Dans la demi-obscurité du puits cylindrique, la faucheuse se prépara à griffer les parois pour un nouveau tour sanglant. En réalité, c’était Reich qui la baptisait à part lui la « faucheuse » : cet enchevêtrement de mécanismes et de lames rotatives, mû par un pivot central et soutenu par un bras unique, ne ressemblait à aucune autre machine existante. Une sorte de monstrueuse aiguille d’horloge sciait l’air dans un mouvement circulaire, en faisant tournoyer l’ensemble des surfaces luisantes et coupantes qui formaient une fleur d’acier à l’extrémité du support. Chaque fois qu’elles rencontraient le corps de Reich, les lames le réduisaient en lambeaux de souffrance ; mais, aussitôt après, le supplice terminé, ce corps se recomposait, et attendait, en hurlant silencieusement sa douleur, l’achèvement du tour suivant.
Le grincement de l’engrenage se répercuta dans ses membres à peine reformés, en lui annonçant une nouvelle, une inévitable lacération. Il avait mentalement calculé que l’événement se produisait toutes les cent vingt-six secondes. Il tenta de profiter de ce très bref laps de temps pour rassembler ses pensées, elles aussi lacérées par la machine. Il savait où il se trouvait : dans un de ces enfers simplistes et cependant efficaces décrits par tant d’évangiles apocryphes, par les apocalypses tardives et les paraboles de quelques prophètes mineurs de l’islam. Tourments rudimentaires et sanguinaires, destinés à se perpétuer dans l’éternité. Mais appartenaient-ils à sa culture ? Sûrement pas. Qui donc pouvait en être l’inspirateur ?
La réponse lui apparaissait clairement, mais il ne réussit pas à la formuler. Les lames grinçantes arrivèrent à nouveau sur lui et déchiquetèrent sa chair. Alors qu’il recomposait ses propres membres lacérés, et alors seulement, il devina quel sinistre message se cachait derrière ce supplice. Quelqu’un cherchait à lui démontrer que la psyché avait une vie indépendante du corps, au point de constituer la matrice à partir de laquelle la chair pouvait se réagréger. À ce point, l’identité de son bourreau devenait claire…
Eymerich resurgit à ce moment, sans même chercher à se fondre dans l’ombre ou à tromper sur sa personne. Très grand, solennel, fort d’une sévérité intemporelle, il arrêta la machine et la fit disparaître. Il fixa le seul homme qui avait su découvrir ses faiblesses et s’enferma avec lui dans un lieu brumeux, idéal pour un affrontement décisif. Le puits circulaire et la cellule avaient disparu. Il n’y avait plus que cette scène incertaine adaptée au débat qui déciderait la répartition des rôles de juge et d’accusé, de médecin et de patient.
— Salut, Modjou, murmura Eymerich, enivré de ce vide qui l’entourait. Salut, homme-femme, père-mère et qui sait combien d’autres antithèses. Tu es content de constituer tout de même une unité ?
L’attaque désagréablement rhétorique, le passage du « vous » au « tu » indiquaient que l’inconnu (l’inconnu ?) se considérait déjà comme vainqueur. Cela réconforta grandement Reich. Les victoires de l’adversaire semblaient l’avoir entraîné à oublier ses propres défaites, ou du moins à les sous-évaluer. Tant pis pour lui.
— Maintenant, vous allez me démontrer en termes plus ou moins logiques pourquoi je suis moi-même Modjou, et à quel point ma vie a été contradictoire, observa-t-il, ironique. Bien, sachez que cette fois je ne chercherai même pas à vous contredire. J’ai très bien compris votre jeu.
Sur le visage d’Eymerich passa le frémissement d’un trouble vague. Néanmoins, il ne tarda pas à réagir.
— Et si ma démonstration, au lieu de recourir à la logique, en appelait à l’histoire ? Avant de te trouver emprisonné dans cette brume, toi aussi tu as connu une vie concrète.
Cette fois, au contraire de ses paroles précédentes, l’usage du « tu » parut peu naturel. Conscient d’avoir marqué un point, Reich soutint fermement le regard de l’homme (mais était-ce bien un homme ?) qu’il avait devant lui.
— Demandez-moi ce que vous voulez. Cette fois, cela n’aura aucun effet.
La première question d’Eymerich rendit le son d’une arme émoussée.
— Quel a été votre plus grand enthousiasme de jeunesse, sur le plan des idées ?
— La psychanalyse… Ou peut-être non, le parti communiste.
— Et envers qui avez-vous éprouvé le plus de haine dans votre vieillesse ?
— Le parti communiste.
— Pourquoi ?
— À cause de l’esprit grégaire qu’il cultivait. De son aversion pour l’épanouissement individuel, au nom d’une liberté supposée, uniquement collective. De son attitude hostile envers la sexualité et toute exploration de la vitalité des individus. En tout cela, il se conduisait comme n’importe quelle Église.
Eymerich sembla méditer sur la réponse, oscillant entre les parois d’ouate grisâtre entre lesquelles ils étaient enfermés. Manifestement, il cherchait un point d’appui. À un certain moment, il dut penser l’avoir trouvé.
