Les yeux morts n’en sont pas moins les yeux, et qu’ils ne voient pas attire le regard plus sournoisement que des yeux vivants, désigne au milieu du visage un trou (une fente ?) où celui-ci acquiert une sorte d’étrange force qui est une vérité plus nue que l’organe de la miction […] : un enfant peut-il se défendre d’en être fasciné ?
Michel Surya,
Georges Bataille, la mort à l’œuvre1
...... Vous évitiez ma parole tout en multipliant les tentations capables de briser mon silence. Vous faisiez battre en retraite votre écoute comme s’il vous était possible d’augmenter la profondeur de votre oreille. Vous reculiez devant mes confidences à mesure que, grâce à vous, elles devenaient inévitables, et tant pis pour ma mémoire mise ainsi à l’estrapade par les tiraillements que lui infligeait l’égalité de votre distance et de votre intérêt. Vous faisais-je peur en mêlant mon cœur aux mouvements de l’aveu ou bien vouliez-vous me faire subir je ne sais quelle épreuve de la glace et du feu ? Vous ne pouviez ignorer ni ce qu’il m’en coûtait ni ce que j’engageais. Vous pouviez seulement douter de l’incroyable, mais de manière à m’en faciliter l’aveu. Vous désiriez peut-être que mûrisse en moi ce qui pourtant s’y trouvait mieux enterré… Vous accepterez, cette fois, que je reprenne tout pour tenter d’y mettre de l’ordre : tout depuis le début. Vous me devez cette attention même si, je le sais, vous ne me devez rien – en vérité, vous me la devez parce que vous ne me devez rien. Vous avez déjà compris que je supplie sous mon air de réclamer. Vous ne sauriez me tenir rigueur d’une duplicité que je dévoile aussitôt. Vous connaissez d’ailleurs le fonctionnement de ma mécanique. Vous avez deviné à quelle urgence j’obéis enfin en vous priant de m’écouter. Vous n’êtes pas insensible à une certaine tonalité, à une vibration, et vous pardonnerez aux mots qui tremblent là-dessous de ne convenir ni à votre pudeur, ni à votre réserve. Vous savez un peu d’où je viens, ce que j’ai traversé, mais vous le savez en quelque sorte formellement, comme si vous n’aviez jusqu’ici connu que mon vêtement et jamais ma peau. Vous m’avez dit une fois : J’aurais voulu tenir votre main quand vous étiez enfant pour vous conduire le long des couloirs vers le sommeil. Vous pensiez aux terreurs illusoires que provoquent les craquements d’une vieille maison, les soupirs exhalés par les choses nocturnes : vous touchiez mon territoire sans soupçonner que, sous lui, j’étais dans la crispation, dans l’horreur et la honte. Vous ne pouviez imaginer la cave, ni moi dans sa noirceur, ni surtout cette chose dans ma main, cette chose dont j’ignorais encore la nature sans pouvoir m’empêcher de la deviner par l’intuition terrible de la chair. Vous repoussez bien sûr cette image, voulant, ne voulant pas que je vous jette le nom exact de cette crudité. Vous ne souhaitez pas qu’apparaisse au milieu de notre relation cet encombrement douloureux, et je vous comprends, moi qui suffoque à sa simple évocation. Vous ne pouvez me suspecter de vouloir que pétille en vous quelque curiosité malsaine ou, pire encore, quelque élan pitoyable vu le temps que j’aurai mis à passer devant vous aux aveux. Vous les avez préparés, ces aveux, par des semaines, des mois d’attention même s’il vous arrivait de les couper de froideur ; par des tendresses quand vous remarquiez que mon entrain ou mon sourire se fanaient trop brusquement. Vous avez été présente quand mes fantasmes réclamaient un pansement, quand mes questions désiraient des réponses. Vous savez que jamais je ne me prête facilement, donc que ma démarche a quelque chose d’insolite, et même d’exceptionnel. Vous avez noté ma répulsion instinctive pour les caves, les bouches d’égout, les escaliers qui mènent sous la terre ; ma raison de fuir ces derniers est double : elle doit beaucoup à mes souvenirs et un petit quelque chose à cette ombre que le feu atomique imprima sur des marches de pierre. Vous avez deviné, j’en suis sûr, que l’évocation de cette dernière n’a surgi qu’afin de me permettre de bifurquer, ici, vers une direction impersonnelle dont le parcours me permettrait, mine de rien, de fatiguer mon désir de confidence. Vous devriez me répliquer que telle est ma démarche ordinaire depuis le temps que j’essaie de vous parler. Vous pourriez même préciser que ce glissement devenu spontané est le trait de caractère qui vous séduit chez moi parce qu’il entretient, chez vous, le sentiment qu’un de ces jours vous l’arrêterez en provoquant une révélation. Vous avez raison, sauf sur un point : c’est moi qui cherche cet arrêt, moi seul, mais je vous accorde que je le cherche beaucoup plus activement depuis que je vous connais, ce qui signifie probablement que nos désirs se complètent, ou bien que vous représentez vis-à-vis du mien la sollicitation la plus efficace. Vous n’usez cependant pas de vos charmes pour me presser, et voilà ce qui augmente la qualité de votre attrait… Vous riez de moi : vous riez de la diversion que je fais durer. Vous ignorez une chose capitale : vous ignorez que ma décision est prise et que, coûte que coûte, elle sera immédiatement suivie d’effets. Vous avez pu mesurer déjà mon obstination et constater qu’elle me sert de volonté. Vous ai-je dit que la cave était sous la maison, qu’on y descendait par une trappe dont on soulevait le battant dans le parquet de la cuisine, ce qui me faisait croire que la surface dudit parquet n’était pas sûre, qu’elle pouvait à tout moment s’ouvrir comme une paire de mâchoires. Vous n’avez pas idée du repoussoir qu’était pour moi cette partie d’une pièce que, par ailleurs, je préférais à toute autre pour sa chaleur, ses odeurs, son mélange justement de lumière et d’ombre. Vous savez que la grande cheminée y était ma hutte d’hiver, ma caverne d’été. Vous avez fait griller des soldats de plomb sur la braise avec mes souvenirs, et saupoudré de cendres chaudes le crâne fraîchement scalpé des poupées habillées de bure et de cornettes. Vous trouvez incroyable que mon père ait pu soulever la trappe et descendre le raide petit escalier de chêne : moi aussi. Vous avez sur moi le désavantage que la chose me paraît incroyable tant que je raisonne comme vous, mais qu’elle se transforme en certitude dès que je me souviens. Vous avez refusé de venir dans cette maison – refusé avec un entêtement bizarre : il vous manquera toujours d’avoir senti l’haleine qui monte de la trappe ouverte. Vous pouvez imaginer le petit garçon près de l’infirme, et comment son épaule sert de soutien : vous ne pouvez imaginer le souffle dont le voilà aussitôt enveloppé et sur lequel j’ai essayé tous les adjectifs qui vont de la fétidité à la décomposition sans pouvoir me satisfaire d’aucun. Vous repoussez maintenant ces images en usant du fait que, moi-même, je vous ai décrit l’infirme complètement grabataire, et ne quittant jamais un fauteuil qui n’était pas roulant. Vous me renvoyez ainsi à mes fantasmes, à moins que vous n’utilisiez ce renvoi pour détruire mes souvenirs d’enfance. Vous prétendez que cette destruction est pour mon bien car elle chassera les fumées où dansent mes débuts dans la vie. Vous me ramenez à la trappe pour vous inquiéter du système d’ouverture, du poids, de la position finale – et alors, était-elle entièrement rabattue ou non ? Vous savez que la mémoire oublie les détails ou bien les grossit au contraire de telle sorte que, si l’on peut hésiter sur la manière dont se rabattait une trappe, on n’a pas la moindre chance en tout cas de rabattre parfaitement le passé sur le présent – ou l’inverse. Vous jouez tantôt avec aigreur de cette difficulté fondamentale et tantôt avec une ironie qui met à mal la décision que, ce soir, je veux conduire à son terme. Vous l’avez sentie, cette décision, et vous avez tout à coup changé de tactique afin de retarder ce que jusque-là vous souhaitiez m’aider à faire venir au plus vite. Vous en savez certainement plus long que vous-même ne le soupçonnez faute d’avoir jamais rassemblé les éléments que je vous ai livrés d’une façon éparse afin d’en réduire la teneur. Vous auriez pu me surprendre en faisant leur somme ou leur synthèse, et me jeter dans la peur, découvrant que j’en avais trop dit, d’avoir tout mal dit. Vous auriez pu également faire ainsi de l’aveu complet un moindre mal. Vous n’avez pas risqué cet effort, faute sans doute d’avoir deviné derrière mon visage l’équivalent de la cave, mais en bien plus profond, plus sale, plus désastreux. Vous regardez ma bouche avec inquiétude : elle ne peut pas s’ouvrir dangereusement, et quel danger pourriez-vous courir à l’écouter ? Vous m’avez dit l’autre jour – était-ce pour m’encourager ? – que les mots effacent parfois dans la mémoire les vieilles douleurs, oui, qu’ils en font monter les vapeurs vers la lumière, et que celle-ci les dissout. Vous auriez pris ma main, assuriez-vous, mais attention les choses n’étaient pas si tranchées : j’aimais de tout mon cœur l’infirme en dépit du mal que sa vue me faisait, ou à cause de lui ; je l’aimais à travers le désir qu’il m’inspirait de m’offrir en sacrifice à ma propre répulsion, ou au moyen d’elle, pour que soit avivée sans cesse la plaie d’amour. Vous n’acceptez pas qu’un petit garçon de six ou sept ans ait pu éprouver un tel sentiment, c’est que vous ne savez pas ce que pouvait le catéchisme en ce temps-là, ce que pouvaient les images du purgatoire et de l’enfer, et par-dessus tout les images des supplices supportés par les saints martyrs. Vous n’avez pas oublié les blasphèmes que je vous ai racontés, mais ils étaient sans dates comme les histoires de fantômes dans les couloirs ou les sonneries des calendes. Vous avez l’image d’un enfant sevré de toute foi par les circonstances, vous devriez plutôt réfléchir à ceci : quel exutoire pour l’imaginaire d’un très jeune garçon plongé chaque jour dans l’horreur au point que cette dernière lui paraît la norme naturelle ? Vous m’objectez que ce garçon, même s’il vit dans l’univers clos d’une petite ville de province, silencieuse et catholique, n’ignore pas que la situation est différente dans les maisons voisines. Vous auriez raison si l’enfant n’éprouvait, par la combinaison de la douleur et de l’éducation, une attirance folle pour son propre malheur, et la volonté par conséquent de transformer en signe d’élection ce qu’il devrait au contraire ressentir comme la preuve de sa déréliction. Vous ne voyez là, je le sens, qu’une attitude propre à l’autodéfense, et c’est hélas un point de vue superficiel, lié sans doute à la sensibilité d’aujourd’hui, alors qu’il s’agissait d’une sorte d’exorcisme comme savent en inventer les enfants quand ils redécouvrent des structures qu’ils ne sauraient concevoir, mais dont ils développent les vertus animistes avec une maîtrise parfaite. Vous comprenez à présent, si toutefois vous m’avez suivi, que je n’ai pas avancé au hasard le mot de « sacrifice », et dans le même mouvement vous devez comprendre que la répulsion était l’arme dont se servait l’enfant pour s’ouvrir le cœur. Vous voilà donc capable de saisir dans la scène de la cave un sens quelque peu différent de celui qu’elle proposera si je vous en fais le récit tout crûment, ce qui me reste d’ailleurs difficile pour la raison que cette crudité est le couteau, plus exactement le couperet sous lequel j’hésite à pousser ma tête à présent que le temps, ou plutôt mon âge, m’a donné la certitude qu’en vous disant le tout de cette affaire, je ne vous livrerai pas le fond de sa réalité. Vous voyez que je ne tergiverse plus, que je suis lancé sur les traces d’une vérité dont je sais, à mesure que j’en relève les brisées, qu’il me faudra patiemment les imbriquer l’une à l’autre pour avoir une chance de vous livrer autre chose que des souvenirs. Vous avouer ce que j’ai ressenti devant la trappe soulevée, à l’instant où j’ai posé le pied sur la première marche et où la main de l’infirme est devenue plus lourde sur mon épaule, vous étonnera : j’ai ressenti ce que mon vocabulaire d’adulte appelle une « illumination » et que ma bouche d’enfant n’a jamais nommé parce que ma conscience d’alors était entièrement baignée dans la