Les enfants du futur (4)

L’avion militaire portant l’insigne de l’armée interfédérale américaine cessa de rouler sur la piste. Le lieutenant Kildruff ouvrit la portière et sortit la tête. La passerelle arrivait, poussée par des hommes au visage dissimulé sous un casque. Le vent plissait leurs combinaisons d’amiante. Il se tourna vers le petit groupe qui se serrait derrière lui.

— Les malades descendent en premier. Tous les autres ensuite.

La passerelle s’arrima au flanc de l’appareil avec une légère secousse. Kildruff se mit de côté en agitant la feuille qu’il tenait en main.

— Allez, descendez. En passant, vous me dites vos nom, âge, pays d’origine et motif.

Le premier à s’avancer, un homme très maigre, au teint jaunâtre, s’appuyait sur une canne.

— Frank Jameson, murmura-t-il, quarante-huit ans, Confédération de la Libre Amérique. Séropositif.

— Bonne chance, Frank. Au suivant.

Un enfant passa devant l’officier, fixant avec un peu d’inquiétude l’espace qui restait entre le bord de la passerelle et la carlingue. Peut-être craignait-il qu’il s’élargisse d’un instant à l’autre.

— Jim Adarnic, murmura-t-il.

— Allez, continue. Âge, pays et motif.

— Huit ans. Union des États Américains. Falcémique.

— C’est bien, Jim. Descends, maintenant. Suivant.

Deux autres enfants falcémiques passèrent, puis un garçon aux cheveux châtains, portant des habits qui avaient dû être très élégants, s’avança.

— Felix Addir, quinze ans. Union des États Américains. Insubordination.

— Ah.

Le regard de Kildruff se durcit un peu.

— J’avais dit d’abord les malades. Il y a d’autres insubordonnés dans le tas ?

Deux mains se levèrent. L’officier leur fit signe de s’avancer.

— Vos noms, dit-il en parcourant la feuille.

— Milton Seed, quatorze ans, Nouvelle Fédération Américaine.

— Seamus Buney, quinze ans, Confédération.

— Bon, descendez. Espérons que l’air du Lazaret vous rafraîchira la cervelle.

Les deux garçons obéirent et aussitôt jetèrent autour d’eux un regard circulaire. En fait de fraîcheur, l’air était carrément torride. Des panneaux électrifiés qui émettaient un léger grésillement entouraient de leur enceinte le minuscule aéroport. Les seuls soldats visibles, bardés de casques et de cuirasses d’acier STZ se trouvaient postés sur les miradors ; pour le reste, on n’apercevait que des hommes en combinaison d’amiante, auprès des hangars ou occupés à décharger les bagages de l’appareil. Deux avions étaient immobilisés plus loin, au bord d’une autre piste. Ils portaient des inscriptions dans une langue différente de l’anglais.

Seamus se plaça à côté de Felix Addir, qui observait avec attention une tour cylindrique d’un jaune rougeâtre, visible au-delà de l’enceinte.

— Qu’est-ce que je te disais, dans l’avion ? Nous ne sommes pas en Amérique. Le voyage a été trop long.

Felix sourit faiblement.

— Je regrette pour toi. Ta fuite dans l’Union est renvoyée à une date ultérieure.

— Après ce que tu m’as raconté, je ne crois plus que l’Union soit le pays idéal.

Milton Seed s’approcha d’eux.

— Ça ne semble pas si terrible, ici. On sent l’odeur de la mer.

Felix haussa les épaules.

— Jusqu’à maintenant, nous n’avons vu que l’aéroport. Attends, avant de juger.

De l’appareil descendait encore un petit vieux très maigre qui s’appuyait sur des béquilles. Une femme, qui s’était présentée à la portière, fut repoussée d’un geste brusque par l’officier.

— Retourne à l’intérieur. Les femmes vont dans une autre colonie.

Puis Kildruff fit signe à un des hommes en combinaison, qui s’avança.

— Voilà toute la cargaison. Vous en êtes où, avec le carburant ? Nous sommes pressés de repartir.

L’homme répondit en secouant sa tête sous le casque et en prononçant des paroles incompréhensibles.

— Personne ne parle l’anglais, hein ? Bah, peu importe. Finissez votre travail et puis prévenez-nous.

