Les six jours qu’Eymerich passa au lit, confié aux soins de l’infirmarius des bénédictins, constituèrent une expérience infernale. Même si le donnikellu Ughetto – il s’agissait, apprit-il, du fils de Mariano d’Arborée – ne s’était plus montré, il l’imaginait occupé à manifester à tous ses doutes sur son identité. Plus d’une fois ; il avait saisi dans les yeux de frère Lorenzo un regard perplexe, signe, peut-être, que l’incrédulité du garçon gagnait du terrain, même si, apparemment, elle progressait lentement.
Et puis, il y avait les douleurs constantes des blessures et des brûlures. Certes, les onguents de l’infirmarius le calmaient beaucoup ; mais, dès qu’il se retrouvait seul, Eymerich, en proie à la crainte d’être démasqué, rouvrait ses blessures en les frottant avec un chiffon rugueux et approchait le chandelier de ses brûlures. Cela lui procurait des souffrances tellement insupportables que, dans ces moments-là, il s’enfonçait dans la bouche un bout du drap pour s’empêcher de hurler. L’ourlet de la couverture, effrangé et lacéré, témoignait de l’intensité des tortures auxquelles il se soumettait volontairement.
Son visage restait donc impressionnant à voir, mais les brûlures sur le corps, et spécialement sur les jambes, guérissaient rapidement.
— Grâce à la bile noire qui prévaut chez vous, et qui vous donne un tempérament colérique, expliquait l’infirmarius, petit bonhomme aimable. Comme vous le savez, les caractères colériques sont placés sous le signe du feu. Voilà pourquoi les flammes ne vous ont pas causé trop de dégâts. Votre peau est jeune, vraiment bilieuse, et repousse facilement, surtout avec la chaleur sèche que nous avons. Un climat fait pour vous, même si d’autres en meurent.
— De simples théories.
— Non, non, s’échauffait le moine. Moi, je suis de tempérament flegmatique, et donc ami de l’eau. Si je me trouvais dans votre état, je ne guérirais que par temps pluvieux. Avec cette chaleur, je risquerais probablement de mourir.
Eymerich haussait les épaules sans répondre.
Le septième jour, le 9 juillet 1354, il put enfin se lever et quitter la chambre. Les douleurs s’étaient tellement atténuées qu’il put même, contre l’opinion de l’infirmarius, s’offrir un bain dans un baquet d’eau glacée. En examinant ses membres, qui lui semblaient très souvent étrangers, il n’aperçut autour des blessures ni parasites ni purulences. Il était temps de mener à bien la mission qu’il s’était fixée.
Dans l’après-midi, il se fit porter quelques vêtements modestes et descendit dans le vestibule du palais, sans que personne lui demande rien. Il était anxieux d’avoir des nouvelles du siège, car les bénédictins l’avaient tenu rigoureusement au secret, sous prétexte de ne pas le troubler. Il avait seulement noté chez eux une confiance tranquille dans le succès final, enracinée chez eux au point qu’ils n’avaient rien changé à leurs habitudes quotidiennes. Même les repas restaient abondants et composés d’aliments frais, signe qu’Alghero, pour le moment du moins, ne souffrait pas trop de la tenaille aragonaise.
Comme il sortait dans la rue, salué avec sympathie par des soldats de garde à l’entrée, il rencontra tout de suite la guerre. Beaucoup de maisons étaient démolies, tandis que les toits de paille d’autres habitations avaient brûlé. À l’évidence, les pluies récurrentes de roches et de brûlots, dont il n’avait perçu qu’un écho lointain durant sa convalescence, commençaient à infliger des blessures profondes à la ville. Mais les gens ne semblaient pas trop inquiets et s’absorbaient dans les activités de tous les jours.
Il s’enfonça dans les ruelles qui entouraient le palais du seigneur-juge, en dévisageant les passants. Hors la petite taille, commune à tous, et un développement accentué du crâne, ils présentaient des allures disparates. Quelques-uns avaient la peau très sombre, comme les habitants de la Terre Sainte, ou certains gitans ; d’autres, au contraire, de complexion claire, étaient cependant couverts d’un duvet qui envahissait le moindre recoin du visage. Les femmes, très rares dans la rue, portaient de longs manteaux sombres les recouvrant jusque par-dessus la tête, sous lesquels des yeux pénétrants et très noirs étincelaient. Seules quelques très jeunes filles circulaient tête nue, vêtues de chemises brodées et de corsages de velours semblables à ceux de leurs homologues arabes de Saragosse.