sensation. Vous devez cependant apercevoir ici que cette impression première, très forte, et qui mêlait à ma fierté de servir de guide et de soutien je ne sais quel vertigineux sentiment de puissance, s’est presque immédiatement métamorphosée en quelque chose d’aussi violent et de sens contraire par l’effet d’une prémonition, mais que l’extrême proximité de ces deux impressions a provoqué entre elles une contamination réciproque qui m’a durablement désorienté. Vous savez que ces caves sont peu profondes et que, par conséquent, leur escalier a peu de marches, si bien que la descente a dû prendre un temps mesurable en secondes malgré la maladresse de l’infirme. Vous allez deviner que, souvent, j’ai tenté de me représenter la succession des efforts de cette descente pour écarter la suite, ou du moins la retarder, mais je me suis heurté toujours à une sorte de mutisme de la mémoire, à un silence obstiné. Vous n’avez cure de ce problème de surdité interne, qui peut-être n’a aucune importance, bien qu’il soit la charnière dont le rabattement fait paraître la terreur sous l’exaltation. Vous avez sans doute anticipé ce qu’il me faut tout de même préciser – oui, en dépit du trou dans lequel ma mémoire l’efface – c’est-à-dire comment la main quitta mon épaule pour venir s’emparer de ma droite et la diriger fermement vers l’organe qui m’a fait naître. Vous n’avez pas besoin de porter votre imagination vers cette scène parce qu’elle est déjà irréelle, le choc puis le détraquement qu’elle a provoqués m’ayant à l’instant même jeté dans un autre monde. Vous ne sauriez, nul ne saurait envisager la précipitation qui s’est alors accomplie en moi, moins par la violence du toucher que par la soudaine certitude de l’existence du mal. Vous m’interrogerez plus tard là-dessus afin de ne pas rompre le fil que j’essaie de tenir pour revoir, non le geste que je n’ai jamais vu, mais le visage vers lequel, j’en suis sûr, j’ai tourné des yeux étonnés plus qu’effrayés. Vous ai-je dit que les yeux de ce malheureux étaient morts ? Vous ne me croyez pas ? Vous avez raison de ne pas croire qu’il ait voulu descendre à la cave dans cet état : il avait encore ses yeux ce jour-là, mais peut-être a-t-il achevé de les perdre, à moins que je n’aie oublié ses yeux vivants tant m’ont impressionné ceux qu’il eut par la suite et que ma mère appelait ses yeux blancs. Vous avez rencontré des yeux malades ou aveugles : la vie vous regarde encore à travers eux, alors qu’à travers les yeux de mon père, c’est la mort qui vous regardait – une mort qui me semblait familiale… Vous souhaitez, n’est-ce pas, que je précise ce qualificatif : je peux vous dire que je l’ai employé sciemment, et qu’il me vient d’aussi loin que la conscience de cette lèpre du regard, dont j’étais persuadé qu’elle contaminait tous les proches. Vous sentez, bien sûr, que des yeux pareils étaient un objet de fascination pour l’enfant, et qu’il passait son temps à inventer des explications et des dangers sans les rapporter à quiconque ni s’aventurer à demander des renseignements sur une maladie qu’il pensait unique, et par conséquent incomparable. Vous auriez été ma voisine, et aussi prévenante et dévouée que l’était celle qui occupait ce poste, que j’aurais baissé la tête et serré bien fort les lèvres à la seule pensée de vous interroger ou de recevoir de vous une interrogation au sujet du malade. Vous auriez d’ailleurs pratiqué spontanément cette pudeur des gens qui sentent l’affliction et la partagent au moins par le silence : vous l’avez pratiquée dans notre relation en ne forçant jamais la venue de ce qui ne devait venir que de moi. Vous avez accepté que le temps ait à faire son œuvre, et il se peut que votre patience l’ait aidé dans ce travail. Vous saurez à la fin si grâce à lui mes obsessions se dirigent vers l’effacement, ou bien s’il n’a usé que leur surface. Vous commencez, dirait-on, à me suivre, mais ne dois-je pas votre écoute à l’illusion qu’a enfin ma conscience d’être observée par une autre de telle sorte qu’elle ne glisse plus sur les images et pénètre dans leur épaisseur ? Vous m’obligez à faire face du seul fait que j’ai osé, devant vous, fixer un premier souvenir, mais le mot « fixer » en suscite un autre, qui concerne les yeux de mon père et qui, soudain, arrache mon souffle. Vous m’accorderez de prendre un peu d’écart en vous disant que ma mémoire ne me présente aucun autre état du regard, ou plus exactement de l’absence de regard, de celui que je revois toujours assis dans un vieux fauteuil et enveloppé d’une couverture à carreaux bruns et rouges. Vous auriez vu le corps d’un fantôme et la tête d’un supplicié drogué par sa propre douleur – une douleur qui tirait de lui des quintes de cris terrifiants, où je ne distinguais aucun mot et que je prenais pour les éclats de voix d’un dialogue secret entre mon père et je ne sais quelle puissance cachée sous la couverture. Vous apprendrez maintenant que cette couverture était souvent mal assujettie, et qu’il lui arrivait de laisser à découvert ce que mon père, un jour, au bas de l’escalier, avait mis dans ma main. Vous aviez raison de douter : je doute moi aussi, me demandant tout à coup si je n’ai pas transposé, ou plutôt déplacé la scène pour répondre à l’ordre qui règle en nous les images et les oblige à se disposer selon les lois d’une mythologie très profonde, inscrites à la charnière de la chair et de la langue. Vous avez prétendu un jour que cette charnière se trouve dans notre bouche : oui, dans votre bouche basse, ai-je crié, et vous m’avez plaint d’en être privé. Vous me pardonnerez ce rappel : il a surgi à la pensée de cette région familiale vers laquelle nous ne portons jamais le regard, mais qui a captivé le mien à cause d’une situation anormale. Vous avez compris quel mélange de bouches s’opère ici, mais par défi à l’égard d’une capacité d’association qu’un manque de vocabulaire met en défaut. Vous ne devez pas profiter cependant du fait que je suis prêt à rechercher par quel glissement la couverture entrebâillée a pu devenir la trappe soulevée. Vous n’aimez pas plus que moi ces jeux explicatifs, mais ne faut-il pas en affronter les méandres ne serait-ce que pour se convaincre que leur labyrinthe est sans issue ? Vous devriez m’écrire ce que vous n’arrivez pas à me dire, m’avez-vous recommandé maintes fois, mais comment aurais-je pu déposer sur le papier ce qui exige d’entrer dans l’air afin de s’y perdre ? Vous sentez mon hésitation et moi, je sens votre sexe, je veux dire que je ressens le naturel qu’avait ma mère pour traiter les parties basses de mon père avec une espèce de précision tranquille dans laquelle, j’en prends conscience, je lisais pour la première fois la différence entre l’homme et la femme. Vous ne pouvez mesurer l’effet de cette impression – moi non plus, qui la découvre – ni quel bizarre barattement elle a produit dans ma vision du monde en combinant le geste maternel et l’apparition de l’organe paternel, tout cela dans des yeux où l’intuition tuait l’innocence sans tuer pour autant l’ignorance. Vous en dire les conséquences, j’en suis incapable pour la raison que je les éprouve sans pouvoir en prendre la mesure quand je vois l’une des mains maternelles saisir l’urinoir sous le fauteuil et le positionner tandis que l’autre – je veux dire l’autre main – va au bas du ventre et y attrape ce qu’il faut pour le glisser dans le col de verre. Vous ne devez pourtant pas vous arrêter sur cette image, mais sur la suivante, et cette suivante aurait quelque chose de commun avec l’Angélus de Millet si vous pouviez vous en tenir à l’attitude recueillie de la femme qui, par cette posture efface l’activité de ses mains – oui, si vous pouviez ne pas penser en même temps à la peinture la plus noire de la période noire en considérant l’attitude de l’homme, qui a jeté sa nuque en arrière et qui tourne vers le ciel absent des yeux révulsés au fond d’orbites creuses et une bouche ouverte tout armée de dents. Vous supporteriez mal que je mime pour vous cette attitude dont les mots ne restituent que le schéma, et dont j’ai parfois pensé m’exorciser moi-même par ce moyen, mais imaginez d’une part ces paupières baissées, et de l’autre ces globes humides et vaguement nacrés, puis l’enfant debout dans un coin, qui se livre tout entier à son observation fervente et à sa répulsion amoureuse. Vous avez entendu que j’aime l’infirme, celui que les saintes fureurs de ma mère désignent comme le « déchet », mais que je l’ai en horreur, que j’ai pour lui une horreur qui me donne des palpitations d’amour, de telle sorte que je n’ai plus jamais séparé depuis les composants contradictoires de ma passion, l’un réduisant à l’état de guenilles les objets d’adoration de l’autre. Vous connaissez les résultats de ce mélange contre nature pour les avoir éprouvés quelques fois, mais je voudrais vous montrer le visage levé de mon père, non pour la beauté que la maigreur donne à ses traits, mais pour la folie qui émane de cette bouche béante et de ces œufs luisants qu’une mauvaise plaisanterie du destin a disposés dans ses orbites. Vous verriez que c’est ainsi que je vois la sainteté côtoyer la démence, la sagesse côtoyer la furie, chacune adressant à l’autre sa prière et son outrage pendant que l’enfant s’abandonne à une supplication terrible et douce, à un tremblement qui se propage en l’air pour, tout là-bas, s’en aller caresser le visage tendu par la crampe de la miction. Vous concevez – n’est-ce pas ? – qu’une grande affliction puisse avoir sa compensation immédiate et qu’un petit garçon, à cause justement des facultés de métamorphoses propres à l’enfance, soit capable d’en faire jouer spontanément les mécanismes. Vous êtes dans une pièce ténébreuse et nue, où la lumière est renvoyée derrière les fenêtres par d’épais rideaux, qui servent à l’occasion de repaire à l’enfant, quand il n’en plaque pas les plis contre ses oreilles afin d’échapper aux cris. Vous pouvez estimer à trois mètres la distance qui sépare lesdits rideaux du dossier du fauteuil, mais il suffit que l’orientation de ce dossier dissimule un peu, beaucoup, complètement l’infirme pour que la dose de distance paraisse augmenter selon une gradation que l’enfant connaît bien et qu’il lui arrive de composer lui-même, encore qu’il préfère la laisser d’habitude au hasard, c’est-à-dire aux mains de sa mère. Vous n’entendrez jamais les cris, ou leur équivalent, parce qu’on évite aujourd’hui le voisinage de l’inhumain, ce qui ne paraît pas être la meilleure incitation à respecter l’humain. Vous n’avez pas un grand effort à fournir pour voir le vide sous le plafond gris, la cheminée de marbre noir, le grabat et ses draps sales que le vieux a souvent conchiés au matin, et qu’on laisse à leur souillure et à leur puanteur pour ajouter cette punition à celle de la maladie qui, elle-même, est venue en punition du péché de la chair. Vous êtes trop raisonnable pour voir circuler dans les airs une sorte de nuée dont je distinguais fort bien alors l’épaisseur, et qui était la substance mauvaise. Vous savez qu’on trouve dans les couloirs d’entrée de ces vieilles maisons provinciales un grand miroir destiné aux visiteurs, et moi, j’allais me planter devant lui en quittant le déchet afin d’interroger la limpidité de mes yeux pour, éventuellement, y déceler le trouble qu’avait pu susciter mon séjour parmi les haleines contagieuses de la chambre – oui, autant de fois je séjournais près du mauvais, autant de fois j’allais en sortant questionner le miroir, peinant à y distinguer ce qui venait du délabrement du tain et ce qui relevait des altérations de mon âme. Vous êtes invitée à pousser la porte, qui annonce déjà la couleur du bran, et à constater qu’une odeur épouvantable emplit la pièce, l’odeur de la gangrène et de ces maladies qui contraignent le patient à expulser sous lui les trop-pleins que l’éducation et la santé permettent de rejeter au loin. Vous apprendrez à oublier cette odeur devant le spectacle – non, c’est lui qui vous la fera oublier tout comme une douleur plus vive chasse la précédente. Vous êtes devant le résultat d’une infirmité qui dégrade