimaçon qui montait au premier étage, vaste, sombre et décoré de fresques si grossières qu’elles semblaient l’œuvre d’un amateur. Devant la porte de la chambre, tous les moines se retirèrent, à l’exception de frère Lorenzo, le plus grand du groupe.

— Comment vous sentez-vous ? demanda le bénédictin avec empressement.

Eymerich n’était que douleurs. Les traits maigres et intenses de son visage se gonflaient d’ampoules, et les brûlures sur ses jambes et son dos lui procuraient des souffrances lancinantes. Néanmoins, il se contraignit à l’impassibilité.

— Je crois que quand je serai étendu, j’irai beaucoup mieux.

Le moine hocha la tête, avec un vague sourire.

— Je le crois aussi. Vos blessures sont horribles, mais elles me semblent superficielles. Un peu de pommade et beaucoup de repos, et vous devriez vous rétablir en quelques jours.

Il ouvrit la porte, donnant accès à une chambrette pleine de lumière, dominée par un énorme lit à baldaquin entouré de coffres.

— La chambre est modeste, mais sans créatures. Je l’ai moi-même vérifié avant de venir vous chercher.

— Sans créatures ? le reprit Eymerich, qui oublia un instant ses souffrances, troublé par un soupçon glaçant. À quoi voulez-vous faire allusion ?

— Oh ! vous le savez très bien, répondit le moine d’un air indifférent. Le fils cadet de Mariano est mort de ce qui ne se peut dire, justement dans cette pièce. Mais, maintenant, il n’y a plus de danger.

Malgré son épuisement, Eymerich ressentit le besoin puissant de courir loin de son lit, qui maintenant lui semblait infecté et grouillant d’indicibles formes de vie. Mais il n’y avait pas moyen de se soustraire à cette horreur. Avec une apparente docilité, il suivit le moine et se laissa déshabiller, tandis que tous ses sens lui hurlaient de fuir. Il s’étendit entre les couvertures en retenant son souffle, attentif à toute espèce de fourmillement qu’il aurait pu éprouver sur sa peau. Mais il ne sentit aucune espèce de· chatouillement révoltant.

— J’entends quelqu’un qui court dans le couloir. Ce doit être le donnikellu qui vient vous trouver.

— Le donnikellu ?

— Oui, le jeune Ughetto. Avez-vous déjà oublié votre élève ?

Alarmé, Eymerich allait demander au moine de ne laisser entrer aucun visiteur, quand sur le seuil apparut un garçon de seize ou dix-sept ans, à la chevelure bouclée et au visage souriant.

— Asmar ! s’exclama le jeune homme.

Puis il demeura interdit, bouche bée. Frère Lorenzo sourit.

— Oui, c’est bien Asmar, votre précepteur de catalan. Ils l’ont mis dans un bien mauvais état, mais bientôt il sera de nouveau en forme.

Eymerich ne savait absolument pas quoi dire. Son cœur palpitait jusqu’à l’ivresse, lui faisant oublier la douleur et le cauchemar des parasites. Il vit le visage du garçon devenir très sérieux, et prendre même une expression menaçante.

— Mais qu’avez-vous, Ughetto ? demanda frère Lorenzo, inquiet.

— Ce n’est pas lui.

La voix du jeune homme résonnait, dure et catégorique.

— Je ne sais pas qui est cet homme, mais ce n’est pas Asmar.

Le moine éclata de rire.

— Maintenant, vous ne pouvez pas le reconnaître, mais je vous assure que c’est bien lui. Demandez à votre père.

Malgré la terreur qui l’envahissait, Eymerich réussit à répondre sur un ton apparemment calme :

— C’est bien moi, Ughetto. Ils m’ont brûlé vif, mais c’est bien moi.

— Non. Le regard du garçon se durcit encore.

— Vous pouvez tromper n’importe qui, mais pas moi. Vous n’êtes pas Asmar Dezcastell.

Brusquement, il tourna le dos et sortit de la pièce.