Isabel Pires (CESEM – FCSH – Université Nova de Lisbonne, Portugal)
“Music is sound, that is, action. If there’s no music, there is silence. In other words, silence is the negation of music.” (Xenakis in Varga, 1996).
ABSTRACT
Notre propos est de mettre en évidence certains aspects musicaux qui montrent des rapports étroits entre La Légende d’Eer et Jonchaies de Iannis Xenakis. Nos considérations sont fondées sur des propos tenus par Xenakis lui-même, mais aussi par d’autres spécialistes qui traitent de son œuvre musicale. Dans ce dessein, nous débuterons par des considérations qui se rapportent aux paradigmes analytiques des musiques à partir de la deuxième moitié du XXe siècle ainsi qu’à des questionnements concernant les études analytiques à caractère comparatif entre des œuvres dont les forces sonores ainsi que le support ou la représentation sont de types divers, comme c’est le cas ici : une œuvre électroacoustique et une œuvre orchestrale. Nous développerons ensuite quelques brèves notes à caractère philosophique sur la pensée musicale de Xenakis, et nous finirons par une approche analytique appuyée essentiellement sur le « son-en-soi » de ces œuvres.
1. INTRODUCTION
Iannis Xenakis a été l’un des compositeurs qui laissaient ses connaissances scientifiques, techniques et technologiques ainsi que la compréhension des sonorités de la musique concrète et électronique influencer tantôt ses œuvres électroacoustiques, tantôt celles instrumentales. La musique de Xenakis reflète également sa profonde connaissance de la mathématique et de la stochastique, étant également très influencée par sa pratique en tant qu’architecte. Ces multiples intérêts et influences sont déterminants au niveau des techniques de composition proprement dites, mais aussi au niveau des sonorités résultantes.
Les questions effleurées dans le paragraphe précédent, concernant l’intégration d’éléments dans la création musicale qui y sont nouveaux et originaires d’autres domaines lèvent le voile sur certains aspects particuliers qui ont émergé dans la musique depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Or, étudier la musique dans ce nouveau contexte, avec des paradigmes utilisés pour l’étude de la musique précédente, n’est pas facile : ce qui est inscrit dans les partitions ne suffit plus – encore faut-il qu’il y ait des partitions… Ces nouveaux contextes, ces nouvelles musiques nécessitent des approches nouvelles, de nouveaux paradigmes d’étude ; elles requièrent que d’autres paramètres soient considérés, d’autres aspects étudiés, d’autres concordances approchées.
Concernant le sujet de ce texte, l’intégration musicale, par Xenakis, des éléments, influences et connaissances énoncés plus haut est évidente et même très visible par moments. D’autre part, la ressemblance au niveau des sonorités, des structures formelles et des matériaux utilisés entre l’œuvre orchestrale Jonchaies et l’œuvre électroacoustique La Légende d’Eer démontre l’aisance et l’efficacité avec laquelle Xenakis produit le transfert des éléments dans ce nouveau paradigme musical ainsi qu’entre des forces sonores différentes.
Pourtant, produire un travail analytique de caractère comparatif entre ces deux œuvres particulières peut paraître redondant et presque inutile puisque Xenakis lui-même a exposé le transfert de matériaux d’une œuvre à l’autre et que des études ont déjà été produites. Le compositeur a écrit et parlé sur le sujet et a affirmé en 1986 que « Jonchaies est le résultat d’une analogie, d’un transfert. C’est la traduction d’un travail mené dans le domaine de la synthèse des sons […] très exactement depuis La Légende d’Eer, musique du Diatope du Centre Pompidou » (Xenakis, 1988). Nous remarquons également, dans la littérature spécialisée, l’existence déjà d’un certain nombre de commentaires analytiques concernant ces œuvres, leurs rapports au niveau des techniques et aussi des matériaux utilisés. Sera pertinente, par exemple, la lecture de l’étude analytique de La Légende d’Eer réalisée par Makis Solomos, intitulée « Le Diatope et La Légende d’Eer » (Solomos, 2005), et les notes sur Jonchaies rédigées par James Harley dans « Formal Analysis of the Music of Iannis Xenakis by Means of ‘Sonic Events’ : Recent Orchestral Works » (Harley, 2001).
Ainsi, tenant compte de toute la bibliographie existante, nous ne parlerons pas de techniques ou procédés de composition, nous ne parlerons pas de matériaux ou d’intentions. Nous avons choisi de suivre le chemin du « son-en-soi » et cherché à trouver dans la musique même, c’est-à-dire dans le son perçu par l’oreille ce transfert dont parle Xenakis, ces ressemblances ou dissemblances. Choisir de travailler au niveau du son-résultat nous a semblé pertinent afin de comprendre de quelle façon les médias, bien que distincts, l’orchestre d’un côté et l’électronique de l’autre, ont produit des sonorités musicales semblables. La musique de Xenakis est une musique de masses sonores continues, presque ininterrompues, squi peuvent être construites par des pointillismes – denses nuages de notes brèves –, par des sons statiques et continus ou encore en permanente mutation (glissandos).
Concernant la méthodologie utilisée pour cette approche du son dans ces œuvres, nous avons suivi le chemin qui va de la littérature au son-en-soi. Tout d’abord, nous nous sommes consacrés à la lecture soigneuse de la littérature concernant les œuvres, puis à une audition attentive. Ensuite, et malgré la disparité entre Jonchaies et La légende d’Eer au niveau de leur durée, nous avons réalisé la comparaison des structures des œuvres. Afin d’approcher le son au plus près, des analyses spectrales ont été produites, on y a cherché des raisons physiques tangibles, dans la matière sonore même, pour la ressemblance écoutée entre les deux. Nous avons observé les sonagrammes, ainsi que relevé l’information spectrale en données SDIF (Sound Description Interchange Format) de façon à produire des graphiques visuellement clairs.