— Que sont devenus vos meilleurs élèves ?
— Ils m’ont trahi… commença Reich, puis il se rendit compte de son faux pas, et s’efforça de le corriger : Beaucoup d’entre eux n’ont pas réussi à saisir la nouveauté de mes idées, au-delà d’un certain seuil. Ils se sont éloignés, mais pas parce que je les aurais chassés. De leur propre initiative.
— La question n’est pas qui les a éloignés, mais pourquoi ils se sont éloignés.
— Je vous l’ai déjà dit. Ils n’arrivaient pas à me suivre.
— Donc, la condition pour appartenir à la communauté que tu animais, c’était de partager tes idées. Tu penses que ceux que tu définis comme des « traîtres » avaient des idées personnelles ?
— Je ne sais pas. Je pense que non.
— Et qui en décidait ?
Reich était déconcerté par le tour vulgaire que prenait la discussion. Il s’était attendu à une attaque contre sa personnalité, menée par un Surmoi incarné, conscient de ses motivations les plus secrètes. À cela, il était préparé à répondre. En revanche, il ne s’attendait pas à d’aussi grossières remises en cause. Son ennemi manifestait-il une immense ingénuité ou bien une prodigieuse astuce ? De toute façon, il ne se laisserait pas désorienter, même par une offensive sur un terrain inattendu.
— Évidemment, c’était mon rôle de décider si mes élèves demeuraient fidèles à ma pensée. Qui d’autre aurait pu le faire ?
— Je suppose donc que ceux qui t’ont suivi jusqu’à la fin étaient les plus brillants.
— Eh bien, non… Du moins, pas toujours.
— Avec eux, il ne t’est jamais arrivé de te comparer au Christ ?
Reich sursauta violemment. Il chercha une explication à offrir pour cette vérité, mais ne rencontra que ténèbres. Il ne savait absolument pas quoi répondre.
— Tu préfères te taire ? Alors, laisse-moi parler.
Eymerich se rapprocha, tandis que la température de cette bulle de vide descendait sensiblement.
— Tu t’es comparé au Christ. Tu t’es comparé à Dieu. Tu as parlé de la possibilité, pour toi, d’une naissance stellaire. Tu as récompensé l’esprit grégaire et puni l’épanouissement individuel. Tu as transformé ta communauté en une Église dérisoire. Tu as puni les hérétiques et diabolisé l’ennemi. Tu as applaudi à la persécution de ceux que tu croyais hostiles. N’est-ce pas, Modjou ?
De nouveau, Reich ne réussit pas à bouger les lèvres. Il voyait l’espace se remplir d’un liquide gluant qui suintait des murs, coulant à flots silencieux. Il devina que quelque chose se préparait.
— Je ne prétends pas que tu me répondes, dit Eymerich, tandis que son regard s’obscurcissait. Tu sais combien ce que je dis est vrai. De toi, j’attends un diagnostic. N’es-tu pas médecin ? Allons, dis-moi le nom de ta maladie.
Désormais, le liquide remplissait la totalité de l’existant. Reich vit de gigantesques formes blanches osciller paresseusement et se laisser transporter par des courants secrets. D’abord, il pensa à des draps qui glisseraient dans le fluide, puis la vue des petits yeux d’une méchanceté forcenée lui fit pressentir la vérité. Des raies, des raies aux dimensions monstrueuses, aux grandes ailes luisantes ouvertes sur un monde de silence. Mais que faisaient-elles là, en ce moment ?
— Tu veux que je t’aide ? murmura Eymerich, en baissant la tête. Ne s’agirait-il pas de la maladie que tu m’attribuais ? La schizophrénie ?
— Non !
Le cri de Reich jaillit avec tant de force et de sécheresse que la descente des créatures blanchâtres en fut troublée.
— La schizophrénie n’a aucun rapport avec ça !
L’inconnu sembla un peu secoué par la protestation, au point qu’il recula d’un pas.
— Non ? Et alors, donne-moi, toi, ton diagnostic. Quel est le mal qui t’a rendu tellement semblable à ceux que tu combattais ?
Reich se mordit férocement la lèvre inférieure pour ne pas répondre, mais sa voix sortit quand même, par on ne sait quelle cavité.
— Il ne s’agit pas de schizophrénie, répéta-t-il puis il ajouta : mais de manie.
Eymerich manifesta une surprise profonde.
— Manie ? Et qu’est-ce que ça signifie ? Une idée fixe ?
— Non, non, répondit Reich en secouant la tête. Dans la psychiatrie, cela veut dire bien autre chose.
— Quoi donc ? Explique-toi !
Le désarroi de son interlocuteur aurait dû réconforter Eymerich, parce que les raies aussi s’éloignaient et ne formaient plus qu’un lointain grumeau de blancheur. Mais, en fait, il se sentait horriblement déprimé : un tel aveu, il le faisait, il se le faisait aussi à lui-même, pour la première fois.
