Alexander Owen s’étendit sur le lit, vêtu seulement d’un caleçon. Dans ce faubourg de New York, le printemps tiédissait l’air, et il n’avait pas froid. Reich s’approcha.
— Fléchissez les genoux et détendez-vous. Respirez avec la bouche, gardez la mâchoire détendue.
Lowen s’efforça d’obéir. Après quelques instants, Reich secoua la tête.
— Vous ne respirez pas.
— Mais si. Dans le cas contraire, je serais mort.
— Non, je vous dis. Votre poitrine ne bouge pas. Touchez la mienne, dit-il en prenant la main du jeune homme pour la poser sur son torse, et pour qu’il en éprouve la dilatation puis la contraction. Vous avez compris, maintenant ?
Lowen fit signe que oui. Il commença à pousser sa cage thoracique chaque fois qu’il inspirait, et à la contracter quand il expirait. Pendant quelques minutes, Reich l’observa puis il ordonna :
— Maintenant, laissez tomber votre tête en arrière et écarquillez les yeux.
Lowen obéit. Un instant plus tard, un cri aigu sortait de sa gorge, modulé, irrésistible. Reich le laissa longtemps se défouler puis regarda par la fenêtre grande ouverte. Il aperçut deux voisins qui sortaient sur le balcon pour voir ce qui se passait.
— Maintenant, relevez la tête, se dépêcha-t-il de commander.
Lowen s’exécuta. Le cri s’interrompit d’un coup.
Reich sourit.
— Vous êtes encore convaincu de ne pas avoir besoin de thérapie ?
Lowen le regarda, étourdi.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Je savais que je criais mais je ne participais pas émotionnellement. Je n’éprouvais ni peur ni rien d’autre.
— Essayez de nouveau. Laissez aller la tête et écarquillez les yeux.
De la bouche du jeune homme sortit de nouveau un cri, spontané et très long, jusqu’à ce que Reich lui ordonne de relever la tête. Cette fois, il le fit asseoir sur le bord du lit.
— Pour aujourd’hui, ça suffit. Vous pouvez vous rhabiller. Comme vous voyez, il existe encore en vous quelque chose qui échappe à votre conscience. Une thérapie est d’autant plus nécessaire, si vous voulez devenir un bon analyste.
Lowen se leva et enfila la chemise et le pantalon qu’il avait laissés sur une chaise.
— Je n’aurais jamais imaginé une chose pareille, murmura-t-il, encore secoué. C’était comme si ce cri ne m’appartenait pas. Comment est-ce possible ?
Reich se laissa tomber sur un siège, avec sur le visage son habituelle expression affable.
— C’est la végétothérapie. Vous, qui avez suivi mes cours, vous devriez en savoir quelque chose. De vieilles inhibitions ou d’anciens traumas développent des tensions musculaires chroniques, jusqu’à former une véritable carapace caractérielle et physique qui bloque le transit de l’énergie vitale. Quand on enlève les plaques de la carapace, les émotions cristallisées réussissent peu à peu à affleurer. Il s’agit de les cueillir au premier regard, en les lisant dans le corps du patient.
— Et vous, quelles émotions avez-vous lues en moi ?
— Beaucoup. Mais une prédomine. La peur.
— La peur ? Mais de quoi ?
— Je ne sais pas. Seule la suite de la thérapie pourra nous le dire.
Lowen considéra son maître avec une sorte de respect religieux. Reich s’en aperçut et courut aussitôt aux abris. Plus que tout au monde, il souhaitait éviter d’être considéré comme une espèce de prêtre.
— Allons, Alex, il y a déjà un an que nous nous connaissons. Ces choses, désormais, vous les savez. Qu’y a-t-il encore, dans ma méthode, qui ne vous convainc pas ?
Lowen acheva de se lacer les chaussures puis leva les yeux.
— Pas votre méthode. Je la trouve excellente, et ce qui vient de se passer en est la démonstration. Ce sont plutôt les présupposés qui continuent à m’échapper.
— Pourquoi ? Expliquez-moi.
— Cette énergie dont vous parlez. De quelle énergie s’agit-il ? Non, ne me regardez pas comme ça, je connais déjà la réponse. L’énergie orgonique, semblable au courant électrique, mais plus lente, palpitante et indifférente à l’ionisation. J’ai vu les bions, j’ai noté leurs mouvements internes. Mais pour affronter les pathologies mentales, faut-il vraiment tout cet appareillage biologique ? Vos thérapies fonctionnent quelle que soit la nature de l’énergie impliquée, orgone, électricité ou autre.
Reich comprit que la question contenait une critique implicite des recherches qu’il menait depuis maintenant une décennie, mais il ne le prit pas mal. L’honnêteté et la franchise de Lowen étaient évidentes.
— Si vous ne devez pas partir tout de suite, je pourrais essayer de vous le faire comprendre par une disposition pratique. Vous voulez bien ?
— J’ai tout le temps nécessaire.
— Alors, suivez-moi au laboratoire.