l’apparence humaine sans dégrader pareillement la conscience de la victime, mais l’entourage assimile bientôt l’être du malade à son enveloppe, surtout quand la langue cesse d’articuler clairement réclamations et souffrances. Vous remarquez que nous en sommes bien là, et que l’individu paternel est moins pitoyable que répugnant. Vous éprouvez peut-être en sa faveur un sursaut de compassion en pensant que les puissances du mal travaillent comme les puissances policières sur l’état des gens, et qu’elles s’efforcent de les rendre méprisables, mais rassurez-vous, ma mère va venir réparer les apparences avec sa cuvette, son éponge, ses soupirs et ses litanies – avec aussi le jeu parfaitement au point de son calvaire. Vous partagerez, je vous prie, mon rideau : il rend invisible, à moins – pourquoi pas ? – que vous ne préfériez tenir le rôle du médecin, qui passe tous les mois, et qui vérifie ponctuellement que le châtiment suit son cours normal. Vous sembliez étonnée de ma prédilection pour l’histoire de Job : vous comprenez à présent pourquoi je parlais si familièrement du contact nauséeux du corps et du fumier, du jaunissement de la peau par la fermentation, des vertiges que donne la puanteur. Vous tirerez peut-être de ma mère les confidences que la pudeur ou la honte l’empêchaient de faire à son fils quand il voulait savoir depuis quand et pourquoi ? Vous me direz s’il était aveugle à l’époque de ma conception et s’il est bien vrai que j’ai été fabriqué à tâtons ; vous me direz s’il est possible que j’aie vu la maladie envahir son corps sans m’en apercevoir tant elle remontait naturellement du bas vers le haut… Vous avancerez votre main plus vite que ma mère la sienne et saisirez le réceptacle de verre qui est sous le fauteuil, puis vous glisserez l’organe dans le col et vous entendrez le jet que par habitude je n’entends plus – que je n’entends plus parce que toute mon attention se porte vers le visage, non pour fuir le spectacle ou l’odeur de la miction, mais parce qu’il se passe là-haut quelque chose que la répétition n’use pas, n’amoindrit pas, ne défraîchit pas. Vous observez que mon père, dès qu’il se met à pisser, et par l’effet sans doute de la projection que cet acte exige de lui, renverse en même temps sa nuque, ouvre grand sa bouche et fait rouler des yeux qui, je vous l’ai dit, deviennent alors deux formes ovoïdes et luisantes autour desquelles suinte une espèce de glu limpide. Vous n’avez jamais rien vu de comparable à l’air d’égarement et d’abandon qui monte du visage renversé, un air où la folie le dispute à la concentration, et qui vous déchire entre angoisse et ravissement. Vous voici devant quoi j’ai grandi. Vous pouvez comprendre qu’en m’affrontant, jour après jour, à cette vision silencieuse et violente, j’ai senti se consumer très vite en moi ce dont il faut une vie pour se décaper, aussi ai-je fini par mettre au compte de la chance la chose qui passait pour faire mon malheur. Vous pensez bien que j’ai gardé cela pour moi, dans le secret d’un cœur capable d’opérer discrètement cette transformation. Vous sentez maintenant grincer dans le rire de mon père la porte qui donne sur la région la moins fréquentée du monde, celle de l’urgence et de l’épouvante, celle de la nudité véritable et jamais nommée. Vous connaissez quelques-unes des inconvenances qui servent de cilice à ma pensée : vous venez d’apercevoir leur raison d’être dans ce visage à qui l’excès d’ouverture de la bouche donne l’apparence d’avoir éclaté. Vous voyez combien sa mort est à mourir de rire, surtout si vous gardez en tête que, plusieurs fois par jour, il en répète l’explosion. Vous voyez également combien les exercices de la sainteté paraissent laborieux devant un corps pareillement secoué par la maladie ou le destin. Vous devez cependant vous méfier de son mutisme, qui peut céder à tout instant sous la poussée d’un torrent verbal, dont la véhémence vous emportera dans sa fureur contagieuse, à moins de vous laisser aller au fil de son délire jusqu’aux cris de rage. Vous me direz peut-être pourquoi j’aime à nouveau cet homme dès que je vous en parle, moi qui l’ai tellement haï à partir du moment où, conscient de sortir de l’enfance, je me suis réjoui de son malheur parce qu’il faisait de nous des hommes opposés par leur différence : l’un impuissant, l’autre viril. Vous protestez que je l’aimais auparavant, et je l’aimais en effet pour les mêmes raisons : n’est-ce pas de cet amour que je suis en train d’énumérer les ingrédients ? Vous avez pu constater qu’aucun d’eux n’est aimable, et qu’ils pouvaient par conséquent entrer dans un mélange différent pour composer de la haine. Vous devez maintenant revenir vers le visage renversé parce que je ne sais plus en détacher ma pensée aussitôt que j’en forme l’image. Vous noterez cette fois les détails, et d’abord l’ombre des dents sur la langue, plus frappante que tout dans le balancement misérable d’une ampoule sans abat-jour, encore que les deux petits tunnels ténébreux des narines soient assez fascinants eux aussi, bien davantage en tout cas que les bizarres circonvolutions des lobes des oreilles. Vous savez bien sûr que ces détails font ici l’objet d’un grossissement dû au fait que j’ai forcé votre tête à se rapprocher du sujet dans la pauvre lumière. Vous oubliez tout cela pour ne fixer que les yeux parce que tout le visage paraît les tendre vers vous, plus exactement vous les servir. Vous devez, je vous prie, porter sur ces parties, qui appartiennent encore à la vie, un regard froid. Vous n’avez qu’à vous aider, si nécessaire, d’un peu de révolte contre moi à la pensée de tout ce que j’ai manigancé derrière les rideaux, car vous avez deviné – n’est-ce pas ? — que les diverses turpitudes dont je vous ai suggéré l’existence ont eu ce théâtre. Vous n’en doutez plus comme si votre intuition prenait les devants et faisait mine de vous fournir les renseignements que vous ne devez qu’à ma confiance. Vous tournez à l’instant vers moi le genre de regard qu’en ce temps-là je tournais vers lui : un regard de haine et de vengeance qui fait de vous un moi à retardement. Vous ne pouvez cependant pas me jeter dans le rôle que je lui faisais tenir pour la bonne raison que je n’ai pas la tête de l’emploi même s’il m’arrive de me la faire pour me préparer à la mort. Vous pouvez imaginer des gestes, des attitudes, des provocations, mais vous ne trouverez jamais la clé de leur fonctionnement parce qu’elle obéit à une obscénité si profonde qu’il faut y avoir été précipité dès l’enfance pour la saisir et la pratiquer. Vous êtes déjà lasse de la tentation que vous venez d’éprouver alors que tout le secret est d’aller vers l’épuisement de sa propre lassitude afin, par cet écœurement, de se tenir dans le voisinage de ce qui nous tue. Vous êtes au bord d’une vérité vers laquelle je vous ai conduite à travers des images brutales, mais pouvez-vous tout à coup voir le suintement dont, peu à peu, je suis devenu le suaire ? Vous ne pouvez – nul ne le pourrait – estimer la part de l’imprégnation, et vous devez me croire si j’affirme qu’elle a pénétré toutes les fibres de mon corps de telle sorte que je ne porte pas seulement l’empreinte de la déréliction paternelle, je la suis devenue pour incarner le défi que mon père ne pouvait pas relever, et que moi j’affronte en me jetant à la tête de ma propre vie. Vous trouverez cela obscur, même à la réflexion, mais vous y avez votre rôle : vous le jouez passivement comme l’infirme, sauf qu’à vous il n’arrache aucun cri. Vous brûliez de questions à propos du petit théâtre qu’il m’arrivait d’installer dans le dos de l’aveugle, entre le dossier du fauteuil et les rideaux, comme si j’avais voulu tromper sa cécité, alors que nous poussions des râles semblables aux siens afin de remplir ses oreilles des scènes qu’il ne pouvait voir. Vous aimeriez ma complice pour peu que le temps se retrousse, et pourquoi n’aurait-il pas des extravagances comme nous en avons ? Vous savez les manigancer, et il vous arrive même de m’en faire profiter. Vous ne sauriez douter qu’en ce domaine également j’ai pu être précoce puisque l’impudeur pour ainsi dire naturelle de la situation m’avait privé d’innocence. Vous n’avez qu’à vous représenter les yeux blancs pour imaginer la tétanie qu’ils provoquèrent chez ma petite amie lors de son premier face à face avec le déchet. Vous pensez bien que je ne l’avais pas prévenue afin de m’assurer le plaisir d’une réaction pure, mais j’ignorais vers quoi, je vous le jure, cette observation pouvait m’entraîner. Vous reconnaîtrez que ma préméditation n’avait aucune chance d’aller jusque-là pour la raison toute simple qu’on ne saurait préméditer l’inconnu. Vous constaterez que l’événement survient au cours de l’hiver parce qu’il faut qu’à son heure, qui est la fin de l’après-midi, le jour soit déjà mort pour que j’aie pu conduire la fillette dans le noir, la planter devant l’infirme, et que ce dernier ait été invisible au fond de son fauteuil. Vous devinez que l’ayant laissée là, presque au contact du corps terrifiant, je suis allé vers le bouton de porcelaine et que, soudain… Vous doutez de ce détail, mais la lumière n’en jaillit pas moins subitement, et déjà la fillette est dressée sur ses pointes comme si elle dansait la figure d’un hurlement muet. Vous voyez comment cette posture fait saillir ce que son corps a de plus typiquement féminin et comment, par un élan tout naturel vers ces attraits, j’y porte aussitôt la main avec une insistance, et même une opiniâtreté qui, je vous assure, ne sont révélatrices chez moi que d’un appétit encore irrévélé. Vous pensez qu’une spontanéité enfantine entraîne la fillette à repousser mon assaut : il n’en est rien, peut-être par l’influence venimeuse du lieu, peut-être par l’injonction silencieuse des yeux morts qui fascinent ma petite camarade et la rendent docile aux élans que j’excite chez elle. Vous me pardonnerez de n’être pas plus précis vu qu’à l’instant nous ne savons, ni elle ni moi, ce que nous sommes en train de faire, d’autant qu’un bruit dans le couloir annonce l’approche de ma mère, et que je trouve à la fois le moyen d’éteindre et d’aller me dissimuler avec mon amie derrière l’un des grands rideaux. Vous ne saurez jamais, moi non plus, si ma mère ne donne qu’un coup d’œil à l’infirme ou bien si elle reste longuement campée devant lui ; si je prends ce soir-là ou un autre ma revanche sur l’horreur de la cave en saisissant la fille au ventre devant les deux adultes qui m’ont condamné à la turpitude écœurante de la dissimulation et à l’exaltation perverse de la faute invisible. Vous êtes en droit de me demander si c’est plus tard que j’ai conçu le sentiment de revanche ou bien s’il m’est venu dans l’instant même de l’acte… Vous penchez probablement pour plus tard, et je n’ai aucune preuve du contraire, étant bien incapable de détacher de moi pour vous l’offrir cette commotion que le temps n’affaiblit pas, et qui mêle au trajet brutal de mon geste la conscience brusque d’un soulagement infini. Vous en apercevez peut-être la lumière dans mes yeux à la seconde où j’en retrouve l’éclat, ou plus exactement l’éclair dans mes ténèbres. Vous saurez cependant que, dès cet instant, je ne suis plus le même, bien que cette transformation ne m’apparaisse pas encore parce qu’elle a besoin de toute une vie pour s’affirmer à travers mon comportement. Vous avez devant vous l’homme en qui cet instant se perpétue et se prolonge, et qui le sait chaque fois qu’il retrouve en lui-même, et c’est souvent, le coup de foudre déclenché par ce geste autrement dérisoire si je dis que ma main pénètre alors sous la culotte et touche. Vous devez entendre que le geste par lequel chacun est supposé perdre son innocence réalise chez moi l’inverse si bien qu’à l’instant je la retrouve. Vous accepterez que je ne sache pas établir une gradation dans un événement qui me foudroie : j’y contemple parfois ce qu’aucun homme ne peut apercevoir de sa propre vie, et qui en est l’origine. Vous concevrez qu’à l’occasion cela puisse me donner un sentiment de puissance folle et qu’en même temps je puisse en rire aux larmes