L’excursion d’Eymerich dura peu. Sorti pour épier, il s’aperçut bientôt qu’il se trouvait lui-même au centre de l’attention. Des échoppes obscures qui perçaient les misérables maisonnettes à deux étages, des groupes d’Alghérois sortaient, en fixant sur lui des yeux brillant de curiosité. Un berger, qui poussait un petit troupeau de six ou sept moutons, l’apostropha en souriant. Les paroles qu’il prononça sonnaient aux oreilles de l’inquisiteur comme une série insensée de sons gutturaux. Un groupe d’enfants nus en vint même à le suivre, en imitant sans pudeur ses mouvements.
Eymerich, qui plus que tout au monde aimait l’anonymat, comprit qu’avec un visage réduit à une toile d’araignée de cicatrices, il ne passerait inaperçu nulle part. Il retourna en hâte vers le palais, en répétant souvent le geste de soulever une tunique qu’il ne portait plus. Il se sentait monstrueux et ridicule, et cette sensation le rendait indiciblement nerveux. Une venelle boueuse, au sol parsemé de paille et d’excréments, le ramena à l’édifice. Mais, juste à ce moment, il entendit dans son dos un vacarme suivi d’un chœur de hurlements.
Il se retourna. Au bout d’une trajectoire silencieuse, un rocher s’était abattu sur une bicoque en bois, l’éventrant jusqu’aux fondations. Deux femmes pleuraient et gesticulaient devant les ruines, s’agrippant aux vêtements des passants qui fuyaient de tous côtés. Ce fut le début d’une attaque de grand style. Des pierres gigantesques labourèrent le ciel, aussitôt suivies de ballots enflammés lancés par les balistes. Puis le grincement lointain des balanciers des catapultes, accompagné de grondements assourdissants, annonça que l’enceinte des murailles subissait aussi des tirs.
La puissance des centaines de machines de guerre apportées par les Aragonais, actionnées à présent toutes ensemble, démontrait sa tragique efficacité. Autour d’Eymerich, des maisons s’effondraient comme des tas de brindilles, ou bien brûlaient avec des flammes gigantesques. La panique régnait, indescriptible. Les Alghérois sortaient de leurs taudis, en quête d’un abri inexistant. Certains poussaient devant eux leurs enfants, d’autres portaient dans leurs bras des vieux blessés par les détritus ou les éclats. Les femmes maintenant se montraient en grand nombre et semblaient mieux dominer la situation que leurs époux. Mais quelques-unes s’arrachaient les cheveux en contemplant l’amas de pierres et de poutres de ce qui avait été leur maison.
Eymerich observait tout cela horrifié et fasciné à la fois. Il ne savait pas bien où aller. Le palais du seigneur-juge se trouvait à deux pas, mais il soupçonnait que le bombardement, justement, visait avant tout cette construction massive. Il ne lui restait plus qu’à courir dans la direction opposée, vers où se ruait la foule hurlante ; mais il craignait d’être bousculé et piétiné, ce qui lui faisait plus horreur que les rochers qui continuaient à siffler sur la ville. Il resta au milieu de la rue, effleuré de temps en temps par de petits individus hirsutes penchés en avant dans une course à perdre haleine.
Puis la chute de pierres cessa et un calme précaire s’instaura. Les Aragonais rechargeaient probablement les llebreres et les catapultes, ce qui prenait au moins une demi-heure. Les autochtones cessèrent de fuir et retournèrent sur leurs pas, en gesticulant et en commentant l’ampleur des destructions. Certains pleuraient, d’autres montraient le poing à l’ennemi au-delà des murs. Devant le palais seigneurial, un rassemblement chuchotant se forma, grossi par la foule qui affluait des ruelles. En un rien de temps, la placette se remplit d’une multitude excitée et misérable, qui semblait réclamer une protection.
Eymerich se rendit compte que personne ne prenait plus garde à lui. Il s’abrita dans l’ombre d’un porche et resta immobile à contempler ces visages durs et mélancoliques, en cherchant à interpréter les mouvements de leurs lèvres. Mais il n’y avait pas moyen, leur langue lui demeurait impénétrable. Toutefois, il remarqua que les signes de panique s’évaporaient rapidement, comme si la peur momentanée était restée superficielle et laissait maintenant la place à une assurance fondamentale inentamée.
