Sixième séance

Wilhelm Reich n’aurait jamais cru qu’on pouvait survivre encore un peu après la mort. Et pourtant, cela concordait avec les prémisses logiques de ses recherches. Si le corps était traversé de réseaux d’énergie, et si, comme il l’avait dit et répété, le cerveau constituait le siège aléatoire de fonctions qui le dépassaient, il apparaissait assez évident que la trame énergétique ne serait pas automatiquement détruite par l’extinction physique. Certes, on ne pouvait prévoir combien de temps encore il conserverait sa cohésion. En athée endurci, il doutait que cela dure longtemps. Mais maintenant il était là, même s’il ne pouvait dire exactement où.

Ce peu de Moi qui lui restait grouillait de sensations curieuses. Il lui semblait flotter sur des fluides primordiaux entrecroisés à travers le cosmos, et peut-être formés d’autres individualités errantes. S’agissait-il d’énergie électrique ou bien d’énergie orgonique ? À ce moment, la question paraissait dépourvue de pertinence. La seule certitude, c’était que ces courants contenaient le principe organisateur de la totalité de l’existant, des galaxies aux entités vivantes singulières. Quelque chose comme la carte de ce qui avait existé et de ce qui existerait.

À condition, toutefois, que l’énergie puisse courir librement. Quelques-unes des trames flottantes devaient être défectueuses, puisqu’elles portaient en elles le germe de l’autodestruction. La mémoire qu’il possédait encore se porta, sans haine ni regret, sur la pulsion de mort que, durant sa vie, il avait considérée comme une hérésie. Puis elle se déplaça vers ce personnage (Eymerich ?) rencontré durant ses délires en prison. Sans doute, lui aussi était-il une des matrices qui erraient dans le cosmos ; mais une de ces matrices erronées, vouées à la destruction de la vie. Si elle avait prévalu, tout aurait pourri, au moins là où les hommes et les femmes, enveloppes un peu grossières des grands courants cosmiques, avaient structuré leur biologie. Mais l’univers aurait persévéré dans sa respiration ample et constante.

Il imagina l’horreur d’un monde dominé par les Eymerich, et l’associa aux horreurs qu’il avait expérimentées dans sa vie : les camps de concentration, les asiles psychiatriques, l’atroce torture de l’électrochoc, les guerres menées au nom d’une supériorité quelconque, le scientisme érigé en philosophie dogmatique. Pure marcescence, à l’origine de toutes les cultures d’amibes monstrueuses.

Mais tout cela était assez loin. Maintenant, la question fondamentale était de savoir combien de temps durerait son Moi. Reich préféra ne pas s’entêter sur ce problème et s’abandonner aux courants dans lesquels, doucement, il se fondait.