2. L’ANALYSE MUSICALE : UNE QUESTION DE CONTEXTE
La fixation du son, musical ou non, ainsi que son analyse à l’ordinateur ont apporté de nouvelles expériences perceptives. Au fur et à mesure que des sonagrammes, spectrogrammes ainsi que d’autres types de graphiques et représentations des sons, obtenus par ordinateur, se développent et aident à mieux comprendre le contenu interne, la structure et les lois qui régissent le son, notre conscience se transforme. Cette conscience, renouvelée par le biais de l’avancement de techniques et technologies ainsi que les possibilités toujours croissantes de manipuler les sons, de les produire et de les synthétiser, a transformé notre écoute et notre façon de penser les sons, mais aussi la manière de faire de la musique. Les technologies de traitement et manipulation du signal sonore et la possibilité de l’enregistrer ont permis de produire des sons d’une façon nouvelle et en conséquence de faire des musiques nouvelles. Or, si ce nouveau monde technologique a été crucial pour le développement d’une industrie musicale, c’est dans les studios de recherche que la connaissance du son et les expérimentations techniques déterminantes ont été déployées. Ces travaux expérimentaux ont engendré des attitudes musicales diverses nommées aujourd’hui sous le terme général de Musique Électroacoustique.
Cependant, s’il est avéré que les mêmes expérimentions et développements technologiques ont permis la naissance de nouveaux paradigmes musicaux, il est aussi incontestable qu’ils ont affecté de manière déterminante la musique instrumentale. Les pratiques compositionnelles dans le domaine de la musique instrumentale – y compris les techniques de composition – ont été assez bouleversées depuis la naissance des studios de recherche musicale, avec les technologies qui leur sont propres ainsi qu’avec le début du développement de la synthèse sonore. En effet, certains compositeurs, ayant eu contact avec ces nouvelles techniques, technologies et sonorités, ont modifié, de façon plus ou moins radicale, leur pratique compositionnelle, leur technique étant métamorphosée. Parmi tant d’autres, nous citerons Ligeti, Berio, Stockhausen, Roger Smalley, Penderecki, Zimmermann, Murail, Grisey, Saariaho. Mais la musique a aussi été transformée par l’application, parfois stricte, parfois métaphorique, dans les processus de composition de certaines théories ou présupposés originaires de domaines scientifiques divers.
Xenakis, comme tant d’autres, a emprunté aux nouvelles technologies et connaissances scientifiques les possibilités de « calculer » les sons, le son de l’œuvre. Son intérêt profond pour la science et la technologie était la condition de l’exploitation de nouvelles sonorités qui, basées sur des théories mathématiques, se rencontrent tant dans la musique électroacoustique que dans la musique instrumentale. Xenakis affirmait : « […] je travaillais de façon générale avec des probabilités et d’autres questions théoriques. Mais si on peut produire des sons avec un ordinateur, le cercle est complet, non seulement dans le domaine de la macroforme, mais également dans celui le plus infime, celui de la synthèse sonore » (Xenakis in Varga, 1996). Les technologies, principalement les ordinateurs, ont été le moyen qui a permis à Xenakis une application aisée de certaines théories mathématiques tantôt dans le calcul de sonorités électroniques et tantôt dans les masses sonores orchestrales. Xenakis affirmait que son intérêt pour les ordinateurs ou pour d’autres technologies de calcul ou de génération de son était de lui permettre de « […] prendre possession des sons [… et d’] être capable de les créer. C’est pourquoi [il] était intéressé par les ordinateurs » (Xenakis in Varga, 1996). Il souhaitait développer « une musique calculée, une musique dans laquelle la macroforme émerge d’un petit ensemble de règles, mais aussi dans une continuité avec le changement entre les harmonies » (Xenakis in Varga, 1996).
Ces musiques nouvelles, qu’elles soient électroacoustiques ou instrumentales, se présentent à l’analyste comme des défis, car, dans un contexte où la composition des œuvres est fondée sur de nouveaux modèles, les approches analytiques portées sur elles doivent aussi s’appuyer sur des paradigmes nouveaux. En effet, il s’avère souvent bien compliqué, voire infructueux, d’appliquer à ces musiques certains paradigmes de l’analyse musicale communément utilisés pour l’étude de la musique antérieure fondée essentiellement sur un jeu avec des symboles, et limitant assez souvent te travail du son-en-soi à des indications spartiates de timbre (instruments et modes de jeu). Les études des rapports harmoniques, rythmiques, mélodiques et thématiques, entre autres, souvent pratiquées dans des travaux d’analyse de la musique tonale, atonale, sérielle, modale, etc., peuvent, en certaines circonstances, être utilisées pour l’étude de ces nouvelles musiques. Cependant, elles ne peuvent pas prétendre à expliquer des musiques composées avec des fondements qui dépassent nettement les frontières du symbole pour se centrer sur d’autres réalités. Il faut encore considérer que ces musiques sont clairement influencées par les technologies et d’autres connaissances scientifiques, et intègrent souvent comme paramètres, ou du moins, comme éléments structurants, certains aspects qui n’étaient pas, ou très peu, considérés dans les musiques précédentes ; c’est, par exemple, le cas de l’espace. Concernant la pertinence de l’analyse musicale, Xenakis va plus loin en affirmant que « l’analyse n’est pas une explication – c’est seulement une description de ce qui est dans la partition [… Les analystes] voient de liens, des rapports, et ils pensent que ceci explique tout. Mais ce n’est peut-être pas le cas du tout » (Xenakis in Varga, 1996).
Or, s’il est juste de dire que l’analyse musicale n’explique pas tout, elle permet néanmoins de mettre en évidence certains aspects des œuvres. Dans ce dessein et dans le contexte des œuvres de la seconde moitié du XXe siècle, il s’avère nécessaire de considérer un certain nombre de facteurs qui dépendent directement ou indirectement des changements profonds cités plus haut : les changements engendrés par le développement des connaissances scientifiques ou de la technologie dans le contexte de la composition musicale doivent être pris en considération dans les approches analytiques. Ainsi, l’analyste doit souvent développer des stratégies nouvelles, de nouveaux paradigmes d’analyse adaptés à chaque cas particulier car, dans un contexte musical très diversifié techniquement, un paradigme spécifique d’analyse musicale ne sera pas généralisable. Des paradigmes très spécifiques sont fréquemment applicables à très peu d’œuvres, ou uniquement à des cas particuliers : à l’œuvre d’un compositeur, à une technique singulière, à une pièce spécifique.