Il montra la passerelle, qui fut aussitôt détachée.

Le petit groupe des nouveaux arrivants était resté au pied de l’avion, sans trop savoir que faire. Un minibus quitta les hangars et quelques secondes plus tard se retrouva devant eux. Des hommes en combinaison blanche leur firent signe de monter, en tirant par la manche ceux qui traînaient.

— Hé là ! protesta Frank Jameson, en trébuchant. Moi, je ne suis pas un prisonnier ! Je suis au Lazaret pour me faire soigner.

L’homme en blanc marmonna quelque chose dans sa langue, puis le poussa brusquement dans le véhicule. Peu après, ce dernier s’immobilisait devant les hangars et on fit descendre les passagers. Une petite foule d’individus en combinaison blanche les attendait.

— Américains ! dit un personnage ventru à travers son casque. Maintenant, on va procéder à l’identification, puis vous serez conduits au Lazaret. Vous avez eu la chance d’être assignés au premier lieu d’accueil créé sur cette île, sans aucun doute le plus tranquille. Comportez-vous bien et vous serez bien traités. Vous n’êtes pas en prison, vous êtes seulement destinés à une… disons à une quarantaine un peu longue. Mais vous jouirez d’une liberté que, franchement, je vous envie. Maintenant, suivez-moi.

À l’intérieur d’un des hangars, avait été installé un petit bureau, enfermé entre des panneaux de verre et de métal. Un homme vêtu comme les autres, qui parlait un anglais approximatif, introduisit sur un ordinateur les généralités des nouveaux venus. Puis le gros réapparut, transpirant de l’effort de respirer sous son casque.

— Dans quelques minutes, vous laisserez l’aéroport. À partir de ce moment, vous serez complètement libres. Pour rejoindre les autres hôtes de la colonie, vous devrez marcher en direction de la tour qui se dresse au bord de la mer, et que vous avez peut-être déjà vue. Vous rencontrerez des amis de toutes les races, et aussi beaucoup d’Américains. Ils vous aideront volontiers. Venez avec moi.

Le petit groupe quitta le hangar et se dirigea vers une lourde porte métallique encastrée dans l’enceinte. On devait la commander depuis la tour de garde, car elle s’ouvrit sans bruit et sans aucune intervention du gros. Celui-ci montra la campagne ensoleillée qu’on apercevait au-dehors, qui descendait jusqu’à une mer très bleue.

— Allez et jouissez de la vie. On se reverra peut-être un jour.

Le vieux paralytique leva une main.

— Monsieur, me permettez-vous une question ?

— Mais bien sûr.

— Où nous trouvons-nous ? Oui, je sais que nous sommes au Lazaret. Mais dans quel pays ? Sur quel continent ?

Le casque dissimula le sourire du gros, trahi seulement par un reflet dans les yeux d’un vert de porcelaine.

— Si je vous le disais, je vous enlèverais tout le plaisir de la découverte. Allez, allez, vous verrez que c’est moins pire que ce que vous croyez.

Le groupe franchit le seuil d’un pas incertain. Aussitôt, la porte se ferma en silence, se transformant en superficie lisse et compacte absolument inaccessible.

Un instant, ils restèrent immobiles où ils se trouvaient, en jetant des regards circulaires sans mot dire. Un paysage riant les entourait, avec des touffes de figuiers de Barbarie, des agaves en fleur et des bouquets d’arbustes accrochés aux rochers, secoués par un vent tiède. Du sol s’élevait une légère brume qui restait néanmoins collée au terrain. Une route autrefois asphaltée et à présent très défoncée, qui longeait l’aéroport, conduisait à la côte, invisible de cet endroit. Pas trace de maison. On apercevait seulement, presque en entier, la tour cylindrique, large et puissante, et au-delà les ruines d’une construction indéfinissable, mais certainement ancienne.

— Ce genre de tour n’existe pas en Amérique, observa Felix d’une voix inquiète, à l’intention de Seamus et Milton. Nous devons être en Europe, ou peut-être en Afrique.

Seamus frissonna.

— Peut-être qu’ils nous ont envoyés chez les Africains, sachant qu’ils sont à la source de l’anémie falciforme.