en pensant que cette puissance a pour commencement ma main dans une culotte. Vous devez appuyer cette image sur l’arrière-pays que lui font les yeux morts de mon père vers lesquels je m’avance dès que ma mère a claqué la porte en laissant la lumière – vers lesquels je m’avance sans lâcher ce qui palpite jusque dans mon cœur. Vous voyez que cette posture est difficile à tenir, et que cette difficulté nous protège de la terreur parce que, notre équilibre y étant menacé, elle nous porte au jeu : voilà du moins ce que j’éprouve et que je communique à mon amie alors qu’elle n’éprouverait sans doute que le vertige de l’horreur devant le visage renversé, la bouche ouverte sur les dents, les yeux révulsés. Vous partagez peut-être son effroi et le mouvement qui s’ensuit et qui, en la jetant contre moi, facilite la chose sexuelle et la transforme en chose tendre, en apaisement naturel de la déchirure terrible et de son inconnu. Vous ne saurez jamais, faute d’avoir partagé mon enfance, qu’il y a bien pire que la mort, laquelle brise net le bord de l’abîme, c’est la mort vivante qui, jour après jour, vous inflige ravages et putréfaction en les mêlant à la trame de votre existence quotidienne de telle sorte que, nulle part, vous ne trouviez un lieu où vous reposer de la pourriture. Vous n’imaginez pas la fatigue du contact permanent avec le fumier de la vie, qui n’est pas qu’une crudité insupportable, qui est l’étalage sans cesse renouvelé d’une vomissure… Vous voyez ce qu’affronte à l’instant ma petite compagne, et ce qui s’enfonce dans sa mémoire en même temps que j’introduis ma main, bien qu’elle ne sache pas encore quelle double pénétration est en train d’envenimer la conscience qui, désormais, sera la sienne et fera d’elle ma semblable. Vous n’avez pas besoin d’un grand effort de représentation pour comprendre à quel point ses yeux sont ici plus ouverts que son sexe, ni combien elle se trouve davantage foutue par le haut que par le bas, cependant que le vieux débris se met à râler comme s’il partageait notre excitation. Vous ressentez notre surprise – une surprise effroyable, devant ces va-et-vient de langue et de salive, qui reflètent au cœur de notre vue l’obscur remue-ménage dont l’intérieur de notre corps est secoué : il me semble qu’alors nous sommes suspendus au bord de cette bouche, mais la séparons-nous du reste de la face qu’elle abîme ? Vous me direz si c’est pour me défendre d’une impression d’effondrement central, ou bien pour protéger mon amie de la désolation de cet affreux spectacle, que je murmure soudain contre sa nuque : Regarde, regarde les yeux au plat… Vous avez remarqué – n’est-ce pas ? – le fléchissement de ma voix, comme s’il était concevable que la sonorité puisse mimer ce qui n’appartient qu’à l’espace de l’image et, si je puis dire, au mouvement atomique du visible. Vous devriez m’arrêter ici, et par une réflexion quelconque m’obliger à remarquer que, depuis le début, je vous parle en suivant des images, tantôt fixes, tantôt mouvantes, dont il serait temps que je me demande si elles bougent au bout de ma langue ou si elles glissent sur elle en l’obligeant à bouger à leur cadence ? Vous n’avez pas oublié la trappe dans la cave, ni ma peur devant son bâillement, ni surtout l’haleine que son ouverture faisait monter dans mon regard d’enfant, lequel regard ne séparait pas odeur et vision quitte à se représenter l’irreprésentable sous la forme de quelque fumet diabolique, et quitte à jouer inconsciemment des mots pour que fume dans sa vue une abominable fumée bourrée de maléfices. Vous avez deviné depuis longtemps que la trappe de la cave et la bouche de mon père doivent parfois s’articuler pour que se confondent leurs souffles au gré des contractions qui travaillent l’imaginaire et lui font produire des signes, dont nous avons tendance à réduire le sens en les considérant comme de simples souvenirs. Vous avez dû constater que la cave n’est plus ce qui m’obsède dès que je remonte de l’enfance vers mes douze ans, qui sont à peu près l’âge où me voici penché sur l’étendue atrocement accidentée que devient le visage de mon père quand j’en fixe successivement les diverses parties. Vous me paniqueriez si vous me réclamiez une description de ce visage parce qu’il me faudrait vous avouer – et d’abord m’avouer à moi-même – que je n’en vois plus les traits, mais uniquement deux détails désormais emblématiques, qui sont la bouche ouverte et les yeux révulsés : la bouche aux lèvres devenues rétractiles par la volonté d’une mémoire qui joue à en couvrir et à en découvrir les dents ; les yeux pareils à quelque masse gélatineuse que le temps aurait battue puis durcie pour en faire du blanc jauni. Vous ai-je dit déjà que les années n’ont jamais amoindri la fascination que j’éprouve pour ces deux choses mortes ? Vous m’avez fait remarquer – est-ce bien vous ? – que notre regard va toujours vers les yeux quand il considère un visage parce qu’ils sont le lieu de la vie, tant que la vie est là, et toujours le lieu où l’on guette son retour, dès qu’elle n’est plus là, et moi, je balançais sans doute entre la quête de l’affirmation et celle de la dénégation en contemplant ce visage où la vie était et n’était pas, où la mort était et n’était pas. Vous devez savoir que c’est à force de contempler cet impossible voisinage qu’il m’est venu la faculté de me jeter sans transition de la tragédie dans la bouffonnerie, comme si leur voisinage était sans distance, mais n’allez pas croire que la scène dont je vous entretiens depuis un moment a revêtu de mon fait ce caractère, car je n’y ai cherché qu’une libération. Vous n’en douterez pas si je résume ma situation d’alors en vous disant que l’arrivée à l’âge de l’amour m’a immédiatement signifié qu’il était trop tard déjà pour l’amour, tout comme l’enfance n’avait servi qu’à me chasser hors de l’enfance. Vous avez toutefois raison de me remettre en quelque sorte la main à la culotte en me ramenant à la réalité d’une situation où je brille moins par la générosité du sentiment que par sa duplicité tandis que je m’amuse de la terreur de ma petite compagne pour lui faire accomplir sans résistance le saut qu’autrement elle refuserait. Vous n’aurez pas à m’écouter davantage là-dessus, sinon le temps de vous dire que la scène jouée pour la première fois ce soir-là fut répétée et répétée bien souvent, ce qui l’enrichit de quelques variantes sur lesquelles peut-être je reviendrai. Vous voilà, somme toute, à m’entendre en confession, et je vous dois la confidence d’avoir recouru, vers le début de mon adolescence, à ce sacrement pour voir s’il ne pourrait pas, par hasard, purifier ma vie, non des excitations que je viens de vous dire, mais des pensées morbides liées au spectacle que je devais subir tous les jours. Vous entendrez sans peine que la répétition quotidienne de ce spectacle ait pu développer chez moi une précocité exceptionnelle qui, certes, était une espèce d’autodéfense, un contrepoison mental sécrété spontanément, mais qui ne me dispensait pas d’avoir aussi mon âge, et par conséquent de subir les influences que les adultes vous infligent pour votre bien, c’est-à-dire pour compenser le mal qu’ils vous font. Vous savez que ma mère ne comptait que sur la fréquentation de l’église pour faire un bon placement de ses malheurs, et qu’elle avait moins le souci de diminuer les miens que d’en tirer une augmentation de ses mérites. Vous pouvez en déduire que notre relation, réglée de son côté sur un ton uniforme, passait du mien par des tonalités fortement discordantes dont je dissimulais systématiquement les variations pour jouir des avantages bien repérés d’une bonne conduite apparente. Vous me savez bouillant de révolte et toujours prêt à quelque esclandre, choses qui détonnent avec une mine dont l’onction vous agace : j’étais le même au temps de ma jeunesse, mais avec davantage de dissimulation parce qu’il était pour moi d’une importance capitale de ne pas compromettre la liberté que m’assuraient mes masques. Vous m’auriez surveillé en vain : je savais tenir mon rôle et l’assaisonner de tous les ingrédients capables de me rendre irréprochable. Vous enquêteriez là-bas sur mon compte qu’au simple énoncé de mon nom, on vous parlerait de sainte femme et d’enfant modèle avant d’en venir à voix basse au père dénaturé. Vous verriez comment notre affaire a formé une pieuse légende du bien et du mal, mais je ne fais allusion à l’observance qui m’a valu de faire cette figure que dans le but d’amener votre compréhension vers une situation très ambiguë dans le cours de laquelle je m’échappe à moi-même au point de n’être pas sûr d’avoir été celui que j’y suis. Vous creuserez cela plus tard, mais le jeune garçon qui tout à coup se met à croire en Dieu, et qui est moi, est également un autre garçon auquel je fais face avec surprise bien que la foi du premier ne surprenne pas le second – non, pas du tout, ce qui me surprend, c’est la capacité d’y adhérer, alors que l’enfant qui précède et l’homme qui suit se distinguent au contraire par la distance qu’ils savent toujours prendre à l’égard même de leur passion. Vous ne sauriez soupçonner quelle joie féroce était la mienne à méditer les Collationes d’Odon de Cluny, où m’exaltait notamment cette tirade dont je n’ai jamais pu oublier la déclamation : « Si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la vue seule des femmes leur serait nauséabonde : cette féminine grâce n’est que suburre, sang, humeur, fiel ; considérez ce qui se cache dans les narines, dans la gorge, dans le ventre : saletés partout, et nous qui répugnons à toucher même du bout du doigt de la vomissure ou du fumier, comment pouvons-nous désirer de serrer dans nos bras un simple sac d’excréments ! […] » Vous allez me dire que la fréquentation du déchet vivant qu’était mon père m’avait familiarisé avec l’ordure de la chair, et qu’il m’était facile, sinon salutaire, d’écouter un discours qui me fournissait une espèce de compensation explicative. Vous seriez plus près de la vérité en me disant que je me vengeais indirectement de ma mère en méditant ces lignes. Vous entrerez dans l’ambiguïté que j’ai annoncée si vous imaginez que l’enfant essaie de reporter vers sa mère l’amour qu’il éprouve pour l’ignominie paternelle, mais qu’il ne peut opérer ce transfert qu’en se représentant sous l’enveloppe respectable du corps féminin un fumier charnel tout aussi répugnant. Vous devinerez maintenant que le jeune garçon, encouragé dans ce projet par ses lectures médiévales, rêve d’unir son père et sa mère en étant le révélateur de la pourriture commune que l’un étale et que l’autre dissimule. Vous aurez à découvrir pourquoi l’enfant se considère dans ce rôle comme un « sacrifié » : j’ai oublié au terme de quel processus je m’étais forgé cette certitude dont je sais aujourd’hui qu’elle a rendu indissociables, pour moi, les formes qui suscitent mon appétit et ce goût de la souillure, qui est le levain de mes plaisirs. Vous m’avez reproché un jour d’être inconsolable : vous ne pensiez pas à mon incapacité de croire à la rédemption, vous ne pensiez qu’à une morte, et j’ai ri de votre pensée parce que le cadavre dont je suis le tombeau n’a pas de visage, mais l’amour en a-t-il un ? Vous croyez que tout est stratégie chez moi, et que le désir ne sert d’aiguillon qu’à mes yeux. Vous me créditez d’une maîtrise, qui fut toujours la part inaccessible, moi qui souffre de l’obscurité dont s’enveloppe obstinément la vie. Vous auriez dû noter cela depuis longtemps puisque je n’essaie même pas de donner le change, mais vous êtes comme chacun sourde à l’évidence de l’autre, et vous faites de cette évidence un secret, ainsi pouvez-vous raisonnablement vous ranger du côté de l’inattention générale des hommes pour leurs semblables, attitude dont le seul avantage est de nous préparer à la solitude finale. Vous m’épargnerez l’accusation de complaisance si j’en reviens à l’infirme que ma mère arrache à son fauteuil et qu’elle appuie contre moi le temps de lui retirer son pantalon d’où monte une odeur épouvantable. Vous imaginez le débris accroché à mon cou et bavant sur moi