Quelques instants plus tard, comme il s’y était attendu, le seigneur-juge Mariano se présenta sous le porche du palais. Il n’avait pas prévu, toutefois, qu’il marcherait sans escorte vers la foule, souriant comme un père à la vue de ses fils. À cette distance, la silhouette du feudataire ne semblait en rien imposante ; néanmoins, Eymerich s’émerveilla de la sensation de majesté qu’il réussissait à donner et de l’extraordinaire bienveillance qu’il paraissait communiquer. On l’eût dit aussi entouré d’un vague halo de lumière bleuâtre, très évident sur le fond des murs sombres du palais. Mais cette lumière devint invisible quand Mariano se trouva en plein soleil, entouré d’une forêt de mains implorantes.
Après avoir touché et embrassé ceux qui l’entouraient, le seigneur-juge parla. Eymerich ne lui aurait jamais imaginé une voix si puissante, et si prenante. Du discours, il ne comprit pas grand-chose, sinon qu’il les exhortait au courage et à la patience. Toutefois, il réussit à saisir le sens de bon nombre de phrases latinisantes et d’autres qui, bien qu’incompréhensibles, le troublèrent. Par exemple, Mariano se référa par deux fois à l’heure feriada, et chaque fois en levant un doigt dans un geste de menace. Mais l’expression qui, plus que toute autre, fit sursauter l’inquisiteur arriva en fin de discours, quand le juge, à l’évidence, invoquait sur la foule la protection divine.
— Deus benedicat vos, tonnait Mariano d’une voix émue. Jesus benedicat vos. Sardus Pater defendat vos a morbo innominando.
Les assistants inclinèrent la tête et se signèrent.
Sardus Pater ! Eymerich tressaillit avec tant de violence qu’il recommença à souffrir de ses blessures. Oui, il avait bien compris. On plaçait à côté de l’unique et vrai Dieu et de son Fils une quelconque divinité locale ! Voilà donc l’hérésie qu’il avait soupçonnée. Ses yeux devinrent mauvais, ses poings se refermèrent. Il devait aller plus loin, découvrir tout de suite ce qu’était ce Sardus Pater tant vénéré, et aussi ce mal innommable que quelqu’un évoquait chaque fois, pour ensuite couper court aussitôt. Il marcha vers la foule et commença à se frayer un chemin en jouant des coudes. Mariano, qui s’éloignait, l’aperçut et lui sourit :
— Mon ami ! Je suis heureux de vous retrouver debout. Venez, vous me ferez l’honneur de dîner avec moi.
— Tout l’honneur sera pour moi, seigneur, répondit Eymerich avec une révérence.
Ils rejoignirent la grande porte du palais, tandis que les Alghérois, rassurés, s’en retournaient à leurs occupations. Sur le seuil, le seigneur-juge se tourna pour dévisager l’inquisiteur d’un œil attentif.
— Laissez-moi regarder. Comment se fait-il que vos blessures ne se referment-elles pas ? Les cicatrices sont encore fraîches, comme si vous veniez à peine d’échapper à vos bourreaux.
— Celles du thorax, du dos et des jambes se sont déjà fermées.
— Étrange. Quelque chose doit vous gâter le sang. Venez, je verrai ce que je peux faire. Malheureusement, soupira-t-il, je suis très fatigué, et le bombardement de pierres peut reprendre d’un moment à l’autre. Les conditions ne sont pas optimales. Mais je ferai mon possible.
Eymerich se demanda de quel possible il parlait, mais se garda bien de le demander. Ils traversèrent le vestibule austère et obscur, tandis que les gardes se mettaient debout et se découvraient. Mariano s’arrêta avant l’escalier, devant une porte entrouverte.
— Ici, nous serons tranquilles. Ma femme et mes enfants sont habitués à me voir utiliser le remède.
L’inquisiteur sentit son sang se figer. Ughetto ne manquerait pas de mettre à nouveau en doute son identité. Mais impossible de revenir en arrière : Mariano avait déjà franchi le seuil. À contrecœur, il le suivit.