Milton, le seul des trois à ne pas exprimer d’étonnement et à demeurer absolument impassible, haussa les épaules d’une fraction de millimètre.

— Si vous me permettez une critique, ça, ce sont des sottises qu’on vous enseigne dans la Confédération. La falcémie naît d’un manque de contrôle de soi.

— Ça va comme ça, intervint Felix, à qui Milton inspirait une aversion spontanée, qu’il parvenait difficilement à cacher. Nous avons le choix entre aller sur la côte et fuir dans les champs.

Frank Jameson, qui avait entendu, secoua la tête.

— Où voudrais-tu fuir, mon garçon ? Tu ne sais même pas où tu te trouves, ni s’il y a des surveillants. La seule possibilité est de chercher les autres prisonniers et d’essayer d’en savoir plus.

Réponse logique. Après une dernière hésitation, le groupe se mit en marche, en ralentissant de temps à autre pour que le petit vieux à béquilles puisse les rattraper. Après un tournant de la route, apparut sur la droite, à deux ou trois kilomètres, une sorte de forteresse de couleur sombre, dominée par des tours basses et très larges, très ébréchées. L’aspect évoquait une ruine qui se trouvait là depuis des temps immémoriaux, rongée par le vent et la salinité.

— Décidément, nous ne sommes pas en Amérique, commenta Jameson.

Puis, soudain, il éclata en sanglots violents, irrépressibles. Ses larmes contaminèrent les enfants, qui se mirent à pleurer tous ensemble, comme par contagion. Personne ne sut quoi dire. En fait, il n’y avait rien à dire. Pendant quelques instants, très mal à l’aise, Milton observa la scène. Il n’avait jamais vu quelqu’un pleurer, sinon dans sa petite enfance. Pour surmonter son embarras, il avança sur le sentier. Felix et Seamus trottinèrent derrière lui, sans parler.

— J’ai l’impression d’entendre un bruit dans le lointain, dit à un certain moment Felix, très inquiet, en scrutant la campagne inculte et aride. Comme des aboiements de chien.

— C’est vrai, murmura Seamus.

Il approcha du bord de la route et examina l’horizon, tendant l’oreille. En effet, on entendait des aboiements qui se rapprochaient sans cesse. Soudain, il recula d’un pas.

— Mon Dieu ! Il y en a toute une bande !

Sur la crête d’une colline, à quelques centaines de mètres, étaient apparus une trentaine de chiens maigres qui remuaient la queue. Ils s’immobilisèrent un instant puis, guidé par le chef de la meute, ils s’élancèrent le long des pentes. Les aboiements montèrent, formant un chœur assourdissant.

— Fuyons ! cria Felix. Il manqua renverser Milton qui se trouvait derrière lui, mais son élan fut aussitôt interrompu. Dans l’air un coup de feu résonna, suivi d’une deuxième détonation. Le chef de la meute roula dans l’herbe. Les autres chiens hésitèrent quelques secondes, puis repartirent en sens inverse, avant de se disperser en jappant entre les collines.

Dans le dos des garçons, une voix brutale dit :

— Par chance, il ne s’agissait pas d’une grosse meute. D’ici peu, d’autres vont arriver. On ne peut pas sortir désarmé.

Ils pivotèrent sur leurs talons. Sur le sentier s’approchait un homme à la stature athlétique, qui serrait entre ses mains un fusil M16 encore fumant. Il portait un uniforme en lambeaux, vert avec une croix peinte en noir sur la poitrine.

L’homme observa le bout de la route, d’où venaient Jameson encore en larmes et les enfants falcémiques, qui arboraient des airs perdus et effrayés. Le vieillard aux béquilles se traînait derrière le groupe, en essayant de ne pas se laisser distancer.

— L’Armée du Christ Guerrier, murmura Seamus, en examinant l’uniforme du nouveau venu.

— Je vois que tu t’y connais, gamin, ricana l’homme au fusil.

Mais son attention se concentrait sur le petit groupe qui approchait.

— Regardez-moi ça. Un estropié. Comme si on avait déjà pas assez de malades.