pendant que ma mère dégage et nettoie son fondement merdeux. Vous n’arrivez pas à former cette image alors qu’elle est pour moi si quotidienne que je la vois tout naturellement posée sur chaque jour de mon enfance : vous n’arrivez pas à la voir parce que rien n’assaille vos sens à l’instant, et que votre mémoire ne vous représente, et pour cause, rien de semblable. Vous devriez extraire de mon cœur le souvenir de moi les bras serrés, les jambes fléchies pour soutenir le poids, l’oreille tendue pour suivre la progression des bruits de la toilette, mais tout cela n’est pas plus un souvenir qu’une plaie vive n’est le souvenir de la blessure. Vous sentez, je l’espère, que c’est mon corps qui parle ici, et non pas ma mémoire… Vous me pardonnerez de ne pas m’en tenir là même si les mots ne peuvent contenir la chose qui, pourtant, a eu besoin d’eux pour venir à ma conscience : une chose qui tient à l’influence de cette horreur, ou à sa contagion, et qui s’est greffée sur mon sexe. Vous devinez que cette pourriture vivante ne pouvait être mon lot journalier sans infecter en moi la partie dont les va-et-vient sont inséparables des mouvements de la vie. Vous savez que les gens comme ma mère logent là le mal, et que l’état de mon père semblait lui donner raison : voilà ce qui m’a fait chrétien, et voilà ce qui m’a empêché de l’être dès que je me suis mis à aimer le sexe, non pour jouir de lui, mais pour jouir du mal qu’il représentait. Vous devez, ici, faire l’effort de concevoir une situation qui me portait – je vous l’ai déjà dit – à marier en moi la chair souillée du père et l’esprit qui me souillait de ma mère – qui me souillait dans la mesure où son exemple m’amenait à pratiquer une foi hostile à ma nature virile. Vous constatez qu’il s’agit là d’entrelacs obscurs que je tressais moi-même et dans les pièges desquels je me prenais en trahissant l’amour paternel au bénéfice d’un amour que je n’avais de cesse de trahir à son tour dans un vertige. Vous admettrez facilement qu’à partir de là il ne restait aucune place dans mon comportement pour la stratégie, sinon celle du désespoir : un désespoir qui a pour principal effet de me faire rire de moi-même quand ses hoquets deviennent trop rudes. Vous devriez m’interrompre car je suis en train d’omettre l’essentiel : c’est qu’en apprenant à jouir du sexe, j’ai appris à jouir de la mort, en ce sens qu’au lieu de me précipiter vers la fin, mouvement qui était ma tentation, j’ai découvert à quel point l’art de la chair consiste à savoir faire durer… oui, à prolonger l’envie de sauter dans l’abîme au lieu de s’y jeter. Vous évitiez probablement de vous avouer que l’appétit de l’irrémédiable vaut mieux que le goût de la vie pour intensifier les quelques qualités de cette dernière. Vous sentez que je déclare cela sans dérision, mais je dois vous dire quelques mots encore de ma conversion au tympan de laquelle je vois deux images, qui président l’une à mon entrée, l’autre à ma sortie. Vous disposez d’éléments de la première, qui comprend la dévotion routinière de ma pauvre mère et la prostration somme toute bestiale de mon père, ces deux figures contradictoires composant un assez bel emblème de la condition humaine ; quant à la seconde image, elle est presque vide, en apparence du moins, son seul contenu étant de la lumière… Vous connaissiez des représentations de l’extase : la mienne eut pour conséquence de me combler si bien par le haut que, dès le lendemain, je fis en sorte de m’arracher la tête pour en finir avec une volonté d’élévation qui galvaudait le terrestre. Vous comprenez pourquoi j’aime le soleil : il aveugle le regard servile et ramone l’orbite, action qui métamorphose la substance de notre vision, et donc de notre âme. Vous supposez avec raison que je n’en étais pas encore là puisqu’il me restait à méditer l’exemple de mon père. Vous revenez donc avec moi dans la chambre, et comme elle n’existe plus, ni mon père d’ailleurs, vous partagez ma surprise en constatant que de toute chose il ne reste bientôt plus rien, sinon cette fumée que nous savons nous arracher du cœur pour en faire l’air de nos paroles. Vous trouvez opportun de tempérer mon émotion en me rappelant que je n’ai jamais adressé le moindre mot à mon père, et que j’évitais également de parler devant lui, sauf à l’oreille de ma petite camarade, mais c’était presque du silence ! Vous ai-je dit que j’étais certain que mon père comprenait tout ? Vous devez savoir qu’en m’avançant dans la chambre, j’avais le sentiment de m’avancer dans cette compréhension, et je lui prêtais des pouvoirs quasi divins du fait qu’elle demeurait imperturbable et muette. Vous voyez dans mes yeux que mon père avait à la fois l’étrange consistance fantomatique d’un cauchemar, et la réalité violente d’un agresseur. Vous devinez comment, par le transfert de cette dualité vers un personnage plus énigmatique, j’ai pu croire en Dieu, mais la propreté inusable de Dieu m’a vite paru écœurante alors que la merde incurable de mon père exigeait de moi un effort gratifiant. Vous méritez que je tente de préciser que mon détour religieux – ne devrais-je pas dire plutôt « déiste » parce que mon cœur est resté religieux ? – m’a conduit à revenir maintes fois vers le visage aux yeux blancs. Vous entrez derrière moi dans la chambre, vous arrêtez votre regard sur les rideaux en pensant qu’ils vont s’écarter pour le spectacle : vous n’êtes pas dupe de cet arrêt, dont vous savez qu’il a pour but de vous préparer à supporter la vision. Vous êtes déchirée entre le vide et le plein : le vide insensé qui donne à la pièce une vastitude qu’elle n’a pas ; le plein qu’y met la puanteur. Vous sentez que l’espace gravite autour de la forme que composent le fauteuil, la couverture et la chose fragile que l’un supporte et l’autre enveloppe, le tout servant de socle à ce qui capte maintenant votre attention et qui est horriblement humain. Vous n’oublierez jamais l’arête pathétique du nez, la tendre grisaille des joues – ne dirait-on pas d’une momie encore fraîche ? Vous ne les oublierez pas pour la raison qu’elles vous signalent le territoire d’un cataclysme… Vous repoussez le mot, et cependant il s’impose devant le désastre de la bouche ténébreuse où tremble ce morceau de vieille viande. Vous ne faites d’ailleurs défiler d’autres mots que pour déglutir en quelque sorte votre vue, et qu’elle descende en vous, à l’état non pas d’image, mais de noir secret. Vous faites alors un pas vers le cadavre vivant, et voici que vous dominez les deux trous au creux desquels stagne cette petite masse blanchâtre, qui tout à coup vous paraît sur le point de déborder des orbites. Vous vous risquez à murmurer dans ma direction : Pourquoi ne fermez-vous pas ses paupières ? Vous reprenez aussitôt devant mon air courroucé : Quel mal y aurait-il puisqu’il est aveugle ? Vous couvrez bien son sexe, ajoutez-vous, ses yeux sont d’une crudité bien pire. Vous êtes stupide, ai-je envie de crier, mais c’est un mot bien plus grossier que je retiens, et le désir surtout de vous faire violence en vous renversant, par exemple, sur le cadavre. Vous devinez la tentation qui me secoue et, faisant face avec courage, vous remontez lentement votre jupe, mais celle-ci est d’un modèle conçu pour la descente, non pour la montée, si bien que vous voici dans la posture de la retenue tandis que vous méditez la provocation. Vous me permettez de rire, dis-je, et faites donc de même ! Vous ne regardez mon père qu’à travers mes mots : ce n’est pas assez. Vous avez compris que je ne peux parler de lui qu’en retournant dans sa présence, et qu’il faut par conséquent que vous entriez dans l’image. Vous m’y accompagnez parce que je vous veux là comme un témoin et non comme une confidente. Vous m’avez entendu, je l’espère, quand je vous ai dit que mon corps parlait – que mon corps, et lui seul, vous parlait ce soir, nullement ma mémoire. Vous n’écoutez pas des souvenirs : vous pénétrez dans une présence qui est la plaie de mes yeux, et que pour une fois je laisse s’épancher de moi vers vous au point que je vous vois regarder ce que le passé n’a jamais guéri ni le temps effacé. Vous ne pouvez vous absenter de votre propre vue à l’instant où la mienne vous expose ce qui l’habite : vous ne sauriez me trahir quand je fonde notre communication sur le don le plus révélateur. Vous n’avez qu’à penser à la trappe, à revoir son soulèvement, à vous servir de ce mouvement si facile à visionner pour vous représenter la succession des ouvertures qui, maintenant, vous conduisent devant la figure misérable. Vous concevez – n’est-ce pas ? – que, devant ce dieu malade et trop humain, j’aie pu former la pensée d’une religion particulière, qui passe par l’exercice de la déréliction au lieu de vouloir surmonter cette dernière dans le projet d’en être sauvé. Vous êtes invitée ce soir à recevoir un sacrement et non pas un aveu : pardonnez-moi si cette administration ne peut être exempte de quelque duplicité pour la raison que vous parler et vous administrer sont deux actes inséparables. Vous avez à présent toute votre conscience et vous me suivez vers la chambre en me donnant la main pour franchir la porte et avancer dans le noir. Vous me repoussez bientôt en disant : Vite, allume ! Vous connaissez tellement bien le rite que vous en précédez les règles. Vous êtes prête à tendre votre corps dans l’élan d’une fausse surprise dès que le bouton de cuivre frappera contre la porcelaine et transformera l’air en petite lumière. Vous savez que je prendrai le temps de me retourner, de vous contempler, avant de me jeter vers vous et de porter une main sournoise à votre cul sous le prétexte de vous soutenir d’une manière qui avantagera ma prise. Vous n’ignorez pas cependant que tout cela n’est rien : qu’il ne se passe en réalité jamais rien parce que nous ne sommes pas dans nos actes – parce que nous sommes seulement de la fumée pensive. Vous espérez que cette fumée finira par étouffer en moi les images, mais cet espoir est fatigué par l’évidence qu’on ne peut cesser de voir ce qu’on a vu. Vous terminez en me reprochant de vous avoir gavée de mots impuissants puisqu’ils ne réussissent pas à mettre fin au spectacle dans ma tête sans réussir pour autant à l’installer dans la vôtre. Vous ne pouvez juger de l’usure de ma vision, dis-je avec fermeté : il se peut que son exhibition y ait porté l’effacement comme un virus. Vous me connaissez suffisamment pour subodorer que mon projet apparent n’est peut-être pas celui que je poursuis, et c’est pourquoi il est fort possible que vous ne soyez pas en train d’écouter un récit. Vous avez l’expérience du glissement par lequel tout ce qui vient de la bouche abandonne déjà sur la langue une partie de son contenu et même de sa raison d’être pour se métamorphoser en quelque chose d’autre, qui nous trompe sur sa qualité en jouant de la ressemblance. Vous ne voyez certainement pas mon père tel qu’il fut parce qu’il était littéralement irregardable et qu’il fallait, pour franchir cet interdit visuel, une obligation qui n’incombait qu’à ma mère et à moi. Vous devez comprendre clairement ici que tout le monde avait le droit d’échapper à cette vision tandis que ma mère et moi avions le devoir de nous y plonger – oui, le devoir de nous avancer hors de nos propres yeux pour entrer dans le regard que nous portions sur ce corps privé de fond, privé de limites par l’impossibilité où il était de nous rétorquer sa propre vue, donc de nous arrêter à la surface de lui-même. Vous pensez bien que j’avance à tâtons dans cet espace interminable, qui est le labyrinthe dont je ne suis jamais sorti parce qu’il se complique sans cesse de l’effet qu’il produit sur moi. Vous ai-je trop poussée vers l’image quand il s’agissait seulement de la crever, mais comment faire ceci sans avoir d’abord fait cela ? Vous me pardonnerez d’approcher aussi lourdement cette chose qu’aperçut l’enfant et qu’il ne sut pas nommer : cette chose qui passe par la conscience d’avoir chez soi, d’avoir au cœur même de son intimité, un semblable dont l’existence défie le sens commun. Vous n’avez aucune raison de reprocher une quelconque