Par chance, Ughetto ne se montra pas. La pièce dans laquelle ils mirent les pieds était meublée avec goût, chose vraiment insolite dans ce sombre édifice. Les murs lambrissés de cyprès présentaient en bas-reliefs les instruments musicaux les plus connus. Les amples tentures de velours vert brodé d’argent étaient bien assorties au rembourrage des sièges. La cheminée éteinte se distinguait par ses proportions considérables, tout comme la longue table parsemée de guirlandes de fleurs des bois un peu fanées, mais encore parfumées. On eût pu se croire dans le cabinet de travail de quelque nobliau de Barcelone ou de Saragosse.
Assises près de la grande fenêtre, une femme et deux fillettes s’absorbaient dans un travail de broderie. Les cheveux très noirs de la dame, sûrement Timbors de Rocaberti, contrastaient avec son teint très pâle, rare chez les Alghérois. Laissant tomber son ouvrage dans les dentelles de sa vaste robe, elle leva sur les nouveaux venus un regard curieux et franc.
— Oh ! seigneur Dezcastell ! dit-elle dans un catalan parfait, avec un sourire qui illumina son visage aimable, sinon beau. Comme je suis heureuse de vous voir rétabli ! Vous avez dû connaître des souffrances inouïes.
Eymerich s’inclina profondément, et, en un éclair, se demanda quel degré de confiance existait entre la femme et le vrai Asmar.
— Tout cela est désormais oublié, madame, dit-il en parlant exprès d’une voix rauque. Malheureusement, comme vous voyez, mon visage tarde à guérir.
— Mais la voix est différente, observa la plus jeune des fillettes, une enfant d’une douzaine d’années aussi pâle que sa mère.
Eymerich, qui avait éprouvé un soulagement immense en entendant les paroles de Timbors, se sentit de nouveau glacé. Il allait répondre quand l’autre fillette, d’un an ou deux sa cadette, intervint, pleine d’aisance.
— Tu es vraiment sotte, Berenice, dit-elle avec sérieux. Presque autant que Ughetto. Cet homme a été à moitié brûlé. Comment veux-tu qu’il soit resté le même ?
— Éleonore a raison, acquiesça le seigneur-juge en brandissant un doigt à l’adresse de Berenice avec un air de reproche bienveillant. Il est déjà miraculeux que le seigneur Dezcastell vive encore. Je l’ai emmené ici pour le guérir de ses dernières blessures.
Eymerich, qui avait retenu son souffle jusque-là, expira lentement, avec un énorme soulagement.
— Pourquoi ne le conduisez-vous pas dans les grottes ? demanda Timbors.
— Non, il s’agit de blessures superficielles, l’intervention du Puissant ne s’impose pas.
Sur cette phrase énigmatique, Mariano prit Eymerich par un bras et le guida vers un fauteuil.
— Maintenant, asseyez-vous, abandonnez-vous le plus possible. Non, pas ainsi, contre le dossier. Est-ce que des purulences se sont manifestées autour de vos plaies ?
Très surpris, l’inquisiteur secoua la tête.
— Non. À part les ampoules dues aux brûlures, qui, de toute façon, ont disparu.
— Très bien. Le vrai danger apparaît quand la chair pourrit. Mais cela n’arrive qu’en cas de corruption des humeurs, laquelle à son tour dépend d’une corruption de l’âme et du souffle.
Tout en parlant, le juge posa la main droite sur le front d’Eymerich qui, instinctivement, se retira.
— Allons, ne craignez rien. Tout ce que je vais faire, c’est vous céder une partie de l’énergie que j’ai puisée dans la grotte, de manière à renforcer la vôtre. Ainsi, vos flux vitaux deviendront beaucoup plus vivaces et guériront vos plaies. Depuis combien de temps ne dansez-vous plus en rond devant les betile ?
Eymerich écarquilla les yeux, stupéfait :
— Les betile ?
— Oui, ces pierres en forme de phallus. Cela fait longtemps que vous n’avez pas couché avec une femme ?
La question, à brûle-pourpoint, fit sursauter Eymerich comme une gifle en plein visage. Il lui fallut quelques instants pour se souvenir que le juge ignorait avoir affaire à un prêtre. Mais cela n’atténua pas pour autant son indignation pour une curiosité si peccamineuse, surtout exprimée en présence de trois personnes du sexe féminin. Réprimant un accès de colère, il acquiesça d’un signe de tête.