Il leva l’arme et visa avec soin. Le vieux se figea et ouvrit grand la bouche, comme pour dire quelque chose. Du M16 partit une brève rafale. L’infirme s’affaissa entre ses béquilles, tandis que le sang teignait de rouge ses cheveux blancs. Puis il roula au sol.

Frank Jameson avait suivi la scène d’un œil trouble, comme s’il ne comprenait pas. Au bout d’un instant, il courut vers le milicien, en levant son bâton et en essuyant ses larmes de sa manche.

— Mais tu es fou ! cria-t-il. Pourquoi as-tu fait ça ?

L’homme le considéra avec une mine dégoûtée.

— Un adulte qui pleure ! De toi non plus, nous n’avons pas besoin, au Lazaret.

Cette fois, un seul coup de feu suffit. Jameson lâcha son bâton, se plia en deux et tomba à genoux, la tête appuyée sur l’asphalte. Puis il roula sur le côté, les yeux écarquillés.

Les enfants avaient cessé de pleurer, comme s’ils craignaient d’attirer l’attention de l’assassin par leurs sanglots. Seamus, Felix et Milton restaient eux aussi immobiles, retenant leur souffle. L’intensité de l’horreur étouffait toute autre réaction.

L’homme au fusil marcha vers eux. Il les étudia avec soin.

— Vous, qu’est-ce que vous avez comme maladie ? demanda-t-il au bout d’un instant.

Milton dut déglutir plusieurs fois avant de pouvoir répondre.

— Aucune. Nous sommes là pour insubordination.

L’homme hocha lentement la tête.

— Je l’avais imaginé. Vous semblez en forme.

Il gonfla la poitrine.

— Je m’appelle Tanner, Phil Tanner. Mais à partir de maintenant, pour vous, je serai le commandant. Compris ?

Il souleva le fusil et répéta :

— Compris ?

— Oui, commandant, murmura Milton, qui sentait battre ses tempes.

— Ici, au Lazaret, en dehors de moi, point de salut.

Tanner se tourna vers le petit groupe d’enfants, secoués d’un tremblement visible.

— Vous autres, dispersez-vous ! Allez où vous voulez, mais n’essayez pas de vous approcher de la côte. Nous ne voulons pas d’autres pestiférés, par ici.

Les enfants restèrent où ils étaient, en se tenant par la main. L’homme leur tourna le dos et prit Felix par la manche.

— Suivez-moi, il y a encore un bout de route. Vous n’êtes pas anxieux de voir où vous allez passer le restant de vos jours ?

Les enfants firent mine de marcher dans leur direction, mais un regard de Tanner suffit à les mettre en fuite. Ils coururent vers le mur de l’aéroport, qui apparaissait comme un bloc compact et scellé. De la campagne leur parvinrent de nouveaux aboiements.

Le milicien et les trois garçons continuèrent à suivre la route qui conduisait à la côte. Derrière un virage se dessina la plage. Milton, qui cherchait à réprimer la terreur en recourant aux techniques de relaxation qu’il avait tellement détestées, éprouva un sentiment de vide proche de la nausée.

Devant eux s’étendait un panorama d’une désolation atroce. La plage était battue par une mer blanchâtre, qui formait des grumeaux en vagues lentes et silencieuses, aux formes absurdes. Partout, on voyait des détritus, des ordures, des immondices et des constructions en ruine, au milieu d’une végétation grisâtre. À gauche, là où le littoral s’avançait en promontoire, un grand bateau rouillé, auquel manquait une bonne part de la proue, était enfoncé dans le sable, comme si une main gigantesque l’avait enlevé de l’eau et enfoncé de force dans le sol. Plus près, entre des poteaux bancals et les restes d’une rangée de bunkers aux toits déchiquetés, s’alignaient des cabanes de bois et des baraques de tôle, entourées de tas de déchets. Même si la distance était encore trop grande, Milton eut l’impression de distinguer des silhouettes boiteuses qui se traînaient d’une cahute à l’autre, occupées à Dieu sait quelle activité.

Tanner remarqua l’expression étonnée des garçons et éclata de rire.

— Vous vous attendiez à quoi, au Grand Hôtel ?

D’un geste ample du bras qui tenait le fusil, il montra la mer.