grandiloquence à la phrase que je viens de dire : elle n’a pour défaut que sa simplicité, qui expédie sans la souligner une situation terrifiante, celle d’un homme en état de mort et néanmoins vivant. Vous sentez bien sûr que cet état l’arrache à l’univers commun pour en faire la figure de l’impossible. Vous n’avez pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre qu’une telle figure agit par contagion sur son entourage de telle sorte que l’enfant n’a même pas besoin, quant à lui, d’en comprendre le sens pour se trouver sous son emprise et devenir un individu dont le comportement échappe aux lois naturelles parce qu’au lieu d’être au service de la vie il est au service de la mort. Vous ne serez jamais engagée dans une perversion de ce genre aussi ne pouvez-vous en deviner l’avantage : c’est qu’un homme ayant fait le choix de la souffrance et de la destruction, s’il a le courage de s’en tenir à ce choix, se trouve bientôt porté dans un au-delà. Vous me questionneriez en vain sur cet au-delà, mais regardez donc le puits noir qui est au centre de mes yeux, et fixez-le jusqu’à y voir surgir les orbites où stagnent les deux bavures blanches. Vous saurez ainsi qu’on ne sort de la destruction que par la destruction : remuez cette pensée et souffrez cependant que je vous ramène un instant dans la pièce où demeure le misérable déchet. Vous ne vous arrêterez pas cette fois devant une déchéance que vous connaissez suffisamment, vous considérerez uniquement l’interrogation qu’encore et toujours jette en moi son visage au moment où la pisse résonne dans le machin de verre. Vous constatez comme moi que la bouche baveuse où flotte un bout de langue et les abominables trous d’yeux prennent soudain une évidente beauté, qui nous apparaît à travers l’horreur et le désastre devenus, dirait-on, transparents. Vous oubliez l’insupportable : il s’est évaporé dans votre vue comme s’y évapore l’ombre quand survient la lumière, et pourtant, à la différence de l’ombre, il est toujours là, prêt à réoccuper le visage. Vous avouerai-je que, tout en ayant assisté mille fois à ce phénomène, la répétition ne l’a jamais épuisé, au contraire puisqu’il gagnait en intensité, si bien – oui, c’est là que prend place mon aveu – si bien qu’à force de voir s’élever du fond de l’horreur cette beauté impossible, j’ai fini par y apercevoir l’âme de mon père… Vous contempliez la calamité à laquelle la maladie réduit la chair, et comme moi vous l’avez vue se métamorphoser, mais vous ne savez déjà plus en quoi tant votre raison ne supporte pas ce qui la brouille. Vous devriez faire un effort et vous souvenir qu’un instant il y a eu dans vos yeux ce qui d’ordinaire manque à tous les visages. Vous me pardonnerez de ne pas répéter le nom que j’ai subrepticement donné à cette apparition, et tant pis pour vous si j’écarte ce faisant la possibilité que la même vision se reforme. Vous retiendrez ou ne retiendrez pas que le visage de mon père fut, une seconde, le territoire d’un changement sans pareil de la nature humaine. Vous admettrez qu’une chose aussi extrême ne pouvait survenir que là pour la simple raison qu’il n’existe nulle part de lieu aussi défait. Vous déduirez de cela qu’il est assez normal que je n’arrive pas à fixer ailleurs ma demeure mentale, quitte à paraître rabâcher toujours la même image. Vous supporterez à présent que j’ajoute quelques détails : ils ne sauraient augmenter ce qui ne peut recevoir aucun supplément, mais ils préciseront sans doute ce qui obséda l’enfant. Vous avez remarqué que mon récit n’avait semblé d’abord conduire qu’au pied de l’escalier de la cave afin d’y mettre en scène un geste aussitôt escamoté. Vous n’avez certainement pas oublié que, tout en contestant cette explication, j’ai admis qu’il avait pu se produire une contamination entre la trappe et la couverture, entre ce que le glissement de ladite couverture obligeait mes yeux à saisir et ce que ma main avait dû saisir elle aussi. Vous accepterez que je doive en passer ici par le rappel de l’érection, non pas du sexe, mais des épaules, du cou, de la nuque – l’érection qui soulevait le haut du corps de mon père au moment où sa pisse giclait dans le vase. Vous devinez qu’un mouvement de curiosité folle me poussait alors à chercher du regard quelle relation existait entre le bout de chair visible dans le col de verre et l’élan qui tendait la partie supérieure du corps. Vous avez suffisamment partagé mon regard pour savoir qu’il assistait ainsi à une pénétration par en bas, du côté du réceptacle, et un orgasme par en haut, du côté de la tête. Vous ignorez que, sous un certain angle assez vite repéré par moi en dépit de la tendance qu’avait ma mère à tâcher de masquer la scène – mais n’était-ce pas à cause de cette tendance que je l’avais repérée ? – bref, que sous cet angle, j’assistais à quelque chose d’incompréhensible pour moi, dont la violence me fascinait. Vous devez additionner cette fascination à l’autre, celle que j’ai déjà dite pour la face convulsée, terrible et rayonnante – oui, vous devez désormais les combiner en vous préparant à un acte qu’un jour ou l’autre je ne pouvais pas ne pas accomplir. Vous hésitez sur la manière ou le prétexte, et il est vrai que je n’y suis pas allé carrément, moins à cause de la perversion que vous me prêtez trop volontiers qu’à cause de l’innocence que vous êtes incapable de reconnaître chez cet enfant que je ne suis plus – ce qui vous le rend à tout jamais inconnu… Vous percevez quel regret de l’irréversible s’exprime ici, mais je vous fais grâce de votre impuissance à visionner tous mes états tandis que je m’avance vers mon père, et d’une main soulève la couverture pendant que l’autre empoigne le col et le pousse de telle sorte que le bout de chair y prenne place. Vous avez remarqué que j’évite le toucher – oui, que j’évite de saisir, donc de réitérer le geste primitif tout en lui procurant une manière de substitut en ne serrant que la chose de verre autour de la viande. Vous pouvez constater que j’ai beau secouer le col bien empoigné, lui donner même un mouvement de va-et-vient, tous mes efforts demeurent sans résultats et j’enrage en voyant que rien n’émeut le déchet humain ni son débris. Vous avez discerné bien sûr dans le mouvement que j’imprime à l’appareil de verre la pensée d’un autre mouvement dont je ne sais rien encore étant dans l’ignorance que je vous ai dite : une ignorance en quelque sorte tellement amincie par la situation qu’elle est sans cesse traversée par des intuitions blessantes, qui font suinter à sa surface un savoir purulent. Vous concevrez donc que je mette au compte des secrets de ma mère l’inertie obstinée de la machine paternelle, et bien entendu je ne récidiverai pas de longtemps mais redoublerai de vigilance dans l’observation du phénomène déclenché par la prévenance maternelle. Vous ne devez pas toutefois surestimer les pensées qui m’occupent à ce spectacle ni les projets que je peux formuler : j’essaie seulement de comprendre l’incompréhensible liaison entre le geste tranquille de ma mère et les secousses extraordinaires qui s’emparent de la tête de mon père comme si quelque force invisible la possédait tout à coup. Vous n’avez pas oublié que je n’ai aucune idée alors de la possession spirituelle ou physique, et que j’en associe la mécanique à une pénétration aérienne de la chair épaisse ou des parties sensibles qui entourent le cœur. Vous ne serez pas plus avancée si je vous dis que ces supputations solitaires m’occupent pendant des semaines, et qu’en attendant je n’ose rien tenter bien que je ne cesse de comploter une nouvelle tentative et d’en multiplier les manières afin d’envisager toutes les adversités. Vous n’auriez sans doute pas tort de situer là, dans cette espèce de ratiocination acharnée, l’origine de mon goût aussi destructeur que maniaque pour un raisonnement qui toujours se conteste et n’avance qu’en laissant derrière lui le vide. Vous avez dû remarquer que cette façon de penser évite à la pensée de se donner en spectacle à elle-même, donc d’avoir une conscience déplacée de sa progression. Vous n’aimez pas cette façon, je le sais, tout comme vous n’aimez pas que je décrive tel geste au moment où je vous l’adresse bien que vous éprouviez un surcroît de plaisir à la suite de l’action parallèle des mots. Vous m’écoutez sans doute en refrénant une impatience à l’égard de cette doublure verbale dont j’enveloppe un récit que vous limiteriez plutôt à la succession des faits, mais qu’est-ce qu’un fait si on le prive du double écho mental et charnel qu’il a déclenché ? Vous savez tout de la pièce et de sa puanteur, du fauteuil et de la couverture, de la lumière basse et des lourds rideaux : vous avez même entrevu le visage où ne subsiste plus que le déchet du regard, une sorte de dépôt laissé par la consumation de la vue, une cendre blanche et mouillée… Vous préférez filer la comparaison, et la mener même jusqu’à la morve, qu’envisager la chose qui pend sous le ventre ou, le plus souvent, s’y recroqueville. Vous êtes pardonnable puisque j’ai dû moi-même traverser à l’envers presque toute ma vie avant de retrouver au fond de mes yeux ce que l’enfant avait devant les siens : j’ajoute que cette traversée n’aurait pas suffi sans l’action de la volonté raisonneuse et opiniâtre que vous me reprochez et à laquelle je dois le surgissement de la vision jetée sous des tas d’années d’oubli – de cet oubli précieux au milieu duquel chacun de nous garde son secret comme le noyau garde l’amande. Vous tiquez devant cette image : je l’ai choisie, non pour la résistance du noyau, mais pour la capacité de germination qui est incluse dans l’amande puisque notre secret pousse dans toutes les parties de notre comportement. Vous ne remarquez pas plus son influence invisible que vous n’avez remarqué le changement de notre relation au moment où j’ai retiré mon visage. Vous avez vu tourner dans mes yeux la porte brunâtre : je l’ai même dévergondée pour que l’ouverture en demeure béante. Vous pouvez désormais voir à volonté le mauvais fauteuil auquel ma mère avait laissé sa housse pour limiter l’effet des saletés paternelles : il ne reste de cette housse que des haillons, qui sont en parfaite harmonie à présent avec la peau de mon père, et ses plis, et ses lambeaux. Vous êtes là-devant partagée entre l’horreur et la pitié : laissez, je vous prie, la seconde qui n’a jamais servi qu’à boucher les yeux avec un peu de cœur, et ressentez plutôt combien cette misère de la chair parle crûment de notre destin. Vous n’aurez plus besoin ensuite de faire un très grand pas en vous-même pour toucher le fond, ni pour me réclamer le geste décisif de soulever la couverture. Vous allez même m’encourager à commettre enfin l’acte que l’enfant a retardé longtemps en se représentant une scène au cours de laquelle il l’avait déjà involontairement commis. Vous flairez ma suggestion avec méfiance, vous demandant ce que je suis en train de commettre à l’instant en machinant ces entrelacs de reflets, qui ne sont peut-être pas seulement verbaux. Vous aimeriez en revenir à l’imaginaire, mais vous avez maintenant accompli tout le trajet jusqu’au fauteuil – pardon ! jusqu’au sexe de mon père, et vous n’ignorez pas quelle malédiction chancreuse a frappé ce dernier à la suite de jeux pourtant naturels. Vous voyez que l’organe en est réduit à une peau vide comme si tout l’ancien contenu caverneux de cette peau avait été dévoré par la maladie de la chair. Vous évitiez ce constat, et voici que son évidence ne vous quitte plus, qu’elle pénètre dans vos yeux, qu’elle y installe cette molle pendeloque. Vous ne détournez pas la tête : il est trop tard, ma longue insistance ayant enfoncé dans votre regard cette image abominable bien avant que vous ne l’ayez vue. Vous avez cet excrément derrière vos paupières, que serait-ce si vous l’aviez au bout des doigts ? Vous sentiez venir cet aveu, n’est-ce pas ? Vous sentiez que la tentation, pour répugnante qu’elle soit, ne pouvait que déclencher l’acte. Vous n’y pouvez plus rien. Vous êtes-vous demandé pourquoi je m’étais enfin décidé à vous entraîner vers cette maison