Dans ce contexte, il n’est pas de notre intention ici de proposer un paradigme d’analyse généralisable aux musiques depuis la seconde moitié du XXe siècle ni même à l’ensemble des œuvres musicales de Xenakis. Nous proposerons seulement une approche analytique utile au propos spécifique de ce texte : produire des commentaires analytiques de caractère comparatif entre La Légende d’Eer et Jonchaies. Ces deux œuvres, l’une orchestrale, l’autre électronique, posent des problèmes spécifiques à l’analyste. Il nous sera ainsi nécessaire d’être conscients des problématiques présentées précédemment ainsi que du contexte de leur composition et des pratiques compositionnelles de Iannis Xenakis.
3. LA LÉGENDE D’EER ET JONCHAIES : APPROCHE ANALYTIQUE
La Légende d’Eer et Jonchaies, œuvres assez distinctes notamment par leur durée et la nature même de leurs forces sonores, partagent certains matériaux musicaux développés dans l’étape dite de pré–composition. De ces matériaux, nous citerons des structures formelles ainsi que des matériaux résultants de calculs stochastiques, lesquels sont utilisés dans les deux œuvres. Mais ces deux œuvres, l’une, électroacoustique, sur 7 pistes dans la version pour le Diatope, avec une durée de presque 46 minutes environ, l’autre, pour orchestre, d’une durée d’environ 15 minutes, se ressemblent en divers aspects qui dépassent les calculs stochastiques de matériaux et les structures formelles, par exemple certaines sonorités. Pourra-t-on comparer une œuvre orchestrale et une œuvre électroacoustique ? Quels sont les aspects musicalement pertinents qui pourront être à la base d’une analyse comparative dans ce contexte ?
Dans le cas spécifique de La Légende d’Eer et de Jonchaies, Xenakis a lui-même tissé quelques commentaires explicatifs de ses intentions et processus de composition utilisés dans le calcul des matériaux musicaux et sonores de ces œuvres, comme il a été dit plus haut. Le compositeur a également détaillé certains éléments qui transitent d’une œuvre à l’autre. Quoique les matériaux, les processus et les techniques de composition ne constituent pas l’œuvre (si c’était le cas, il aurait pu être soutenu que toute musique tonale est identique car les fondements techniques et linguistiques sont uniques, toute musique tonale étant construite sur le même paradigme), il est incontestable que les techniques et les matériaux choisis et utilisés par le compositeur sont déterminants pour l’œuvre. Ainsi, dans cette étude comparative, nous avons orienté notre attention vers l’idée qu’une œuvre musicale, indépendamment des forces sonores qu’elle utilise, les moyens techniques de sa production, ainsi que ses matériaux compositionnels, devient un « événement sonore » au moment de son écoute5. L’œuvre musicale sera donc un « événement sonore » qui possède certaines caractéristiques qui lui sont propres, elle aura des qualités particulières, elle sera perçue à un moment et dans un lieu spécifiques.
Nous choisissons donc d’ancrer notre étude dans des aspects de caractère éminemment perceptif qui, tout en étant dépendants des matériaux et techniques utilisés par le compositeur, les transcendent. Toutefois, les approches analytiques fondées sur l’audition peuvent poser des problèmes de validation car la perception auditive d’une œuvre musicale constitue un acte individuel, donc subjectif et même discutable. Néanmoins, ces analyses dépendantes de l’écoute particulière d’une œuvre déterminée par l’auditeur (analyste), peuvent dégager des caractéristiques, des propriétés qui se montreront invariables indépendamment de la perception individuelle de chacun. En effet, l’œuvre musicale porte des propriétés qui, tout en étant auditives, ne dépendent ni de l’écoute ni de son interprétation, mais sont partie intégrante de l’entité que constitue l’œuvre musicale avant son écoute : le remplissage de l’espace spectral, l’évolution en densité d’événements, l’évolution des fréquences principales estimées, la structure, entre autres.
Analyser des œuvres de musique en se basant, pour l’essentiel, sur les considérations tissées dans l’écoute signifie ainsi, d’un côté, se rapprocher au plus près de la musique même, et d’un autre côté, se distancer de sa représentation, que soit en partition ou en enregistrement. Nous sommes bien conscient que l’étude d’autres aspects des œuvres musicales, par exemple les partitions, leurs structures mélodiques, harmoniques et rythmiques, est pertinente, cependant, dans le cas concret nous avons choisi, pour les raisons données, de traiter ces deux œuvres à partir de l’expérience perceptive qu’elles nous offrent.
Ces considérations analytiques et comparatives ont pour propos d’indiquer que nous partirons de l’expérience perceptive de La Légende d’Eer et de Jonchaies en partant de leurs enregistrements. Nous aurons également recours à l’étude du son-en-soi, pris comme représentation du phénomène physique à percevoir, par le biais de sonagrammes, spectrogrammes et d’analyses de données. Nous allons donc traiter essentiellement des aspects liés à la structure et au spectre, faisant attention principalement aux ressemblances au niveau des sonorités perçues.