— Les grosses têtes de l’armée interfédérale ont pensé à tout. Vous savez pourquoi la mer a l’air blanche ? Sous la surface, il y a des millions et des millions d’hydres marines. Des sales bêtes qui sont faites seulement d’un estomac et d’une bouche à tentacules. Si vous les touchez, elles diffusent un liquide urticant. Essayez donc d’en toucher des dizaines de milliers…

Il pointa le canon de son fusil derrière lui, vers la campagne.

— Par chance, les hydres font peur aux chiens errants, qui se tiennent à l’écart de la plage. Mais ce n’est pas une chance énorme. En pratique, ici, on ne réussit à vivre que sur une bande côtière très étroite.

Felix était si bouleversé qu’il ne parvenait pas à penser. Mais, dans un coin de son esprit, apparut l’image de Marjorie.

— C’est comme ça partout ? demanda-t-il avec appréhension. À l’endroit où se trouvent les femmes, aussi ?

Tanner le fixa avec ironie.

— Les femmes vivent très loin d’ici, mais elles ne sont pas mieux installées que nous. Il vaut mieux que tu les oublies.

Il pointa le pouce de la main gauche vers le sol.

— Cet endroit ressemble à un continent ; en fait, il s’agit d’une île. On s’est beaucoup battu, par ici. À la fin, après qu’on a utilisé toutes les armes disponibles, il n’est plus resté trace de vie. À part les chiens, les hydres et quelques autres saletés. Comme ça, ils ont transformé cette île en dépotoir universel, où ils déversent les malades, les criminels et les personnes gênantes.

Troublé par la laideur sordide du littoral et par un étrange malaise qui le gagnait, Seamus avait écouté distraitement les explications.

— Pourquoi avez-vous tué ces hommes ? demanda-t-il d’une voix faible, saisissant au vol une des nombreuses pensées qui lui couraient dans la tête.

Tanner le dévisagea.

— Commandant. Que ce soit la dernière fois que je doive te le rappeler. Ici, poursuivit-il avec un haussement d’épaules, on meurt comme des mouches. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, ça n’a pas d’importance. Mais si nous voulons tenir le coup, en attendant je ne sais quoi, nous devons nous libérer des poids morts. De toute façon, la pitié n’existe plus, en aucun endroit du monde. Moi, ajouta-t-il en fermant à demi les yeux, j’ai vu les enfants des sables de l’Afrique, féroces comme des fauves, et les alligators qui rampaient dans les rues de La Nouvelle-Orléans. Le genre humain n’existe plus. Il n’existe plus que des tribus en guerre entre elles. Certains ne l’ont pas encore compris. Moi, si, et voilà pourquoi, ici, je commande.

— On meurt comme des mouches, répéta Felix, qui avait la chair de poule.

— Exactement. Et nous ne pouvons même pas enterrer nos morts sans risquer je ne sais quelle épidémie. Les cadavres, nous les emmenons dans certaines grottes assez loin d’ici.

La voix de Tanner prit une inflexion un peu moins cynique.

— Mais les plus forts réussissent, d’une manière ou d’une autre, à tenir le coup. Au fond, ce trou est le miroir du monde d’aujourd’hui. Des gens comme moi peuvent s’en sortir. L’important, c’est de ne pas avoir de pitié. Bientôt, vous le comprendrez vous aussi.

Le milicien s’essuya la sueur qui lui coulait sur le front et se remit en marche en direction des baraques de tôle et de la mer silencieuse. Les trois garçons lui emboîtèrent machinalement le pas. Ils se sentaient épuisés et traînaient les pieds sur l’asphalte brûlant, trébuchant contre les dalles disjointes. Peut-être auraient-ils pu échanger quelques mots, mais au point de terreur qu’ils avaient atteint, ils n’osaient pas même se regarder dans les yeux. Du reste, depuis le premier contact, au centre de tri de Cape Cod, ils s’étaient sentis absolument étrangers les uns aux autres.