maudite – non pas celle qui se dresse dans une quelconque petite ville d’Auvergne, mais celle dont la pièce fétide empuantit ma tête ? Vous tentez d’en repousser l’espace concret en vous disant que je n’ai fait que le mot à mot de mon malheur, mais vous savez bien que j’ai semé en vous quelque chose de plus terrible encore que la vision directe, quelque chose qui ne vous lâchera plus. Vous partagez avec moi, non pas un savoir – le savoir n’est jamais assez ; non pas même une connaissance, mais une chair qui n’a de nom dans aucune langue parce qu’elle se compose d’une substance qu’il vaut mieux ne pas désigner : une substance incertaine dont la sanie a le double pouvoir d’infester à la fois le cœur, la tête et la vue. Vous savez que je n’exagère pas : vous le savez à l’instant même en regardant votre main suivre la trace de la mienne et accomplir l’impensable en allant traire le bout de viande flasque. Vous n’avez pas hésité : la décision n’est-elle pas la meilleure façon de se jeter dans la première fois quelle qu’en soit la nature ? Vous allez si j’ose dire de l’avant comme s’il suffisait à présent que vous entreteniez le mouvement jusqu’à ce que – non, attendez, je ne savais jusqu’où, étant tout à fait ignorant comme je vous l’ai dit. Vous n’avez pas écarté franchement la couverture : vous avez saisi la chose au hasard, en glissant le long des cuisses maigres une main qui ne pouvait qu’atteindre son but puisqu’il n’y a pas le choix. Vous avez l’air de commettre un acte sournois et prémédité, un acte vicieux, alors que vous êtes en train de vous appuyer sur votre volonté pour franchir la limite du dégoût. Vous n’oublierez jamais ce moment où vous sollicitez moins une réaction de l’organe qu’une force intérieure susceptible de métamorphoser le contact de la mort. Vous n’êtes pas encore capable de former cette pensée, mais vous en éprouvez le sens avec une émotion qui fait trembler votre main et lui confère ainsi le mouvement d’excitation dont elle ignore qu’il correspond exactement à l’effet que recherche son empoignade. Vous découvrez peu à peu que votre répugnance a fondu tandis que le débris se réchauffe, et vous écarteriez maintenant la couverture si votre père, tout à coup, ne se réveillait en projetant vers vous le bas de son ventre autant que sa paralysie le lui permet, cependant qu’une éructation distend sa bouche et la laisse ouverte sur des remous très bruyants de la langue et de la salive. Vous ne cédez ni à la surprise ni à la peur si bien que leur seul résultat est de crisper votre main. Vous sentez monter en vous une brutalité, qui raidit votre bras et qui tient vos yeux braqués sur le visage où se répand un désastre de plissements, de suintements, tout un travail sous-cutané dont l’activité menace de faire éclater la surface afin de projeter vers vous cette lave malade que votre geste fait bouillir. Vous êtes dans le sentiment d’une correspondance horrible entre la volonté qui vous anime et l’ardeur dont le corps de votre père est à la fois le cratère et la prison. Vous ne lâchez cependant pas le bout de chair, qui reste mou : son possesseur se tortille à présent sans que vous puissiez en déduire l’intention claire de s’offrir mieux ou d’échapper à votre prise. Vous continuez d’une main inexorable et dans le même temps curieuse d’une issue inconnue, mais un hurlement soudain et formidable éclate au milieu du visage et le soulève au point que vous voyez se soulever dans les orbites les deux blancs battus. Vous entendez votre mère courir dans le couloir et vous lâchez tout tandis que retombe le silence. Vous ne bougez pas à l’approche de maman qui interroge à bout de souffle : « Serions-nous enfin délivrés, mon Dieu ? » Vous comprenez en même temps que votre conduite ne fait l’objet d’aucun soupçon et que la sainte femme souhaite la mort de son mari. Vous prenez aussitôt le parti de vous jeter dans le cou de la méritante et d’y murmurer : « Il n’a pas encore fini d’expier, ma petite maman. » Vous êtes alors repoussé d’un sec et sévère : « Nous non plus, hélas ! » qui suscite un de ces mouvements de révolte invisible dont vous avez le secret. Vous sortez de la pièce en méditant de tirer vengeance, non pas de la mère, mais de la femme en elle puisque le sexe féminin ne se contente pas d’infliger la maladie, qu’il surveille en plus l’évolution de la souffrance tout en se plaignant de sa durée. Vous allez donc former des plans qui, les uns, font de vous le sauveur du père, et les autres, le bourreau délicat de la mère. Vous ne sauriez mesurer combien je me suis complu dans ce double rôle, qui me donnait constamment l’avantage sur l’un puis l’autre de mes parents : j’y trouvais le moyen de m’écarter quelque peu de la malédiction quotidienne. Vous ne soupçonnez pas à quel point le désir de vengeance peut ouvrir l’imagination, à moins que vous n’ayez déjà repéré les rouages de cette mécanique dans mes confidences pendant que j’en orientais vers vous le fonctionnement. Vous auriez dû me faire le reproche de ne rien dire du mutisme de mon père, de me borner à rapporter ses cris et le bizarre entretien silencieux qu’il lui arrivait d’avoir avec sa couverture. Vous devriez me demander quels étaient les signes de cet entretien : je vous décrirais alors l’émotion de l’enfant, qui restait immobile des heures et des heures quand il voyait les vieilles mains palper le tissu et en suivre les dessins du bout des doigts. Vous protestez que ce ne pouvait être qu’au hasard, et il est bien possible que le hasard ait déterminé les premiers gestes, ceux du commencement, mais je vous assure qu’à chaque fois le trajet principal était le même, et les arrêts, les frémissements des doigts, si bien que j’y reconnaissais la répétition exacte de ce que ma mémoire avait enregistré – oui, le reconnaissais avec une joie mêlée d’angoisse parce que je redoutais l’erreur qui brouillerait le sens. Vous devinez au tremblement de ma voix combien m’impressionnait cette exactitude et combien j’aurais voulu savoir ce qu’elle signifiait : c’est pourquoi l’enfant pouvait demeurer des heures dans l’attente d’une révélation, tout en fixant un regard fasciné sur le cheminement des mains. Vous savez que, dans les campagnes, on dit que l’approche de la mort s’annonce par un semblable travail des mains, qui serait une façon de faire ses bagages : je n’ignorais pas cela et, l’ayant pris en compte, j’imaginais que mon père avait su transformer les préparatifs ordinaires en un langage redoutable qui lui permettait, jour après jour, de se tenir dans le seuil même de la mort en l’empêchant de se refermer sur lui pour l’engloutir. Vous pouvez en déduire que, pour moi, observer le cheminement des mains, c’était suivre un office mystérieux, mi-prière et mi-conjuration, où la moindre erreur pouvait rompre le charme et déclencher la fin. Vous pressentez qu’à force de fixer mon attention sur cette langue du silence, j’ai pu prêter des vertus particulières aux intervalles qui séparent les mots. Vous pouvez même supposer que si je m’efforce de dérouler pour vous cette longue histoire, je ne le fais longuement que pour multiplier les intervalles afin d’articuler peut-être ainsi le grand silence dont je porte l’empreinte, et qui n’est pas le mien puisqu’il s’est seulement gravé dans l’enfance que je porte en moi. Vous serez contrainte alors de vous former une tout autre idée de moi en apprenant que l’homme, chez moi, n’est qu’une enveloppe dans laquelle s’est enroulé l’enfant – mais je vous en dis trop sur mes défenses, et cet aveu risque de me mettre prématurément à votre merci. Vous souffrirez donc que je vous ramène une fois de plus dans la chambre que ma mère a décidé de faire nettoyer, ce qui l’a conduite à garer le fauteuil sous l’escalier, et mon père avec bien entendu : « Tu sais bien qu’il n’y voit plus rien », m’a-t-elle déclaré en rabattant sur lui le rideau qui ferme le réduit. Vous, les femmes, avez de ces décisions pratiques, qui dissimulent la pire des cruautés sous l’apparence de la nécessité ordinaire de telle sorte que ma mère n’a fait, en somme, que mettre son mari à l’abri de la poussière du ménage. Vous prenez le parti de ma mère parce que vous n’imaginez pas le mal que me fait cette image qui, loin de se dissoudre dans le temps, ne cesse de me rappeler le statut que ma mère rêvait de donner à mon père : celui d’un déchet qu’on met sous l’escalier avec les seaux, les serpillières et les balais – je veux dire que « déchet » jusque-là n’était qu’un mot jeté par le dépit, la colère ou la douleur, et qu’il est devenu ce jour-là une réalité. Vous me pardonnerez de ne pas vous avoir fait visiter la chambre après ce nettoyage puisqu’il n’aggrava qu’à mes yeux le sort de mon père. Vous êtes-vous demandé pourquoi je n’ai de vision de mon père qu’assis dans un fauteuil, le bas du corps enveloppé dans une vieille couverture à carreaux comme si ce malheureux grabataire n’était jamais allongé dans un lit ? Vous savez qu’on ne gouverne pas sa mémoire, ni les images qu’elle fait pousser tout à coup à travers les mots : le seul lit où je vois mon père est son lit de mort, mais je ne le regarde pas dans ce lit, car en le voyant là, j’ai toujours essayé de le voir – oui, de me le représenter – dans cet autre qui fut la cour de récréation où il contracta la maladie de la mort. Vous ne m’en voudrez pas de vous apprendre qu’il m’est arrivé de superposer cette cour à votre lit, mais rassurez-vous, je n’y jouais que mon rôle, et c’était pour poser sur vous les yeux de l’enfant. Vous voyez d’ailleurs qu’ils ne sont pas différents des miens même si je leur ajoute une inquiétude qui vient de plus loin qu’eux. Vous auriez dû réagir à la scène de l’escalier, où votre sexe n’est pas à son avantage, et me fournir je ne sais quelle consolation tardive – j’allais dire posthume, sans doute parce que ma mère est morte entre-temps, c’est-à-dire entre le moment où, pour toujours, elle a déchu mon père, et celui où je vous dis ce mal. Vous ne tenez pas à savoir quelle fut la fin de ma mère, une fin tout à fait pieuse et conforme à sa vie, mais une fin dont la perfection ne pouvait que m’être insupportable, que m’accabler. Vous avez oublié qu’il y a peu je vous parlais de vengeance : vous pensez peut-être que la lecture d’Odon de Cluny et des litanies sadiques de ses contemporains l’avaient satisfaite. Vous me connaissez suffisamment pour être sûre en tout cas que mon premier mouvement fut toujours contre moi-même et que, par conséquent, il est assez peu probable que j’aie dirigé contre l’extérieur ce que je pouvais lancer contre l’intérieur, mais en voyant ma mère morte, et irréversiblement scellée en sa faveur sa conduite à l’égard de mon père, j’ai su qu’il fallait que je commette contre elle quelque chose de terrible et de secret – une chose qui, à ses propres yeux, l’aurait souillée à jamais, surtout venant du fils d’un pareil père. Vous ne pouvez douter que, cette chose, je l’ai commise étant seul à seul avec son cadavre : je vous laisse supputer ce qu’elle a pu être et vous prie de revenir vers mon père qui, jour après jour, subit le double martyre de sa maladie et de la culpabilité dont ma mère l’afflige. Vous défendez ma mère en déclarant que sa victime après tout n’en est pas une puisqu’elle est inconsciente. Vous y ajoutez que ma mère fait preuve d’un dévouement qui, pour elle, est un calvaire quotidien, et qu’il est humain qu’elle en fasse parfois payer la dureté par un comportement acerbe. Vous avez raison sur le plan de la psychologie, sauf qu’il n’est pas celui où se situe ma mère, qui ne prétend à rien d’autre qu’à l’expiation et au salut, mais dites-moi ce que vaut ce plan s’il n’est pas également celui de l’amour ? Vous avez l’avantage de voir porté d’emblée à votre compte, je veux dire au compte de votre sexe, un capital de tendresse et d’attention qui ne vous sera jamais retiré pour peu que vous respectiez les apparences – et voilà l’unique mérite de ma mère : un art sans pareil des apparences. Vous n’allez pas secouer ce rideau, ni le tirer, pour voir la haine qui, dans le cœur, se nourrissait des gestes de dévouement. Vous