4. COMMENTAIRES ANALYTIQUES : JONCHAIES
4.1. L’œuvre
Jonchaies, œuvre pour orchestre (bois, cuivres, cordes et 6 groupes de percussion), d’une durée d’environ 15 minutes, commande de Radio France, a été créé le 21 décembre 1977. À propos de Jonchaies, Xenakis explique dans les notes d’introduction à la partition, que cette œuvre « […] s’inspire des résultats obtenus et utilisés dans La légende de Eer […] issus de [ses] travaux théoriques sur la synthèse des sons et de la musique par ordinateur […] » (Xenakis, 1977). Il fait ainsi usage de matériaux qui avaient été générés pour La Légende d’Eer, notamment ceux qui se rapportent aux mouvements browniens et à d’autres mouvements stochastiques à périodicité induite. Le compositeur nous explique que, contrairement aux techniques fondées sur l’analyse de Fourier, les théories utilisées ici s’appuient « […] sur des marches stochastiques et des mouvements browniens. […] On part du bruit et, à l’aide de théories stochastiques, on y injecte des périodicités » (Xenakis, 1977).
La théorie des cribles est également présente dans l’œuvre, notamment dans la première section, du début jusqu’à la mesure 66. Xenakis affirme : « Le début de Jonchaies traite des “cribles” (échelles) de hauteurs d’une façon nouvelle et emploie une échelle non-octaviante spéciale […] » (Xenakis, 1977). La théorie des cribles consiste dans l’usage d’une sorte d’échelle avec des caractéristiques particulières de périodicité et symétrie. Xenakis ajoute que « […] la théorie des cribles étudie les symétries internes d’une suite de points construite intuitivement, donnée par l’observation, ou fabriquée de toute pièce par des modules de répétition » (Xenakis, 1994). À ce sujet Makis Solomos ajoute que les cribles, à l’inverse des gammes et des modes, « […] n’impliquent aucune hiérarchie entre les notes […] ils constituent des ensembles de hauteurs dont le seule élément de différentiation est la composition intervallique et la périodicité » (Solomos, 1996).
Le crible utilisé est dérivé, selon le compositeur, d’une gamme pélog de la musique javanaise pour gamelan. Ce crible, non-octaviant, est constitué des régularités et symétries que nous pouvons voir dans la figure 1.
Fig. 1. Jonchaies : crible. (Intervalles indiqués en demi-tons.) Sont encadrées les notes de l’harmonie de la mesure 62 et avec crochets les intervalles mélodiques de plus grande amplitude ainsi que leur directionalité.
Dans cette première section, entre les mesures 10 et 63, les cordes, divisées en six groupes – chaque groupe étant sous–divisé en trois sous– groupes – jouent chacun avec un mode de jeu spécifique. L’évolution des lignes instrumentales engendre dans cette partie un enchevêtrement qui se rapproche d’une sorte de pseudo canon. Mais le compositeur « […] n’utilise pas uniquement des échelles de hauteurs mais également des échelles de durées, de timbres, de densités, de degrés d’ordre et de désordre, d’intensités… bref, des échelles de tout ce qui constitue les composantes du son » (Xenakis, 1988). L’usage du crible et la façon de travailler l’enchevêtrement des six groups de cordes engendre une sorte de « flou sonore », un « halo »6. Cependant, ces sensations de « halos sonores » dans Jonchaies ne se limitent pas à cette partie, elles sont dispersées dans toute l’œuvre, nous les écoutons dans bien d’autres moments.
4.2. Structure et sonorités
La structure formelle de Jonchaies est clairement construite autour des quatre groupes instrumentaux (bois, cuivres, percussions et cordes) et comporte six sections ou partiess. Une première section, qui va des mesures 1 à 63 (ou 66, par superposition avec le début de la deuxième), et qui est exclusivement attribuée aux cordes, débute par des notes aigues et utilise le crible non octaviant présenté plus haut, avec lequel, à travers une technique rythmique qui a un certain caractère canonique, est engendré peu à peu un « halo » sonore, comme il a été dit.
La deuxième partie, plus rythmique, débute à la mesure 63. Elle est attribuée initialement aux cordes, aux percussions et aux bois, auxquels se joignent les cuivres à la mesure 98. Les premières mesures se présentent comme une transition, les matières musicales qui caractériseront la section n’émergeant qu’à la mesure 66. Cette section se termine à la mesure 141 (prolongeant le tremolo de timbales à 144), cependant, vers sa fin (à partir de 138) se superpose le début de la troisième section. Il nous semple important de noter que, si nous situons le début de section à la mesure 63 et sa fin à 144, l’instant de l’entrée des cuivres, à la mesure 98, est proche de 0.381/1, donc de ce qui pourrait être calculé comme la section d’or de cette partie de l’œuvre.
La troisième section, qui débute par le jeu des cordes à la mesure 138, et est superposée à la précédente, comme il a été dit, débute par des gestes tendanciellement ascendants qui s’articulent avec des glissandos globalement descendants. Cette partie, qui semble se terminer vers la mesure 166, continue encore un peu dans le groupe des bois, se terminant en fait à la mesure 178. Les diverses parties de cette section, recoupées par les groupes instrumentaux, ont entre elles, au niveau de leurs dimensions, des rapports de section d’or. (Dans la Figure 2, ces rapports sont indiqués par des connecteurs rouges.)
La quatrième section, confiée aux cuivres, débute à la mesure 167 pour se terminer à la mesure 193. À la mesure 178, les instruments s’arrêtent et ne restent que les tubas. Ce point correspond également à une proportion d’or entre le moment du début de cette section et le début de la sixième section, c’est-à-dire 0,381/1 du bloc qui va de la mesure 167 à 201.
La cinquième section, qui est la plus brève, va des mesures 191 à 211, vingt mesures à peine. Elle fonctionne dans l’œuvre comme une sorte de transition entre les sections 4 et 6, se superposant dans son début et sa fin aux sections qui l’entourent. Le recoupement des parties attribuées aux groupes instrumentaux comporte, aussi bien entre elles qu’avec le début de la sixième section, des rapports de section d’or (voir Figure 2).
La sixième et dernière section de Jonchaies, débutant à la mesure 201 et se terminant à 240, est constituée par un ensemble de morceaux qui reprennent certains gestes déjà écoutés et se finissent par un demi-ton très aigu, dans les picolos, entre si bémol et la bécarre. Comme dans les sections 3 et 5, les parties de cette section ont, au niveau de leurs dimensions, des rapports de section d’or.
