Quatrième séance. Jeudi

Depuis le plafond, Reich regarda avec inquiétude en direction des barres de la cellule et de l’obscurité du couloir. Il savait qu’une fois de plus, ce jour-là, l’inconnu qui se faisait appeler Eymerich allait revenir, et il espérait réussir à se libérer avant la rencontre. Mais ce n’était pas facile.

Des fils minces, serrés aux poignets, aux chevilles et aux autres jointures, le maintenaient suspendu en l’air. Un fil un peu plus gros que les autres, de couleur vermillon, tendait la touffe de ses cheveux blancs, le contraignant à conserver la tête dans une inclinaison étrange. Au-dessous de lui, un tapis de scolopendres formait sur le sol des amas et des tumulus animés d’un mouvement continu et furieux.

Il ne prêtait quasiment plus attention à la douleur. Elle était devenue une part de lui-même, une condition en quelque sorte normale. L’unique souffrance dont il se souvenait avec une terreur authentique, au fond, était la plus ténue : la piqûre légère de la seringue tenue d’une main incertaine par le médecin de la prison. Tout le reste, du vomissement continu aux contractions spasmodiques de l’estomac, passait au second plan par rapport à cette blessure épouvantable.

Son regard se posa sur le calendrier. Blanc, comme toujours, mais cette fois avec l’inscription « Jeudi ». Ce qui semblait une annotation dérisoire. De quelle année et de quel mois ?

Et voici l’inconnu, sorti du néant comme l’ombre de quelque chose de lointain. Une forme obscure, avec des yeux brillants. Il se déplaçait en silence, sans bouger les membres. À son arrivée, les scolopendres fuirent dans toutes les directions, découvrant un plancher brillant comme le cristal, décoré de gribouillis noirs en spirales.

Le visiteur leva le regard sur Reich.

— Bonjour, docteur. Vous êtes content de revoir votre patient ?

— Je n’ai aucun patient.

— Ah non ? Vous ne vous souvenez pas de moi ? Vous ne vous rappelez pas mon nom ?

— Oui, je me le rappelle. Vous vous appelez Modjou.

L’ombre manifesta de la perplexité :

— Modjou ? Qu’est-ce que ça signifie ?

Reich avait parlé sans réfléchir. Il lui fallut quelques instants pour tirer du passé une explication articulée.

— C’est un mot que j’ai moi-même forgé, avec les premières syllabes des noms de deux bourreaux. Mocenigo et Djougachvili. Ça ne vous dit rien ?

— Non, rien. Soyez plus clairs.

— « Mo », c’est Mocenigo, l’homme qui remit Galilée à l’Inquisition. Et Djougachvili, c’est Staline, celui qui a perverti un idéal d’égalité en système d’oppression.

— Jamais entendu parler. Et dire que sur l’Inquisition je sais presque tout, ajouta l’ombre avec un petit rire. C’est Modjou qui vous a attaché là-haut ?

D’un coup, Reich retrouva la conscience de sa position grotesque. Il en éprouva une honte profonde, qu’il essaya de dissimuler en parlant avec indifférence.

— En un certain sens, oui. Modjou cherche à interrompre les flux d’énergie de mon corps avec des liens toujours plus étroits, mais il n’y parvient pas. Il réussit seulement à m’humilier.

— Et Modjou, ce serait moi.

— Pas seulement vous. Modjou est le petit homme : l’académicien, le bigot, le fanatique, le nazi. Tous ceux qui adorent la mort et méprisent la vie.

L’ombre, semblait-il, hocha la tête.

— Et tous ceux-là, quel sentiment suscitent-ils en vous ? La haine ? L’indignation ?

— Non. Avant tout la peur.

Le petit rire se répéta, plus aigu cette fois.

— Votre mémoire flanche, docteur. Hier, vous m’avez dit que celui qui perçoit ses propres courants vitaux ne connaît pas la peur. Pourquoi vous reniez-vous vous-même ?

Soudain, Reich sentit les fils serrer plus fort, entrer dans ses bras et ses jambes jusqu’à l’os. Il voulut crier mais, au lieu d’un cri, jaillit de ses lèvres un jet de vomi noirâtre qui finit sur le plancher en formant de nouvelles spirales. Le fil rouge lui tira vivement les cheveux, le contraignant à lever la tête et à ravaler sa bave. La honte s’accrut au point de le brûler comme un fer rouge.

— Un homme de votre âge ne devrait pas se comporter ainsi, observa l’ombre, en se baissant vers le sol comme pour l’examiner. Un homme de science, qui plus est ! Comment voulez-vous que je me fasse soigner par un médecin qui ne sait pas contrôler ses intestins ?

Reich retrouva d’un coup sa capacité à déglutir.