En approchant du village de baraques, ils s’aperçurent qu’une population bien plus nombreuse qu’ils n’avaient cru l’habitait. On ne voyait pas d’enfants, ni de vieux. Entre de vieilles enseignes tordues, des amas d’ordures, des flaques de boue, se déplaçaient des hommes vêtus de haillons, au visage brûlé, ravagé par les maladies. Certains portaient des uniformes appartenant aux armées les plus variées, pas seulement américaines. Sur un jeune échalas, complètement dépourvu de cheveux et de cils, Milton reconnut l’uniforme noir de la RACHE, la puissante organisation scientifico-militaire qui avait donné vie au sinistre empire de Balkanie. D’autres portaient la tenue verte de l’Euroforce, désormais réduite à l’état de chiffon. Mais il n’y avait pas grand-chose de militaire dans ces squelettes humains.

— Ici, on trouve des gens du monde entier, mais pas de Noirs, de Juifs, d’Arabes ou d’Asiatiques, expliqua Tanner avec une certaine satisfaction. De temps en temps, on nous en envoie, mais nous les donnons aux chiens ou nous les mettons à reposer dans les grottes. Si nous voulons tenir le coup jusqu’au moment de la résurrection, nous ne pouvons nous mélanger aux races faibles. Les rations alimentaires que nous passe l’aéroport suffisent à peine pour nous autres, les Blancs.

En voyant leur groupe approcher, beaucoup des habitants s’éloignèrent. D’autres saluèrent Tanner avec un respect proche de la déférence. On ne distinguait pas clairement à quelle activité se livraient tous ces gens. La plus grande partie semblait tirer à grand-peine de grosses poutres, pour renforcer une palissade déglinguée sur l’arrière de ce qui avait dû être un établissement balnéaire.

Un homme moins maigre que les autres se détacha d’une équipe qui clouait les poutres. Il courut vers Tanner. Dans son visage émacié, ses yeux luisaient comme sous l’effet d’une fièvre.

— J’ai parlé avec le fou, commandant, annonça-t-il d’une voix catarrheuse.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Qu’il prévoit une marée. Pas très forte, mais assez violente.

Le front de Tanner s’assombrit.

— Pour quand ?

— Pour demain soir. Mais il n’est pas sûr que les hydres sortiront de la mer.

— De toute façon, nous devons être prêts. Bien, continuez à travailler.

Tanner attendit que l’homme se soit éloigné, puis regarda les garçons.

— À partir de maintenant, vous êtes libres. Pour aujourd’hui, vous ne devrez pas travailler, mais seulement pour aujourd’hui. On mange une fois par jour, quand le soleil est à pic sur nos têtes. En l’absence du soleil, suivez les autres et vous arriverez à la cantine. Quand le propriétaire d’une montre mourra, vous pourrez la lui prendre.

Milton avait récupéré, quoique à grand-peine, un peu de lucidité. Pour fuir de cet enfer, il devait se soumettre aux règles de Tanner. Après, on verrait.

— Où logeons-nous, commandant ? demanda-t-il d’une voix assez sûre.

Le milicien le fixa d’un air approbateur. D’un geste vague, il montra les baraques.

— Dormez où vous voulez. Les lits, par ici, se vident souvent. Évitez seulement le bateau, avertit-il en indiquant la lointaine embarcation à demi enterrée sur la plage. Là, il y a un vieux fou. Autrefois, c’était un scientifique, ou un truc de ce genre, et il nous fournit le peu de technologie dont nous disposons. Mais c’est un homme dangereux, et quand il parle, on n’y comprend rien. Tenez-vous à l’écart de lui.

Il commença à s’éloigner, mais, au bout de quelques mètres, il se tourna de nouveau vers les garçons.

— Je parie que vous avez soif.

Felix hocha la tête, mais avant tout pour ne pas le contrarier. S’il se sentait la gorge sèche, la faute n’en revenait pas à la chaleur atroce.

— Il y a un ruisseau d’eau potable qui coule là, au fond, et une fontaine à demi démolie mais qui fonctionne encore, un peu plus à droite. Souvenez-vous pourtant d’une chose. Vous ne devez jamais boire l’eau des fontaines ou des ruisseaux entre midi et quinze heures, et entre minuit et trois heures.

— Mais pourquoi ? demanda Felix, troublé.

Tanner plissa le front.

— Vous connaîtriez une fin horrible. Nous avons la nouvelle lune. Souvenez-vous : entre midi et quinze heures, et entre minuit et trois heures.