Les rapports de section d’or trouvés dans Jonchaies ont certaines particularités qu’il convient de mettre en évidence. Nous remarquons que ces points correspondent, à chaque fois, aux entrées d’activité dans un certain groupe instrumental. En plus des points d’or déjà cités dans la deuxième section, à la mesure 98, marquée par l’entrée des cuivres, ainsi que dans la quatrième section, dans la mesure 178, marquée par les notes graves dans les tubas, nous avons trouvé quatre autres moments particuliers correspondant à des parties de l’œuvre qui ne sont pas limitées par des sections. (Ces points sont indiqués dans la Figure 2 par des lignes verticales bleues, tandis que la partie à laquelle chacun s’applique est notée par des lignes vertes dans la partie inférieure de l’image.) Nous mettons en évidence, à la mesure 63, la fin de la première section de l’œuvre, un premier moment qui correspond à 0.381/1 de tout un bloc qui va du début de l’œuvre jusqu’à la mesure 166. Celui-ci correspond à un changement du caractère de l’activité des cordes. À la fin de la mesure 166, le début de la quatrième section, dans les cuivres, nous trouvons un autre point qui nous considérons comme en proportion de section d’or : il correspond précisément à 0.381/1 du bloc qui va de 137 à 211, c’est-à-dire du début de la troisième à la fin de la cinquième sections.
Le dernier point à mettre en évidence, qui se trouve à la mesure 201, coïncide avec le début de la sixième section et correspond à 0.618/1 du bloc qui va de la mesure 137 à la fin de l’œuvre.
Fig. 2. Jonchaies : organisation structurelle des parties de la structure ainsi que de la disposition des groupes instrumentaux. Proportions d’or marquées par les lignes horizontales. [L’original est en couleur]
Il existe donc une superposition de couches structurales, signalées dans la partie inférieure de la figure. C’est-à-dire qu’il y a des structures et des rapports, notamment entre des parties instrumentales qui, n’étant pas immédiatement perceptibles à l’écoute, constituent la base pour des structures de surface, plus amples et évidentes aussi bien à l’écoute qu’à la lecture de la partition.
Il existe un moment particulier, observable aussi bien dans la partition qu’à l’écoute attentive de l’œuvre, dans lequel l’ambitus est le plus large : il détermine le point correspondant à la section d’or de l’œuvre, à la mesure 142 (voir Figure 2). Cet instant, qui se prolonge de la mesure 142 au troisième temps de la mesure 149, correspond sensiblement à 0,618/1 de la pièce en termes de mesures écrites. Les caractéristiques de ce moment incluent deux harmonies : l’une dans aigu, l’autre dans le grave. Dans ce point, l’extension des hauteurs est la plus grande de toute l’œuvre, allant du si bécarre le plus grave du contrebasson au sol dièse suraigu du picolo. Les cordes, à partir de la deuxième moitié de la mesure 142, ont une dynamique en fff et remplissent la région moyenne des hauteurs par des glissandos, en débutant dans une région moyenne aigue et descendent globalement vers le grave comme nous montre la figure suivante.
Fig. 3. Harmonie et ambitus des mesures 142 à 149 de Jonchaies.
Concernant toujours l’ambitus, nous devrons noter les notes aigues du début et de la fin de l’œuvre. L’œuvre débute avec une montée dans l’aigu, qui va d’environ 2500 Hz à 7500 Hz, redescendant et se stabilisant sur le si bécarre 5, environ 2000 Hz. Jonchaies se termine par un demi-ton suraigu, entre le la bécarre et le si bémol des picolos, entre les 3520 Hz et les 3760 Hz. Nous synthétisons dans le tableau qui suit les sections de Jonchaies ainsi que les proportions entre elles (figure 4).
Fig. 4. Jonchaies : structure globale des sections et proportions correspondantes.
5. COMMENTAIRES ANALYTIQUES : LA LÉGENDE D’EER
5.1. L’œuvre
La Légende d’Eer8 est une œuvre électroacoustique commandée par Wolfgang Becker9 et partiellement réalisée dans les studios de la Westdeutscher Rundfunk à Cologne. Cette œuvre, d’une durée de 45’48’’ minutes10 pour 7 pistes, est celle utilisée pour le Diatope de Beaubourg, à Paris. La musique du Diatope, spectacle de lumière et de son, a été conçue pour 7 pistes distribuées par les 11 haut-parleurs disposés dans la structure. Xenakis écrit :
« […] [Les] actes visuels sons bâtis à partir de configurations mobiles, soit points (flashes électroniques) soit droites (rayons lasers). Les 1680 flashes forment des galaxies en mouvement […] régis par des enchevêtrements de fonctions mathématiques allant des fonctions de nombres imaginaires (complexes) jusqu’aux distributions de probabilités. Les rayons de quatre lasers sont pris en charge par quelques 400 miroirs spéciaux […] » (Xenakis, 1978).
En ce qui concerne les sonorités produites par Xenakis pour La Légende d’Eer, le compositeur explique :
« Ici, j’ai inauguré une approche nouvelle de la fabrication des sons, différente et même à l’opposé des méthodes des studios de musique électronique des laboratoires utilisant les ordinateurs et la conversion numérique–analogique. Il ne s’agit plus de partir de l’analyse et de la synthèse de Fourier qui permet d’arriver au son par l’intermédiaire de faisceaux de sons sinusoïdaux harmoniques ou partiels. Cette nouvelle méthode construit et agit directement sur la courbe de pression–temps qui, elle, aboutit aux tympans […] » (Xenakis, 1978).
Les sons utilisés dans cette œuvre, certains traités stochastiquement de façon diverse, appartiennent à trois familles : « […] a) instrumentaux, par exemple, les étoiles filantes sonores du début et de la fin, ou les sons des guimbardes africaines, les tsouzoumis japonais… b) bruits, par exemple, chocs de briques spéciales, frottements sur carton… c) réalisées par des fonctions mathématiques […] » (Xenakis 1978). Et le compositeur ajoute que, pour les sonorités produites à partir de fonctions mathématiques, il a employé une nouvelle méthode qui utilisait « […] des fonctions de probabilité pour engendrer des courbes de pression temps, […] c’est donc un façonnage contrôlé de cheminements browniens (random walk) » (Xenakis, 1978).