Il s’agissait en réalité d’une des pièces de la maison de Reich, pleine à craquer d’appareils : deux gros microscopes, un bon nombre d’oscillographes, un compteur Geiger, des éprouvettes de dimensions variées, et quelques instruments de sa conception. Parmi ceux-ci, un tube serpentin aboutissait à un entonnoir. Un autre, le plus curieux, était constitué d’une caisse de bois de la hauteur d’un homme, aux parois internes doublées d’ouate et entourées de métal. Lowen la regarda avec curiosité, mais sans émettre de commentaire.
Sur une étagère, Reich prit un échantillon sous verre et l’inséra dans un des microscopes.
— Vous avez déjà fait connaissance avec les bions, dit-il tandis qu’il réglait l’oculaire. Mais je ne crois pas vous avoir parlé des bacilles T.
— Vous les avez mentionnés plusieurs fois, mais sans entrer dans le détail.
— Je vais le faire. Regardez et dites-moi ce que vous voyez.
Lowen s’inclina sur le microscope et observa longuement.
— Je vois deux bions bleus, entourés de petites formes noires. Rien d’autre, il me semble.
— Ce que vous avez vu est l’expectoration d’un homme sain, expliqua Reich.
Il prit un second échantillon et l’introduisit dans l’autre microscope.
— Regardez ça, maintenant. L’expectoration d’un cancéreux. Vous remarquez quelque chose ?
Au bout de quelques instants, Lowen se redressa, perplexe.
— Les formes noires sont beaucoup plus nombreuses. Il semble qu’une sorte de bataille entre eux et les bions soit en cours.
— Exactement.
Satisfait, Reich s’assit à côté d’un bureau.
— Les bions sont en train d’agresser les bacilles T. Je peux vous annoncer à l’avance qu’ils vont vaincre, provisoirement.
— Pourquoi provisoirement ?
— Parce que la victoire des bions prépare une nouvelle génération de bacilles T, cette fois invincibles. Je comprends, poursuivit Reich avec un sourire, que cela vous apparaisse incompréhensible. Prenez un siège et je vous expliquerai tout dans l’ordre, puis j’essaierai de vous faire une démonstration.
Lowen obéit. Sur son visage se mêlaient la stupeur et une vive curiosité.
— Vous savez déjà que les bions naissent du regonflement et de la désagrégation de la matière, entama Reich, sans cesser de sourire. Mais la décomposition des protéines, dans sa phase avancée, produit ce que j’ai appelé les bacilles T. Vous venez de les voir. Il faut au moins un grossissement de 2000 pour réussir à les repérer.
— Si je ne me trompe, les biologistes utilisent rarement des microscopes d’une telle puissance, commenta Lowen.
— Exact. Il y a six ans, un biologiste danois, un certain Fischer, s’est moqué de ma prétention à opérer à cette échelle de grossissement. Il m’a tellement pris en grippe que, après avoir admis en ma présence avoir vu les bions, il a raconté ensuite partout que je lui avais montré des staphylocoques communs. Vous comprenez ? Des staphylocoques !
Reich eut un geste pour montrer qu’il s’en moquait.
— Revenons à nos moutons. Vous avez vu que dans l’expectoration comme dans les tissus d’un cancéreux les bacilles T sont très nombreux, et très actifs. Un processus de décomposition interne se déroule donc, et se trouve à un stade avancé. À ce point, les bions, nés eux aussi de la désagrégation de la matière, attaquent et détruisent les bacilles T, leurs ennemis naturels. En fait, si vous cultivez des bions bleus et des bacilles T et si vous mélangez les cultures, on s’aperçoit tout de suite que les premiers paralysent et tuent les seconds. Vous me suivez ?
— Pas trop. Les bacilles T seraient donc, selon vous, la cause du cancer ?
— Pas du tout. La cause proprement dite, comme vous verrez, est tout autre. Dans la phase que je vous décris, en tout cas, les bacilles sont encore inoffensifs. Mais essayez de vous rappeler ce qui se passe pendant une prolifération de bions. Vous vous souvenez ? Je vous l’ai montré voilà quelques mois.
— Je me rappelle très bien. Les bions se regroupent entre eux dans une membrane et en viennent à former un protozoaire.
Reich abattit sa main sur la table.
— Bravo ! C’est exactement cela, aussi, qui arrive dans le corps de notre malade. La masse bionique se transforme en protozoaire, qui est ensuite la cellule cancéreuse. Celle-ci se développe de manière autonome, en agressant les cellules environnantes et en déclenchant aussi en elles la décomposition et la formation de nouveaux bions et de nouvelles cellules cancéreuses. Alors se multiplient les cellules protozoïdales, amiboïdes. Si la mort ne survenait pas avant, ou la guérison, naturellement, les cellules cancéreuses se transformeraient en véritables amibes. Des parties entières du corps se fondraient en un unique, gigantesque protozoaire au développement irrésistible. Je ne suis pas le seul à le dire. Leyden, Schaudinn et d’autres illustres cancérologues ont noté les structures amiboïdes dont je parle, mais sans comprendre comment elles se formaient.
— Ce sont donc ces amibes qui provoquent la mort.