Mariano ne parut pas remarquer son trouble.
— J’imagine que les circonstances vous en ont empêché. Je vous recommande de le faire au plus vite. C’est durant l’accouplement entre l’homme et la femme que l’énergie opère dans sa plénitude. Vous connaissez Hildegarde de Bingen ?
— Oui, répondit Eymerich, qui aurait voulu fuir cette pièce en courant. Elle n’a pas écrit des traités de science médicale ?
— Exactement. Hildegarde explique que la conjonction entre les sexes se décompose en trois moments : concupiscentia, fortitudo, c’est-à-dire puissance, et studium, soit le rapport charnel. Ce qui correspond au principe universel de la création. Concupiscentia, c’est la volonté de Dieu, fortitudo, la puissance divine, studium, la conjonction de la volonté et de la puissance de Dieu pour créer la vie. En créant l’homme à Son image et ressemblance, Dieu Lui a aussi fait don de l’équivalent de Sa propre puissance créatrice.
Quoique effaré et indigné par des propositions si blasphématoires, Eymerich jugea le moment venu d’accomplir un pas hasardeux, qui le ramènerait sur un terrain moins difficile.
— Tout cela vaut aussi pour le Sardus Pater ?
— Certainement, répondit Mariano sans se démonter. Ce n’est pas par hasard s’il s’appelle en réalité Sid Puissant Baby. Ce puissant fait allusion à la capacité génératrice, tout comme Pater. Mais ce sont autant de noms de Dieu.
Eymerich allait répondre d’une phrase neutre mais, quand il s’écarta du dossier, il éprouva un fourmillement général accompagné d’une sensation d’énergie et de robustesse proche du bien-être. Il se porta les mains au visage, craignant que les blessures eussent disparu, révélant son vrai visage. Mais il constata, soulagé, qu’elles étaient encore ouvertes, même si elles lui faisaient moins mal.
— Je vais beaucoup mieux, répondit-il. Mais les plaies ne se sont pas effacées.
— Oh ! fit le seigneur-juge avec un geste vague, elles ne peuvent disparaître d’un moment à l’autre. En vous la vie recommence à couler, voilà ce qui compte. La cicatrisation s’accomplira très vite.
Eymerich se remit debout sans effort, comme si ses muscles avaient miraculeusement rajeuni. Il s’inclina légèrement.
— Je vous remercie, seigneur. Je me sens vraiment mieux.
— Vous dînerez avec nous ? demanda Timbors, qui avait recommencé à broder.
Eymerich allait accepter, puis il pensa qu’à table il retrouverait sûrement Ughetto, avec le risque de perdre les avantages qu’il avait accumulés jusqu’à ce moment.
— Je vous suis très reconnaissant, mais je n’ai pas d’appétit. Votre mari a tant renforcé mes énergies que j’ai l’impression de sortir d’un repas abondant.
Mariano éclata de rire.
— Il semble que l’effet de mon traitement surpasse ce qu’on pouvait en attendre. Nous n’insisterons pas. Mais je suis contraint de vous imposer de passer le reste de votre convalescence au couvent des bénédictins. Comme vous l’avez vu, les Aragonais ont pointé toutes leurs machines de guerre sur ce palais, et votre chambre se trouve parmi les plus exposées. Je ne voudrais pas qu’un tir bien ajusté anéantisse mes efforts.
— À vos ordres, mon seigneur, répondit Eymerich, heureux d’échapper aux dangers du lieu. Vous m’avez offert une hospitalité exquise.
Mariano alla sur le seuil appeler un soldat.
— Accompagne le seigneur Dezcastell chez les bénédictins. Demande frère Lorenzo et abandonne-le à ses soins. Avant tout, demanda-t-il en se tournant vers l’inquisiteur, ne négligez pas les rites que vous avez appris dans notre île. De cette manière, les hommes participent à la puissance du Créateur et échappent à la malédiction ancienne qui la menace encore.
Cette dernière phrase, Eymerich l’attendait depuis le début de la conversation, et il désespérait de l’entendre.
— Vous voulez parler du morbum innominandum ?
Les sourcils de Mariano se froncèrent.