5.2. Structure et sonorités
Le découpage de la structure de La Légende d’Eer présenté est fondé d’une part sur l’analyse de l’œuvre réalisée par Makis Solomos (2005), d’autre part sur une écoute attentive de l’œuvre ainsi que sur l’observation de spectrogrammes de l’œuvre.
La Légende d’Eer comporte six sections. Elle débute et se termine avec des sonorités très aigues.
Dans la première section de l’œuvre, d’environ 6’33’’, la musique est constituée par des sons intermittents aigus situés entre 4000 Hz et 7000 Hz, descendant la limite grave de cette bande de fréquences jusqu’à 3000 Hz vers la fin de cette section.
La deuxième section, d’environ 12’45’’, démarre avant que les sonorités de la précédente se soient évanouies, et se superpose à la fin au début de la troisième section. Dans cette partie, des sonorités qui évoluent en hauteur d’une façon logarithmique (dans le schéma de l’œuvre, Xenakis inscrit diverses indications « log » lesquelles renvoient sans doute à la synthèse logarithmique de sons) semblent perturbées dans leur évolution par des mouvements plus erratiques, caractéristiques des sonorités calculées en utilisant des mouvements browniens. Ces deux sonorités de synthèse, résultant du calcul de mouvements logarithmiques et browniens, se combinent soit en s’articulant, soit en s’associant.
Dans la troisième partie de l’œuvre, de 5’42’’ minutes, surviennent des sortes de clignotements, de scintillements, stables au niveau des hauteurs, mais très vifs, à un niveau qui oscille entre la rugosité de masses sonores du type granulaire et des gestes plus clairement d’articulation rythmique.
La quatrième section, 7’54’’ minutes, débute légèrement superposée à la précédente. Elle est caractérisée par des gestes dérivés de calculs de mouvements logarithmiques qui engendrent des glissandos évoluant ici de façon très stable. Nous y trouvons, occupant toute la bande spectrale disponibles, cinq couches superposées de ces gestes. Il y a un rapport direct entre ces couches : chaque geste individuel, dans chaque couche spectrale, est semblable en longueur, donc en durée. Si les gestes individuels ont, d’après l’observation du spectrogramme, une duré proche de 10 seconds, leur enchevêtrement engendre auditivement des sortes de tourbillons, des sensations de sonorités spiralées. En ce qui concerne l’ampleur spectrale des cinq couches, chacune a une largeur d’environ 3700 Hz, à savoir : de 0 Hz – 3700 Hz ; 3700 Hz – 8400 Hz ; 8400 Hz – 11100 Hz ; 11100 Hz – 14800 Hz ; 14800 Hz – 18500 Hz . Elles sont aisément visibles dans le spectrogramme reproduit dans l’image suivante.
Fig. 5. Section 4 de La Légende d’Eer.
La cinquième section, 7’22’’ minutes, est la plus intense en niveau perçu et en activité, assez proche de la deuxième en ce qui se rapporte les sonorités, nous y retrouvons notamment les mouvements browniens qui engendrent des mouvements mélodiques légèrement erratiques, et qui, dans un ambitus plus global, deviennent directionnels, terminant la section par une descente.
La dernière section de l’œuvre, de 5’32’’ minutes, superposée dans son début à la précédente, est caractérisée essentiellement par une oscillation d’un demi-ton autour des 3000 Hz.
En ce qui concerne la structure de La Légende d’Eer, les six parties, la deuxième est la plus longue, 12’45’’ minutes. Les quatrième et cinquième parties ont respectivement 7’54’’ et 7’22’’ minutes de durée. Les première, troisième et dernière parties, plus courtes, ont 6’33’’, 5’42’’ et 5’32’’ minutes respectivement de durée. Considérant ces durées, nous constatons que, comme pour Jonchaies, des proportions de section d’or régissent la structure formelle de l’œuvre.
Notons que les calculs qui sont à la base des considérations qui suivent sur les proportions d’or dans La Légende d’Eer, sont fondés sur les durées indiquées dans le schéma de l’œuvre ainsi que dans les écrits de Solomos (2005). Nous trouvons cependant de très légères déviations par rapport à l’œuvre enregistrée en stéréo, essentiellement dans la dernière section. Ces déviations de sont pas considérées ici. Pareillement, ne seront pas considérées, dans le cadre de ce texte, les légères superpositions au début et à la fin des sections.
Les proportions rencontrées dans La Légende d’Eer, ainsi que l’usage des matériaux suggèrent un découpage en deux parties, regroupant d’un côté les sections 2, 3 et 4, et de l’autre les sections 5, 6 et 1. Cette division, expliquée ensuite, est motivée par les rapports trouvés entre les sections individuelles : des rapports de proportion d’un côté, des rapports de sonorité de l’autre.
Dans La Légende d’Eer, la section 5 correspond à une reprise de sonorités et textures, les matériaux sonores de la partie 5 étaient caractéristiques de la deuxième partie. En même temps, les sonorités aigues itératives de la sixième partie et celles de la première sont très semblables, pouvant représenter comme une continuité, engendrant une sorte de cercle dans lequel la première partie est suivie par à la sixième.
En ce qui concerne les proportions entre les parties individuelles, nous trouvons des proportions d’or entre les parties 2, 3 et 4 : la quatrième partie a une durée correspondant à 1,381/1 de la durée de la troisième, et la seconde partie correspond à 1,618/1 de la durée de la quatrième. Ce fait engendre une sorte de spirale centrée sur la section 3. Les durées de ces parties n’ont pas de rapports apparents de proportion avec les trois parties restantes. D’un autre côté, les parties 5, 6 et 1 ne semblent pas avoir de relations de proportions entre elles. Malgré ces apparences, en considérant que les parties six et une, ayant le même type de sonorités, peuvent être prises comme deux morceaux d’une même cohérence musicale, comme suggéré plus haut, ensemble, elles ont une durée qui correspond à 1,618/1 de la cinquième partie.