— Pas exactement. Avant de devenir amibes au sens propre, les cellules cancéreuses se décomposent, pourrissent même. Ce processus très rapide donne naissance à une seconde génération de bacilles T, cette fois plus nombreux et agressifs. Si la mort ne survient pas avant, à cause de la lésion d’un organe vital par le processus de croissance cellulaire, elle arrive quand les bacilles t’intoxiquent le système lymphatique. Mais attendez, je vais vous montrer dans les faits ce que je vous ai décrit.
Reich déroula un écran accroché au mur, puis alluma un projecteur 16 mm. Il alla fermer les volets. Sous les yeux perplexes de Lowen commencèrent à courir les images à très bonne définition d’un tissu musculaire dont se détachaient des vésicules mobiles.
— Regardez, voilà les bions qui se forment à partir de la putréfaction de l’épithélium. Et voici les bacilles T. Vous voyez ? On dirait que les bions les dévorent. Et voilà un agglomérat de bions organisé dans sa membrane. C’est déjà un protozoaire, et il augmente. Manque la phase finale, mais vous la connaissez maintenant.
Reich éteignit le projecteur et rouvrit la fenêtre.
— Le tout, évidemment, a été énormément accéléré. Ces processus sont beaucoup plus lents.
Lowen se frotta les yeux de la pointe des doigts.
— Oui, je crois avoir compris. Mais quel rapport entre tout cela et l’énergie orgonique, ça m’échappe encore.
— Je vais vous expliquer, répondit Reich en revenant à son siège. Qu’est-ce qui déclenche le processus cancéreux ?
— La décomposition des tissus.
— Et qu’est-ce qui provoque la décomposition ? Bien sûr, celle-ci peut être déclenchée par un événement chimique ou un traumatisme physique. Mais le cas le plus typique est tout autre.
Reich se tut quelques instants, pour donner plus de force à ce qu’il allait dire.
— Prenez un individu enfermé dans sa carapace caractérielle, les muscles bloqués par une vie d’inhibitions. La cage thoracique est presque immobile, la respiration est superficielle, le cou tendu, le bassin mort, la puissance orgastique nulle. Dans une personne de ce genre, l’énergie vitale ne palpite pas, l’irrigation sanguine reste faible, l’oxygène n’arrive pas aux cellules corporelles en quantité adéquate. Qu’arrive-t-il à ses tissus ? Je vous le dis, moi, ils commencent à se décomposer. Mais ce ne sont pas les tissus qui sont malades, c’est la personne qui l’est, l’unité fonctionnelle de la psyché et du noyau biologique. Le cancer n’est pas une maladie, c’est une biopathie, une maladie de la vie. Et je parle du cancer parce que c’est ce que j’étudie, mais beaucoup d’autres affections pourraient avoir la même origine, schizophrénie incluse.
Lowen paraissait très impressionné, mais, à l’évidence, quelque chose continuait à le tracasser.
— Pourquoi l’énergie orgonique ? insista-t-il. Est-ce que ça ne peut pas être simplement la respiration défectueuse qui provoque la décomposition interne ?
— Non, répliqua Reich avec assurance. C’est la pulsation qui active la respiration et toutes les autres fonctions vitales. Tension-charge-décharge-détente. La formule de l’orgasme, la formule de la vie. Mais il se fait tard, nous en parlerons mieux après la prochaine séance.
Il ébaucha un mouvement pour se lever.
— Une dernière question. Pourquoi personne n’a-t-il jamais remarqué les mécanismes que vous m’avez décrits ? Je veux dire les bacilles T, la transformation des bions en protozoaires, la biopathie du cancer.
— Parce que, mon cher Alex, toute thèse qui se fonde sur la sexualité, et plus encore sur la génitalité, suscite des réactions d’une violence désordonnée. Je ne veux pas jouer les victimes, mais prenez mon cas. Après avoir été contraint de fuir d’un pays à l’autre pour échapper aux nazis, savez-vous ce qui m’est arrivé, le 12 décembre de l’année dernière ? J’ai été arrêté par le FBI et interné trois semaines comme suspect de nazisme ! Et savez-vous qui se trouve derrière cette dénonciation ? Un membre illustre de l’Association psychanalytique internationale, favorable à la pulsion de mort et hostile au concept de libido. Cela pour vous montrer quelle haine s’attire l’énergie vitale.
Reich se leva et accompagna Lowen jusqu’à la porte. Sur le seuil, il posa une main sur l’épaule du jeune homme.
— Ne vous inquiétez pas, même si votre intérêt se limite à la végétothérapie, vous pouvez devenir un bon analyste. Vous en avez tous les talents.
— Ce que je veux, c’est devenir célèbre, dit ingénument Lowen.
Reich sourit.
— Je vous rendrai célèbre.
Dans l’allée, Lowen repensa au hurlement qui avait jailli de ses lèvres et plissa le front. Il faudrait encore un an avant que la dissolution de nombreux blocs musculaires et caractériels fasse émerger la vérité. Il avait neuf mois quand, abandonné dans une poussette hors de chez lui, il avait provoqué par ses pleurs la colère de sa mère. Alors, il avait crié et ce cri, gelé, était resté en lui, emprisonné dans la carapace qui empêchait la circulation de l’énergie vitale. L’énergie orgonique.