— Exactement. Depuis quelque temps, l’antique démon a recommencé à frapper. J’en ai profité pour le lancer contre les envahisseurs, mais je vous avoue que j’ai peur. Je crains qu’il ne soit en train d’acquérir des forces incontrôlables. Je ne voudrais pas que nous soyons obligés d’en revenir à tuer les enfants, comme le faisaient nos ancêtres.
Dans la pièce, une atmosphère sombre s’était soudain installée. Eymerich scruta le seigneur juge.
— Tuer les enfants ? demanda-t-il dans un murmure, en espérant ne pas manifester trop d’émotion.
— Oui, acquiesça le seigneur-juge, vous avez bien compris. Quand le démon devient trop fort, c’est le seul moyen de le calmer, du moins pour un moment. Chaque famille d’Alghero le sait, mais préfère en repousser l’idée. Faites-en autant.
L’exhortation résonna comme un ordre. Troublé, Eymerich esquissa une révérence et sortit en hâte.
Le soldat, homme à la peau sombre et aux traits marqués, le guida à travers le vestibule et les venelles qui s’étendaient à partir du palais. Les Alghérois, nombreux dans les rues malgré la chaleur et la terreur à peine éprouvée, s’occupaient à réparer les toits et les façades des édifices les moins abîmés. Au passage, Eymerich leur jetait des regards chargés de mépris. Il était encore bouleversé. Il avait été confronté à des hérésies de tous types, mais aucune ne prévoyait de culte phallique et l’abandon sans freins aux plaisirs des sens. Certes, il avait lu dans les Pères de l’Église des informations fragmentaires sur les coutumes licencieuses des carpocratiens et des barbélognostiques, mais il croyait que ces usages blasphématoires avaient disparu depuis longtemps. Les hérétiques qu’il avait combattus tendaient même à un ascétisme encore plus rigoureux que celui des catholiques, et qui, dans certains cas extrêmes, aboutissait à l’interdiction d’engendrer. Mais sur cette île maudite, non content de prêcher la concupiscence comme facteur de santé, on cherchait à la faire dériver du message chrétien. En outre, Mariano avait fait allusion à des sacrifices humains destinés à apaiser un démon inconnu. Il lui faudrait balayer ce culte pervers avec toute la violence dont il était capable.
Les ruelles les plus éloignées du palais semblaient avoir été épargnées par les catapultes et les projectiles incendiaires. Des échoppes de filets et de cordages, et une odeur de poisson persistante laissaient deviner une vie économique principalement liée à la mer, à présent interrompue par la force des choses. Les patrons et leurs apprentis restaient bras croisés sur le seuil des boutiques, scrutant la rue comme si, d’un moment à l’autre leurs travaux avaient dû reprendre. Mais les vases qui avaient contenu des grains étaient à demi vides, et les comptoirs des marchands couverts de poussière. Cependant, dans les yeux des gens, on ne lisait pas de malaise, ni d’inquiétude pour l’avenir. Eymerich fronça le sourcil en songeant qu’ils devaient compter sur une arme décisive encore inconnue de lui. Il en prit acte mentalement.
Le couvent des bénédictins – en fait, une modeste demeure à deux étages – se profilait à un coin de rue, surmonté d’une grande croix de bois. On ne voyait aucune autre décoration, et de simples meurtrières ménagées entre deux pierres servaient de fenêtres.
— Nous sommes arrivés, dit le soldat dans un catalan laborieux. Maintenant, je vais appeler le frère Lorenzo.
Il disparut par la porte basse de l’édifice, ouverte et non surveillée, et en réémergea peu après en compagnie d’un moine d’une cinquantaine d’années, courtaud et un peu bossu. Le religieux sourit, découvrant des dents irrégulières et noirâtres.
— Bienvenue, mon fils. Le Seigneur soit avec vous.
— Et avec votre âme, répondit Eymerich en joignant les mains.
— Je suis le père gardien. Frère Lorenzo est occupé avec un malade qui vient juste de revenir des grottes. Un cas difficile, désespéré, je le crains. Voulez-vous attendre ou préférez-vous le voir tout de suite ?
L’idée d’entrer dans la chambre d’une personne gravement malade fit venir la chair de poule à l’inquisiteur.
— J’attendrai, merci.
— Alors, venez avec moi. Il y a un autre visiteur que vous connaissez bien, je crois.