Or, ainsi divisé en deux groupes de sections, malgré la non–succession de deux d’entre elles (1 et 6), les parties 2, 3 et 4 sont très proches de la proportion de 1,381/1 par rapport aux parties 1, 5 et 6. Nous considérons ainsi que le changement entre la quatrième et la cinquième parties, sorte de climax, où l’activité, le remplissage spectral et l’intensité deviennent les plus intenses de l’œuvre, correspond à la proportion d’or. Le schéma qui suit représente les proportions qui viennent d’être décrites.
Fig. 6. Structure formelle de La Légende d’Eer11. La durée des sections est indiquée en secondes.
6. SIMILARITÉS ENTRE JONCHAIES ET LA LÉGENDE D’EER
Les similarités musicales entre les œuvres Jonchaies et La Légende d’Eer que nous présentons ont leur fondement sur des caractéristiques essentiellement perceptives, comme nous l’avons noté au début de ce texte. L’inférence de ces caractéristiques est cependant appuyée sur des études spectrales, dont le paramétrage d’analyses a un fenêtrage de 2048 points, une superposition à 1024, une amplitude minimale de –60 dB. Ont été analysés les 30 premiers partiels du son. Cette analyse a été réalisée dans des conditions identiques pour l’œuvre orchestrale (partant de son enregistrement) et pour l’œuvre électronique.
D’après cette étude, et en dépit du fait que l’une est orchestrale et l’autre électronique, on perçoit des ressemblances entre les deux œuvres, non seulement au niveau des hauteurs, intensités, textures, mais également au niveau spectral. Comme nous le constaterons, le remplissage de l’espace spectral des deux œuvres, présenté dans les images suivantes produites à partir des informations d’analyse spectrale en données SDIF, montre ces similitudes.
Fig. 7. Jonchaies : représentation graphique de l’analyse des 30 premiers composants spectraux du son.
Fig. 8. La Légende d’Eer. Représentation graphique de l’analyse des 30 premiers composants spectraux du son.
Une étude comparative de la fréquence fondamentale estimée a également été produite. Cette fondamentale estimée correspond au calcul d’une fréquence fondamentale supposée pour le spectre total à chaque instant du temps. Dans les images suivantes, montrant les graphiques de ces fondamentales estimées, sont visibles des correspondances assez fortes entre l’évolution de cet élément dans les deux œuvres. Nous noterons particulièrement des similitudes dans les zones d’instabilité, ou au contraire, de stabilité de cette fondamentale estimée. Sont également très visibles les sonorités aigues du début et fin des deux œuvres, ainsi que la position de certains instants dans lesquels la fréquence fondamentale estimée est assez aigue.
Fig. 9. Jonchaies : évolution de la fondamentale spectrale estimée.
Fig. 10. La Légende d’Eer : évolution de la fondamentale spectrale estimée.
Observons dans les images suivantes certains détails des spectrogrammes de Jonchaies et de La Légende d’Eer, où les ressemblances spectrales sont clairement notées. Ces images représentent aussi des sections des œuvres où les sonorités sont perçues, à l’oreille, comme étant assez semblables entre les deux œuvres et ceci malgré leur différence de source sonore.
Fig. 11. Début de la deuxième section de Jonchaies (en haut) et de La Légende d’Eer (en bas).
Sont clairement observables, dans la figure précédente, les similitudes tant au niveau des évolutions de certains gestes (mouvements browniens), que dans la structure des couches sonores qui se superposent dans cette deuxième section des œuvres. La figure suivante montre en détail un autre moment des deuxièmes sections où les ressemblances sont claires, résultent ici encore de l’usage de matériaux musicaux dérivés du calculs de mouvements browniens.
Dans les figures 11 et 12, le transfert de matériaux entre Jonchaies et La Légende d’Eer engendre des sensations perceptives d’un certain « bouillonnement contrôlé » typique de l’usage de sonorités engendrées par des calculs de mouvements browniens, et cela dans tous les aspects su son : intensité, évolution en hauteur et articulations.
Fig. 12. Détail de la deuxième section de Jonchaies (en haut) et de La Légende d’Eer (en bas).
La figure suivante montre le final des deux œuvres : les masses sonores complexes sont interrompues ne laissant qu’une sonorité aigue, entre 3000 Hz et 3500 Hz environ, itérative et oscillant autour d’un demi-ton clairement perceptible à l’oreille.
Fig. 13. Détail de la fin de Jonchaies (en haut) et de La Légende d’Eer (en bas).
Dans l’image de la figure 14, produite en négligeant intentionnellement les différences de durée entre Jonchaies et La Légende d’Eer, sont superposés leurs spectrogrammes complets. Nous y mettons en évidence un ensemble de moments, dans lesquels tantôt les images spectrales, tantôt les sonorités perçues à l’oreille se ressemblent.
Fig. 14. Similitudes entre Jonchaies (en haut) et La Légende d’Eer (en bas) visibles dans les spectrogrammes des œuvres.
Aussi bien Jonchaies que La Légende d’Eer sont des œuvres structurées en six sections, la deuxième étant la plus longue. Les deux œuvres ont été organisées en sections qui ont entre elles des relations de proportion d’or, tandis que la structure globale est, globalement, de 0,618/1 pour la première partie, versus 0.381/1 pour la deuxième12. Le point où s’articule cette proportion est le plus intense des œuvres. Notons ainsi que les rapports entre Jonchaies et La Légende d’Eer se retrouvent aussi bien au niveau des sonorités perçues à l’oreille, en ce qui concerne essentiellement leur constitution spectrale, que dans leur structure formelle.