— Modjou contraint les hommes à des postures antinaturelles ! cria-t-il. Il les tord, les « vivisectionne », leur inflige l’électrochoc et d’autres tortures à l’infini. Voilà pourquoi il me fait peur ! Il ressemble à une araignée qui enveloppe des êtres vivants dans sa toile, les forçant à l’immobilité.

— Une araignée, dites-vous ? Comme celle-là ?

L’ombre pointa un doigt. Reich regarda dans la direction indiquée et vit une araignée gigantesque, aux yeux indéchiffrables, dont le poids déformait le réseau de fils. Ses pattes fines s’étiraient sur des longueurs disproportionnées par rapport au petit corps velu. Cela provoqua en lui une hilarité inattendue.

— Les araignées font partie de ce que vous craignez, vous, non de ce que je redoute, moi ! Vous avez découvert votre jeu. Les insectes vous inspirent tellement d’horreur que vous croyez que tout le monde la partage !

Un frémissement de l’ombre trahit un certain trouble.

— Et vous, quelle explication donnez-vous de ma crainte supposée, en admettant qu’elle soit vraie ?

— La peur du contact physique, répondit Reich en observant sans inquiétude le monstre qui se débattait à l’autre bout des fils, occupé à une danse compliquée. Votre surface corporelle est complètement privée d’énergie. Vous l’avez fait refluer depuis longtemps à l’intérieur de votre noyau, sous la poussée d’une terreur sans nom, comme il advient au sang dans les moments de panique. « Il blêmit de peur » : vous n’avez jamais entendu cette expression ?

— Continuez, ordonna Eymerich, avec un peu d’incertitude dans la voix.

— Vous avez cru rendre votre peau insensible, mais vous n’avez fait que la rendre froide et réactive à la chaleur des autres. Une caresse, pour vous, se charge de la violence d’une gifle. Du reste, qui caresserait jamais un animal à sang froid ? Vous n’en avez pas conscience, mais vous n’arrivez pas à vous y faire et vous en souffrez. Vous avez oublié comment on caresse et vous savez seulement frapper. Tout autre contact vous est interdit.

— Et les insectes, en quoi sont-ils concernés ?

— Ils constituent le symbole même de l’invasion. Ils tombent des branches et des plafonds, se posent n’importe où, sautent suivant des trajectoires imprévisibles. Et vous, vous ne voulez pas être touché. Votre aspiration suprême est d’être pur esprit.

— C’est l’aspiration de tout croyant, répliqua l’ombre, mais visiblement elle était en difficulté.

Reich s’aperçut qu’il avait l’avantage. Il devait en profiter immédiatement : son interlocuteur allait sûrement réagir avec férocité. Mais il attendit un instant de trop.

— Comment s’appelait votre père ? demanda l’ombre à brûle-pourpoint. Modjou, par hasard ?

Les fils recommencèrent à se tendre, modifiant leur configuration. L’araignée tomba et disparut dans le néant. Reich sentit des lacets coupants le soulever par les pieds et il se retrouva la tête ballante. Seul le fil écarlate s’était relâché, mais la position annulait la nécessité de la prise par les cheveux.

L’étranger lui apparut à l’envers, mais maintenant il pouvait le distinguer avec plus de précision. Il revit l’habit dominicain et le visage austère. Mais la bouche avait complètement disparu.

— Mon père s’appelait Léon, se hâta-t-il de dire, en espérant que sa sincérité lui vaudrait une position moins douloureuse. Ce n’est pas lui, Modjou.

— C’est le seul père que vous ayez eu ? Vous comprenez ce que je veux dire.

— J’en ai eu d’autres. Freud, le parti communiste, le mouvement psychanalytique, le système américain. Aucun d’eux n’était Modjou. Mais Léon n’a rien à voir en l’affaire.

Eymerich secoua la tête.

— Vous êtes de nouveau réticent.

Il s’approcha de Reich, saisit le fil rouge et le tira un peu. Pas au point de lui faire mal, mais assez pour lui montrer qu’il aurait pu.

— Vous êtes un enfant menteur.

— Oh ! n’utilisez pas ces trucs avec moi. Vous ne réussirez pas à me faire régresser. Je connais trop bien le processus des régressions.

— C’est vous qui, hier, avez dit que je serais votre père. Vous voyez que vous êtes le premier à ne pas le croire.

— Je vous l’ai expliqué. Mon père n’est pas Modjou.

Eymerich infligea une traction plus forte au fil.

— Ne continuez pas à mentir. Léon vous battait ?

— Oui, mais cela m’importait peu. Ce que je craignais chez lui, c’étaient les yeux.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils avaient ?

