Épilogue. Tanit

Quelques heures après son entretien tendu avec Pierre IV, Eymerich observait les côtes émeraude du cap Caccia depuis le château de proue de la galère qui allait le rapatrier. Il faisait froid et même les rameurs, tout transpirants qu’ils fussent, avaient dû endosser de lourds manteaux de toile. Mais le soleil éblouissait et tirait de la mer des reflets d’un bleu sombre, inconnus dans ces eaux.

Le comte d’Osona, qui commandait le navire, se plaça à côté de l’inquisiteur.

— Une vision inoubliable, n’est-ce pas, mon père ? demanda-t-il sur un ton léger. Et pourtant quelque chose m’inquiète dans cette mer, comme si elle recelait un mystère.

Eymerich se tourna vers l’aristocrate, tournant le dos aux embruns qui arrosaient le pont.

— Vous vous souvenez de l’Apocalypse ? « Je vis sortir de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes, et sur les cornes dix diadèmes, et sur les têtes des noms de blasphème. »

Le comte d’Osona éclata de rire.

— Par chance, je ne crois pas que nous verrons émerger une bête de ce genre.

— Nous, non. Mais aucun sépulcre ne dure éternellement, pas même la mer.

Le regard d’Eymerich s’assombrit. Il montra l’entrée de la grotte de Neptune, qui venait d’apparaître, faille verdoyante dans une muraille de roche.

— Si, un jour, la bête que j’ai enfermée là-dedans réussissait à se libérer, les habitants de cette île invoqueraient la mort comme leur seule espérance.

— Mais de quelle bête parlez-vous ? demanda le comte, étonné.

— D’une chose immonde, qui se nourrit de corps malades et de chairs infectées. Pour l’heure, elle gît là-dessous, mais je crains qu’elle continue à croître et à croître à travers les siècles, alimentée par la force que les Sardes jugeaient bénéfique.

Les yeux d’Eymerich s’assombrirent encore.

— Cela, ce fut leur blasphème. Il n’existe pas de force bénéfique qui ne provienne de Dieu. Maintenant qu’ils n’ont plus la lumière bleue, les gens d’ici verront proliférer la maladie qu’ils redoutent tant, aussi longtemps qu’ils n’auront pas appris à la soigner. Mais si, un jour, ils cherchaient à libérer de nouveau cette lumière, faite d’immoralité et de licence, en réalité, ils ôteraient les chaînes à ce qui se cache là-dessous.

Troublé par les paroles incompréhensibles et l’expression intense de l’inquisiteur, le comte d’Osona murmura, éperdu :

— Mais que dites-vous, mon père ? Qu’est-ce qui se cache là-dessous ?

— Tanit. Astaroth. Deux parmi les mille noms de Satan.

Indifférent à la stupeur de l’autre, Eymerich pointa de nouveau l’index vers la grotte.

— Entre ces roches, j’ai installé un piège meurtrier. J’espère que personne n’osera jamais plus fouiller dans les vestiges de ce culte obscène. Mais si quelqu’un le faisait, malheur à lui. Vous m’entendez ? Malheur à lui !

Le comte essaya d’alléger l’atmosphère qui s’était créée en prenant le ton de la plaisanterie.

— Il faut que ceux que vous menacez commettent une faute vraiment grave, pour mériter un tel châtiment.

— La plus grave de toutes. Essayer d’entamer les prémisses de l’ordre voulu par Dieu. Rationalité, obéissance, ordre, autorité.

— Des valeurs éternelles.

— C’est la bête qui est éternelle, malheureusement, répondit Eymerich en haussant les épaules. J’espère seulement l’avoir enchaînée comme il convient. Mais, je le répète, malheur à qui la libérera.

 

David tomba en arrière en se débattant. Le sol s’était mis à vibrer violemment, provoquant des effondrements de terrain et des chutes de pierres. Un sifflement très aigu semblait monter des viscères de la terre, qui sursautait et se tordait, comme secouée par la fureur d’un démon enchaîné.

Seamus dégringola brutalement et se cogna le front contre la rampe qu’il essayait d’agripper. Il s’évanouit sur le coup. Felix esquissa un mouvement vers lui, pour essayer de l’aider, mais il s’immobilisa et poussa un cri.

De l’embouchure des grottes sortait un flot puissant de bouillie blanchâtre, qui glissait très vite en adhérant aux murailles donnant sur la mer. C’était un magma purulent et fétide, qui s’allongeait et se rétractait en pseudopodes informes, tandis que d’autres excroissances se tendaient vers le ciel comme des doigts tâtonnants.

Milton se prit le visage dans les mains et voulut lui aussi hurler. Sous ses pieds, l’escalier se fendit avec un craquement sec, le séparant de ses compagnons. Une fente monstrueuse zigzagua le long de la muraille de pierre, aussitôt remplie de la matière gélatineuse qui filtrait de la roche comme une mousse répugnante. Avant d’être aspiré par ces mucilages, Milton put voir des grouillements de vers d’une longueur immense qui s’agitaient avec frénésie dans la gélatine, comme s’ils avaient attendu des siècles pour être rendus à la lumière.

Au sifflement provenant des viscères de la terre s’ajoutait le fracas du schiste qui cédait et des abîmes qui s’ouvraient partout, libérant leur contenu de pourriture. Assourdi, David regarda le corps inanimé de Seamus sauvagement ballotté sur des jets de bouillie avant qu’il ne disparaisse dans cette masse translucide, enveloppé dans un cocon de filaments voraces. Tandis que la folie s’emparait de son esprit, il trouva la force de jeter un dernier regard sur ce spectacle d’horreur. Toute la côte bouillonnait comme si la terre se liquéfiait et accouchait par mille interstices d’épouvantables tumeurs segmentées, hautes comme des montagnes. Quand la matière blanchâtre lui enveloppa les jambes, il éprouva une douleur insoutenable, provoquée par les morsures féroces de milliers de ténias. Mais, en quelques instants, il ne fut plus lui-même que gélatine.

Restait Félix, accroché à une saillie rocheuse qui flottait comme un bateau de papier sur la vase visqueuse. Le garçon avait les tympans brisés par le sifflement furieux que le sous-sol continuait d’émettre et perdait son sang par tous ses pores. Les yeux voilés, incapable désormais de comprendre ce qu’il voyait, il regarda la lumière bleue en train d’abandonner le ciel, vaincue par une force hostile qui renfermait en elle toutes les abominations. Tandis que l’obscurité tombait, le littoral devenait le dos répugnant d’un unique ver immense, palpitant d’une indescriptible vie intérieure. Puis le rocher aussi fut absorbé par la masse sifflante, et Felix dut s’abandonner à l’étreinte glacée d’un grouillement de ténias.

Quand la dernière étincelle de lumière disparut du ciel, là où avait existé la côte sarde hurlait et se contorsionnait un titanesque protozoaire vermiforme, tendant à se fondre avec les hydres qui remplissaient une eau limoneuse couleur de la nuit. L’amas n’avait ni intelligence ni mémoire, mais il portait un nom très ancien. Tanit.