7. CONCLUSION
Xenakis a développé des procédés de composition qui lui sont propres et les a appliqués à la fois à des œuvres de musique électroacoustique et de musique instrumentale. L’ambivalence de ces procédés, dans la génération sonore et de matériaux musicaux, permet leur usage dans des domaines aussi différents que la synthèse sonore et l’écriture instrumentale. Dans la musique de Xenakis, ce qui est pris parfois, d’une façon un peu simpliste, comme de l’influence de l’électroacoustique dans la musique instrumentale, ou alors l’application ou le transfert vers la musique de connaissances scientifiques et de calculs statistiques ou mathématiques, est en fait un travail profond de transduction de connaissances diverses – techniques, scientifiques, perceptives – dans la création musicale. Cette transduction n’est pas directe ou naïve, bien au contraire, elle est le résultat d’une pensée musicale qui est celle du compositeur Iannis Xenakis, non pas du mathématicien ou même de l’architecte. Ces connaissances sont appliquées tantôt sur les matériaux qui sont à la genèse des œuvres, à un niveau que nous considérons comme antérieur à l’œuvre, tantôt aux structures, aisément repérables à l’oreille ainsi qu’aux textures, timbres, sonorités, densités et a chaque autre aspect de l’œuvre musicale, et ceci tant dans les œuvres instrumentales que dans celles électroniques. Mais Xenakis n’en reste pas là, il transpose des idées musicales, des matériaux, des structures d’une œuvre aux autres, comme si la différence entre les moyens pour faire de la musique instrumentale et électronique n’existait pas. Et ces transferts, ces transpositions, ces imprégnations de science dans la musique, d’une musique dans une autre ne sont que des illusions de surface. Pour rendre les œuvres semblables, au contraire, Xenakis agit à un niveau plus profond, celui des matériaux fondateurs des sons, des structures, des sonorités, des gestes, des textures. Avec ses propres mots :
« Pour moi l’acte de composer ne relève pas d’un moment particulier du processus ; il existe tout au long du travail. L’architecture musicale rappelle beaucoup l’architecture tout court car cette dernière doit toujours penser à la fois qu global et au détails (aux fonctions, aux matériaux…) » (Xenakis, 1988).
8. RÉFÉRENCES
Exarchos, Dimitris (2007), « Injection périodicities : Seives as Timbres », Proceedings of SMC’07, 4th Soundand Music Computing Conference, Lefkada, Greece. p. 68-74.
Harley, James (2001), “Formal Analysis of the Music of Iannis Xenakis by Means of ‘Sonic Events’ : Recent Orchestral Works”, in Makis Solomos (ed.), Proceedings of Symposium "Présences de Iannis Xenakis" Paris, 29-30 January 1998, Paris, CDMC, 2001.
Harley, James (2004), Xenakis : His Life In Music. Routledge, USA.
Hoffmann, Peter (2001), « L’électroacoustique dans l’œuvre de Ianis Xenakis », in Portraits de Iannis Xenakis,, sous la direction de François-Bernard Mâche, BNF. p. 172-182.
Nudds, Matthew et O’Callaghan (2009), Casey. (eds.), Sounds and Perception : New Philosophical Essays, Oxford University Press, New York.
O’Callaghan, Casey (2009). Sounds : A Philosophical Theory. Oxford University Press, New York.
Solomos, Makis (2005), « Le Diatope et La Légende d’Eer », in www.iannis-xenakis.org/fxe/actus/Solom3.pdf.
Solomos, Makis (1996), Iannis Xenakis, Mercuès, P. O. Editions.
Solomos, Makis, (2001), « Sculpter le son », in Portraits de Iannis Xenakis, sous la direction de François-Bernard Mâche, BNF, p. 134-142.
Solomos, Makis, Georgaki, Anastasia. Zervos, Giorgos (eds.) (2005). Definitive Proceedings of the “International Symposium Iannis Xenakis”, Athens, University of Athens.
Varga, Bálint A. (1996), Conversations with Iannis Xenakis, London, Faber and Faber.
Xenakis, Iannis (1959), « Notes sur un "geste électronique" », Revue Musicale n°244, p. 25-30. (Repris dans Musique, Architecture, p. 143-150.)
Xenakis Iannis (1977), Jonchaies, partition, Éditions Salabert, Paris.
Xenakis, Iannis (ca 1978), “Geste de lumière et de son du Diatope au Centre Georges Pompidou”, in Centre Georges Pompidou-Xenakis, Le Diatope : geste de lumière et de son, Paris, Centre Georges Pompidou.
Xenakis, Iannis (1979), Arts / Sciences, Alliages. (Transcription de soutenance de doctorat), Tournai, Casterman.
Xenakis, Iannis (1988), « A propos de Jonchais », Entretemps n°6, p. 133-137.
Xenakis Iannis (1994), Kéleütha, Écrits, Éditions L’Arche, Paris.
5 Voir à propos de l’événement sonore et de l’événement musical O’Callaghan, Casey (2009) et Nudds, Matthew et O’Callaghan, Casey. (eds.) (2009).
6 Expressions utilisées par Iannis Xenakis en 1988 (Xenakis, 1988).
7 Les calculs mathématiques placeront ce point un peu avant, autour de la mesure 94.
8 Pour l’approfondissement de la connaissance de cette œuvre, nous renvoyons le lecteur à l’article de Makis Solomos (2005).
9 Directeur du studios de la Westdeutscher Rundfunk (WDR) à Cologne à l’époque.
10 Celle-ci est la durée inscrite dans le schéma de l’œuvre réalisé par Xenakis lui-même et publié dans l’article de Makis Solomos (2005). Nous trouvons cependant un décalage d’un peu plus d’une minute par rapport à la version stéréo de l’œuvre enregistrée sur CD. Cette version a une durée de 46’55’’ minutes. Ce décalage, qui débute uniquement vers le début de la dernière section a peut-être été engendré au moment de la numérisation de l’œuvre.
11 Schéma réalisé selon l’analyse de l’œuvre par Makis Solomos (2005).
12 Voir supra le cas particulier de la structure de La Légende d’Eer.