— Ils étaient terribles. Je ne me souviens pas d’avoir jamais reçu de lui une caresse, un câlin, rien. Seulement des regards qui donnaient le frisson. Ma mère et moi en avions une terreur folle. Mon frère moins, mais lui était blond. Mon père aimait les blonds, alors qu’il détestait les cheveux noirs comme les miens.

Reich songea que l’entretien tournait à vide. Jusque-là, l’homme debout au-dessous de lui, pour se venger du moment de crise, avait semblé essayer des arguments au hasard, en quête de celui qui le blesserait. Mais il ne semblait pas y arriver. En conséquence, la nausée se calmait, la douleur à l’estomac s’atténuait et même le fait de se retrouver tête en bas comme un énorme cocon ne lui faisait plus honte. Mais se pouvait-il que l’inconnu n’eût pas un aiguillon caché ? Souvent ceux qui haïssent les insectes se comportent comme eux.

Eymerich lâcha le fil rouge et arpenta la pièce, de manière que Reich ne pût lui envoyer que des regards obliques. Manifestement, cet homme n’était pas du genre à infliger lui-même la douleur au grand jour, sinon en paroles. Mais que pouvait-il avoir en tête ?

— Vous êtes juif ? lui demanda-t-il soudain.

Reich se troubla. Il tenta de réagir avec une réponse élaborée.

— Si vous considérez le judaïsme comme une entité raciale, je devrais répondre oui. Mais si vous le considérez comme une religion, j’y ai toujours été étranger. Et même, je l’ai détestée de toutes mes forces. J’ai apprécié un peu plus le christianisme.

— Donc vous êtes juif, commenta Eymerich, comme si Reich n’avait rien dit. J’imagine que Léon aussi l’était.

— Il m’interdisait de parler en yiddish, qu’il considérait comme socialement dégradant. Hitler l’associait à la syphilis… Mais je ne crois pas que vous sachiez qui était Hitler.

— Cela ne m’intéresse pas non plus, dit Eymerich avec irritation, comme s’il ne voulait pas être distrait d’un fil logique connu de lui seul. Votre père correspondait à ce tableau de saleté charnelle ?

— Certes pas ! Il était très sévère en fait de morale, même si je ne pourrais pas dire qu’il était puritain. Simplement, la vie sexuelle ne l’intéressait pas trop, et il ne voulait pas que les autres s’y intéressent.

— Ce qui a dû aggraver sa réaction quand il a découvert la trahison de sa femme.

La phrase avait été prononcée négligemment, et pourtant elle devait constituer le premier élément du piège tant redouté. Reich sentit en fait les lacets pénétrer encore plus profondément dans sa chair, au point qu’il craignit que ses poignets et ses chevilles ne soient tranchés comme par des cisailles titanesques.

— Eh bien, c’est évident, admit-il dans un filet de voix.

— Et vous, vous avez passé votre vie à rechercher une justification à la saleté charnelle. À mettre en avant des courants, des énergies, des forces incontrôlables. Le tout pour démontrer que… concluez vous-même.

Reich, devinant la suite, fit une tentative désespérée pour égarer son interlocuteur.

— Que les Juifs ne sont coupables de rien ?

— Non, vous ne vous intéressiez qu’à une seule Juive : votre mère. Vous avez passé des dizaines d’années à tenter de démontrer qu’elle n’était pas coupable, étant donné qu’elle n’avait fait qu’obéir à des instincts naturels.

— Non !

Reich sentit les fils se tendre de nouveau au point qu’il redouta l’écartèlement. Et pourtant la menace qui pesait sur lui devait se révéler d’une autre nature. En fait, malgré la douleur, sa suspension dans le vide resta inchangée.

— Ce n’est pas vrai !

— Si. Et vous savez bien ce que cela signifie. Allez, dites-le-moi.

— Non !

— Alors je vous le dis, moi. Vous avez continué jusque dans l’âge adulte à considérer votre mère comme coupable. Vous avez continué à la voir avec les yeux de votre père ! Ne partagiez-vous pas l’hostilité de Léon envers les Juifs ? Ne vous transformiez-vous pas vous-même en femme rien que pour trouver une justification à votre mère ? Aucun innocent n’a besoin d’une justification ! Mais vous partagiez le point de vue de votre père. Voilà pourquoi la délation fut si facile pour vous. Et je parie que, le temps passant, les rapports avec Léon se sont améliorés. N’est-ce pas ?

— C’est vrai, mais les choses ne se présentent pas comme vous dites.

Reich s’attendait, à ce moment, à de nouvelles déchirures et à de nouvelles torsions des fils. Au lieu de quoi, un brouillard général se leva, et il se retrouva une fois de plus recroquevillé sur la couchette. Avant qu’Eymerich aussi ne disparaisse, effacé par le retour d’une normalité instable, il put entendre les paroles moqueuses dont il le saluait :

— À demain, Modjou !