La phrase inquiéta Eymerich. Se pouvait-il qu’à chaque pas il rencontrât un piège ? Jusqu’à présent, néanmoins, il les avait tous évités. Ses sens en alerte, il suivit le père gardien.
Sobre, l’intérieur du couvent n’avait rien de sordide. La pénombre laissait entrevoir des fresques de bonne facture, d’élégants plafonds à caissons, des coffres marquetés, un grand crucifix byzantin. Le profond silence n’était rompu que par le bruit de leurs pas et le lointain trottinement de quelque religieux.
Après avoir traversé le vestibule, ils suivirent un couloir. Ils allaient s’engager dans un escalier quand une porte s’ouvrit à la volée. Frère Lorenzo en émergea, leur tournant le dos, gesticulant, hors d’haleine.
— Ne le laissez pas sortir ! cria-t-il. Je vais chercher une corde, surveillez-le !
De la pièce leur parvint un hurlement déchirant, qui s’éteignit dans un gargouillis. Frère Lorenzo recula vivement et referma la porte d’un coup sec. En se retournant, il faillit heurter Eymerich.
— Ah, c’est vous, dit-il, puis se tournant vers le frère gardien : Il y a une corde quelque part ?
— Je vais en chercher une.
Le frère s’éloigna en courant. Lorenzo expira profondément. Il semblait épuisé.
— On m’a amené un malheureux qui vient juste de sortir des grottes. Il a perdu la tête et se démène comme une furie. Les démons dans son corps le mettent au martyre et poussent pour sortir.
Eymerich frissonna. Il jeta un coup d’œil sur la porte fermée.
— Vous pratiquez un exorcisme ? demanda-t-il d’une voix troublée.
Au lieu de répondre, le frère murmura :
— Je n’avais jamais vu Tanit si fort. Jamais.
Tanit ! L’esprit d’Eymerich revint d’un coup aux paroles prononcées par le vicomte d’Illa durant la possession : « C’est tan… c’est tan… ». Tanit, évidemment. Tel était donc le nom du démon que tous craignaient, la divinité mystérieuse évoquée par Dezcastell, le morbum innominandum ? Mais qu’était-ce, Tanit ? Avec un dégoût frissonnant, il imagina une créature anormale qui prenait vie à l’intérieur des corps, se nourrissant de veines et de tissus et couvant une portée obscène. Il allait poser une question à frère Lorenzo, quand le père gardien revint en portant une grosse corde.
— Cela peut faire l’affaire ?
— Je crois que oui.
Frère Lorenzo se saisit du lien de chanvre et ouvrit la porte d’un coup de pied. Le battant se referma immédiatement dans son dos. On entendit un autre hurlement, modulé, strident, qui blessait les oreilles.
Eymerich resta paralysé, à fixer la porte fermée. Le père gardien le secoua par la manche.
— Venez. S’attarder ici pourrait être dangereux.
L’inquisiteur se reprit. L’âme en tumulte, il monta l’escalier. Il devait absolument quitter cette ville infernale. Mais comment faire, s’il n’avait fait qu’effleurer les mystères qui s’y cachaient ? Non, il lui fallait rester, même si son séjour se transformait en cauchemar permanent. Le nom de Tanit lui était familier : dans son esprit, il évoquait quelque chose d’atroce, d’occulte et de visqueux. Une synthèse de la totalité de ses peurs les plus enracinées.
L’étage supérieur était davantage éclairé, grâce aux meurtrières qui laissaient entrer des reflets de la lumière de l’après-midi. Eymerich suivit le bénédictin le long d’un couloir au sol couvert de paille, jusqu’à une porte fermée d’un simple rideau.
— Voilà, installez-vous là, dit le père gardien. Frère Lorenzo vous rejoindra dès que possible. Vous allez rencontrer un vieil ami, ajouta-t-il avec le sourire.
L’inquisiteur effaça de son esprit toute autre inquiétude, pour se concentrer sur le danger imminent. Et le péril s’annonçait pire encore que ce à quoi il s’était attendu. Sur un banc, au fond d’une pièce humide lambrissée de grossiers panneaux de bois, était assis le jeune Ughetto d’Arborée, en train de jouer distraitement avec l’ourlet de sa veste de soie. Eymerich poussa un grand soupir et entra, une lueur méfiante dans l’œil.