— La manie est le corollaire de l’hystérie, dit-il dans un filet de voix. Il s’agit d’un excès de vie. On se sent bien, plein d’assurance, on se croit parfait et immortel. On tend à mépriser le prochain et à s’entourer d’admirateurs inconditionnels. Mais ce n’est qu’un masque.
— Et qu’y a-t-il sous le masque ?
— Une tristesse mortelle.
Eymerich garda le silence pendant quelques instants puis la colère qui montait en lui explosa en hurlement :
— Tu mens ! Ton mal, c’est la schizophrénie et rien d’autre !
Reich secoua la tête.
— Non. Ça, c’est votre mal à vous.
— C’est le tien ! Le trop de vie dont tu parles est fait de vers nichés dans le corps, d’amibes purulentes, de décomposition !
— Ces fantasmes ne m’appartiennent pas.
Reich se rendit compte qu’il avait gagné, mais il n’en éprouva aucune joie.
— Ce sont les vôtres, poursuivit-il. Ils naissent quand les membres raidis éteignent en eux la vie, et l’énergie qui la soutient. Si j’ai eu des comportements déplorables, dans ma vie, la faute en revient à ces courants vitaux, en moi, si impétueux qu’ils en débordaient.
— Faux ! tonna Eymerich avec un geste tranchant qui rappelait celui des raies à présent lointaines.
En fait, les monstres marins recommencèrent d’approcher, formant un banc qui flottait sur le fluide dense.
— Qui crois-tu que je suis ? demanda l’inquisiteur. Dis-le-moi, et garde-toi de mentir !
Reich esquissa un haussement d’épaules.
— Je ne le sais pas vraiment. Je sais seulement que vous m’êtes étranger.
— Étranger, dis-tu ? Pense à ce que nous nous sommes dit, ces jours-ci. Tu m’as défini comme semblable à ton père, puis il est apparu que tu lui ressembles en tout. Tu m’as appelé Modjou, et aujourd’hui, je te démontre que Modjou, c’est toi. Tu m’accusais d’instincts homicides, puis tu as dû avouer que tu as tué ta mère. Tires-en toi-même les conclusions qui s’imposent.
— Elles sont banales.
Reich contempla distraitement les griffes d’une raie qui s’était approchée de sa tête.
— Vous voulez me pousser à vous croire une partie de moi-même. Ma schizophrénie consisterait en cela : d’un côté, il y aurait moi, et de l’autre, vous, mon ombre. Mais nous serions la même personne.
— Exactement ! s’exclama Eymerich, en abattant son poing gauche dans sa paume droite. Voilà la vérité qui affleurait sans cesse, mais qu’on ne réussissait jamais à saisir ! Ne m’a-t-on pas présenté à toi comme un patient qui craignait la schizophrénie ? Tout cela est une peur. Et cette confusion continue des rôles, qui me voyait tantôt juge, tantôt malade ? Elle ne pouvait provenir que de toi. Il serait temps que tu acceptes la vérité. Nous sommes la même personne.
— Mais ce n’est pas vrai, dit Reich, sans s’emballer mais avec assurance.
Les raies disparurent d’un coup. Un instant plus tard, le liquide lui aussi cessa d’embrumer la scène, cédant la place à une grisaille tremblotante. Eymerich réagit avec dépit.
— Tu en es vraiment sûr ? Explique-toi mieux.
— Oh, c’est assez simple. J’ai exercé trop longtemps comme psychiatre pour avoir la certitude de ne pas m’abuser. Ma pathologie ne figure pas parmi celles qui conduisent à la schizophrénie. Elle débouche plutôt dans la manie que j’ai déjà reconnue. Le fait que, depuis plusieurs jours, je vive dans un délire schizophrénique veut dire seulement que ce délire est provoqué. Provoqué de l’extérieur.
Au-delà de la patine de grisaille, les murs de la vieille cellule commençaient à émerger, ainsi que l’écran de barreaux d’acier qui la fermait. Eymerich vacilla visiblement, comme s’il ne réussissait pas à garder son équilibre. Ce fut d’une voix cassée qu’il glapit :
— Tu es le mensonge incarné ! La schizophrénie punit tout naturellement ta vie de matricide !
— Non, dit Reich, d’un ton à présent extraordinairement tranquille. Quelqu’un a décidé d’éteindre mon énergie vitale et il est en train d’y parvenir. Voilà tout. Mais si je suis puni, c’est pour des motifs que vous ne réussissez même pas à deviner. Une mort physique banale mettra fin à mon agonie.
— Mais si je te suis étranger, qui suis-je ?
Le profil d’Eymerich se détachait encore au centre de la cellule, mais on voyait à travers lui, et une angoisse montante le faisait trembler.
— D’où est-ce que je viens ? insista-t-il.
— Je ne le sais pas vraiment. Je sais seulement que tu es une chose morte. Comme je le serai aussi d’ici peu, mais d’une autre manière et pour d’autres causes.
— Comment m’appelle-t-on ? cria Eymerich, réduit à un visage qui disparaissait. Je t’en prie, dis-le-moi !
— Méthionine, répondit Reich.
Puis il chercha sa couchette, secoué par les nausées qui le prenaient à la gorge.