ne tenez pas à ce que j’insiste là-dessus : vous partagez une solidarité que je respecte parce que la bêtise de mon propre sexe à l’égard du vôtre m’a toujours révolté, mais cela ne justifie pas le traitement qu’a subi mon père pas plus que le désastre que fut mon enfance. Vous n’avez le droit de douter de mes intentions que si vous ne m’avez pas écouté comme la confiance que je vous fais le mérite : cette confiance plaide pour moi, elle constitue même une preuve. Vous avez compris, je suppose, que je ne suis pas en quête de votre approbation : pourquoi parle-t-on à quelqu’un, c’est seulement pour être entendu, n’est-ce pas ? Vous voyez donc dans cette chambre un corps assez misérable pour donner à penser sur la race humaine et sur la conduite des rapports humains. Vous n’éprouvez pour lui aucune sympathie, vous n’arrivez pas non plus à le considérer froidement parce que sa présence est en soi un témoignage qui vous dérange. Vous me regardez comme si j’allais effacer votre malaise ou lui apporter l’éclaircissement. Vous savez pourtant que nous n’en sommes plus là, vous savez que mon récit ne saurait connaître une amélioration – non, aucune issue du côté de la guérison ou du salut, rien que la montée inexorable de la mort sous le silence de la victime. Vous êtes dans cette chambre pour assister à une fin qui, par rapport à toutes les autres, possède la particularité de se dérouler au ralenti et de créer ainsi une dimension finale imperceptible ailleurs, à cause de la brutalité ou de la brusquerie dont s’accompagnent en général toutes les fins, mais attention, si je vous en parle, c’est pour y introduire une accélération qui me permettra enfin de voir venir, comme vient la vitesse au visage du conducteur – oui, de voir venir ce que j’ai attendu pendant toute une vie. Vous pourriez là-dessus, histoire de faire preuve de bon sens ou d’ironie, me rétorquer qu’à l’évidence il faut toujours toute une vie pour toucher à la fin de cette vie. Vous disposez d’une distance que je n’aurai jamais : il se peut que je rêve de vous l’emprunter en vous parlant comme je vous parle. Vous ne pouvez rien pour moi, et je le sais, et je ne m’y résigne pas : vous non plus d’ailleurs, ne vous y résignez pas dans la mesure où vous me donnez votre patience à défaut du don majeur, du don total que personne n’a jamais pu faire, sauf dans l’illusion d’offrir, par exemple, sa vie – mais de quelle utilité est la mort d’autrui ? Vous n’avez pas la cruauté de faire semblant : je vous en remercie de tout cœur, et d’autant plus que tout un chacun fait semblant avec sincérité comme s’il n’y avait pas d’autre relation possible dès lors qu’on est entre gens doués de parole et de civilité. Vous me pardonnerez, n’est-ce pas, ces considérations marginales et donc inutiles parce qu’elles déclarent indirectement la raison pourquoi je n’avais encore parlé à personne faute, jusqu’à ce soir, d’avoir pu ouvrir ma chambre mentale. Vous m’aideriez sans doute en me priant de vous dire en quoi sont dans ma tête le fauteuil et le déchet humain qu’il supporte. Vous ne pourriez en définir la substance, ni moi non plus, mais en m’obligeant à me poser la question vous me conduisez bien sûr vers quelque chose d’inadmissible, c’est-à-dire vers une décomposition dont ma propre pensée est la matière, chose qu’en effet elle ne saurait admettre sans trembler. Vous devinez à présent qu’en réalité je recherche ce tremblement, et que ce n’est pas pour prendre la mesure de mon malheur comme il est de règle dans toute tragédie bien menée où le héros, un instant au moins, doit réfléchir sur son destin afin que son cas puisse devenir un miroir raisonnable. Vous savez que je ne pourrai, et c’est tout le problème, me contenter de figurer dans l’une de ces représentations qui, depuis toujours, occupent la place de la vie, mais sentez à quel point je peine à me situer sur un autre versant du corps humain, et très exactement dans le fil de cette activité mystérieuse de la chair qu’on expédie sous le nom de « pensée ». Vous devez encore regarder du côté de mon père, qu’il s’agisse de celui qui a mouru sa vie dans la petite ville d’Auvergne que vous connaissez, ou bien de celui qui aura vécu interminablement sa mort dans ce lieu incertain et cependant repérable qu’est ma tête. Vous regardez donc du côté que je viens de dire, et c’est encore fatalement dans le trou qui noircit le centre de mes yeux. Vous n’y distinguez cette fois aucun fantasme parce que j’ai tué les images pour ne vous offrir que la substance qui les forme. Vous allez fixer un moment cette chose vaporeuse, puis la fuir parce qu’il est insupportable de ne faire face qu’à de la pure présence. Vous n’avez pas besoin de commenter vos efforts ni de justifier votre retraite : je sais qui vous regardez en moi, et je sais aussi que vous n’arrivez pas à le voir si je garde le silence parce que mon silence est un voile posé sur lui. Vous en concluez que, si j’ai parlé, c’est dans le désir que l’Autre déchire le voile et devienne visible pour qu’il sorte de moi et vous rencontre. Vous me pardonnerez ces dernières phrases trop vagues sans doute sous la fermeté de leur syntaxe. Vous serez une fois de plus compréhensive, autrement dit moins soucieuse du présent que de l’ombre qu’y projette ma parole en vous ramenant vers une chambre dont vous savez maintenant ouvrir la porte en fermant vos paupières. Vous remarquez que mon récit piétine depuis un moment – en vérité depuis que je vous ai fait une confidence que j’aurais dû retenir. Vous dites qu’il est assez naturel d’hésiter devant le dernier obstacle parce qu’après lui l’obscurité est plus épaisse. Vous êtes comme ma mère, qui aurait voulu massacrer mon imagination parce qu’elle me rendait mon père aimable. Vous saviez, dès la première fois, que le mot « déchet » créait une situation irrémédiable, alors que sa portée définitive ne m’est apparue qu’en voyant mon père jeté sous l’escalier. Vous savez que cette compréhension a installé en moi un pourrissement dont la contagion n’a cessé de se développer jusqu’à ce soir. Vous dis-je cela parce que je vois enfin où j’en suis ou bien est-ce pour une raison qui va se préciser ? Vous savez tout de mon affaire comme un buvard sait tout de l’encre qu’il absorbe mais qu’a-t-il compris ? Vous avez une patience que j’admire tout en la mettant à l’épreuve parce que je veux en mesurer la résistance. Vous bénéficiez d’une espèce de garantie en ce sens qu’étant incapable de m’arrêter en chemin, vous êtes sûre que j’irai jusqu’au bout de mon histoire. Vous pourriez m’objecter que vous représentez vous-même cette fin et l’objection me précipiterait dans l’embarras parce qu’elle m’obligerait à envisager pour vous un rôle beaucoup plus important que celui de simple confidente. Vous avez la maîtrise du silence, je n’ai que le désarroi d’une parole qui se prend elle-même en défaut. Vous devriez arrêter là mon supplice et me demander en quoi sont, dans ma tête, le fauteuil et le déchet humain qu’il supporte… Vous verriez alors, à travers mon hésitation et ma crainte, la peur d’être mis en face de l’irrévocable. Vous avez deviné qu’en vous racontant, comme je l’ai fait, les choses extérieures, j’ai pu les laisser au-dehors même si j’en subissais la présence, tandis que ces mêmes choses, pour peu que je les considère en moi, changent complètement de nature. Vous ne souffrez pas que je m’en tienne à cette généralité : vous m’ordonnez de m’avancer vers l’intime et d’y saisir – dites-moi quoi ? – d’y saisir le dessous de mon histoire, l’ombre qu’elle promène dans ma chair, son ombre froide à la surface de mes os. Vous avez raison : le moment vient toujours où il faut en finir, bien ou mal, sans conclure, je veux dire sans avoir obtenu satisfaction. Vous exigez un aveu devant lequel j’ai successivement élevé l’écran d’autres aveux, qui le maintenaient à une distance respectable… Vous sentez peut-être ce que je mets dans ce dernier mot, et combien il fait paraître moins horrible le passé que le présent. Vous allez devoir m’aider à découdre mon visage : puis-je vous montrer la suite sans procéder à son arrachement ? Vous me direz que les derniers mots sont ceux qui confortent… Vous voyez comme je titube au bord de ce qu’il vaudrait mieux que je garde. Vous ne souhaitez pas vraiment – n’est-ce pas ? – que je sois plus précis. Vous ne le souhaitez pas pour la raison que nul ne peut souhaiter provoquer le désastre en suscitant, par exemple, une éruption de poussière là où, d’ordinaire, ne s’élève que de la pensée. Vous trouvez l’image quelque peu excessive, c’est une erreur : ne vous ai-je pas dit, il y a un instant, que j’ai tué les images, toutes les images ? Vous devriez en déduire qu’il vous faut, maintenant, redoubler de vigilance afin d’identifier des signes dans ce qui paraît ne contenir que des confidences. Vous n’avez pas oublié que j’ai tué ma mère après sa mort en lui faisant subir un outrage dont son âme portera toujours l’affliction. Vous évitez, j’en suis sûr, cette réalité parce qu’elle vous contraint à vous figurer l’acte que j’ai commis, et que cet acte est irreprésentable. Vous devez savoir qu’il a jailli de moi comme on se rend à l’évidence : savoir donc que je ne l’ai pas prémédité. Vous ne discutez pas cette affirmation : vous en épousez le mouvement parce qu’il vous porte vers la brèche intérieure que j’ai pour dessein final de vous faire visiter. Vous êtes entrée dans la chambre, vous avez constaté l’état de l’infirme, vous avez même touché son sexe et subi un instant le sort que ce lieu et ces choses m’ont construit : il est superflu que je poursuive un récit devenu impotent à votre égard, mais que peut-on substituer au récit ? Vous avez sûrement noté que je suis passé de la chambre d’enfance à la chambre mentale, ou plutôt que j’ai vainement tenté de le faire, d’autant que vous ne m’y avez pas aidé en me faisant remarquer, par exemple, qu’on y trouvait après tout les mêmes choses. Vous n’aviez pas besoin de souligner que la ressemblance nous sert de socle principal aussi longtemps que nous ne savons pas mettre en scène les idées seules. Vous commencez à deviner pourquoi ce que je vous dis n’avance plus, tourne sur soi, touche au vide, même si vous n’apercevez pas encore le désir qui conditionne tout cela, ni la raison pour laquelle je souhaiterais que mes mots creusent ici un trou, quelque chose d’abrupt, de vertigineux et en somme de désespérément définitif, vous avez retenu sans doute tous les détails de l’histoire de mon père : je crains que trop sensible à l’anecdote et à ses horreurs, vous n’ayez pas remarqué que cette chambre pleine de malheur était vide aussi. Vous devez entendre à travers cette contradiction que le spectacle de l’infinie souffrance appelait une chose qui l’équilibre, et qui manquait : comprenez que, devant mon père, on avait besoin que le monde ait un sens, mais que son état niait la possibilité même qu’il en ait un. Vous dites : À quoi bon reprocher à votre mère des pratiques et une abnégation qui justement équilibraient l’horreur si, de votre côté, vous rêviez d’inventer un équivalent ? Vous avez raison parce que je ne vous parle pas encore d’assez loin, depuis l’extrémité où il est évident que rien d’extérieur à elle ne peut racheter la condition humaine, mais à supposer que je me sois porté jusque-là, ce serait trop loin pour que vous m’entendiez. Vous m’écoutez d’ailleurs sans vous apercevoir du but que je poursuis. Vous avez tort de croire que je viens de me libérer de mon enfance en vous confiant ce qui l’a faite abominable : rien ne peut effacer ce qui a eu lieu à moins d’effacer le lieu, autrement dit moi-même. Vous supportez mal cette évidence : elle rend votre écoute dérisoire. Vous m’écouterez cependant quelques minutes de plus pour vivre avec moi la difficulté de la fin. Vous avez cru jouer la partie du confesseur alors que je vous entraînais dans celle du mort. Vous découvrez soudain que le rôle le plus naturel est aussi celui qu’on tient le plus mal. Vous trouvez que je parle trop, c’est que mes phrases grouillent autour d’une chose qu’elles voudraient dévorer tout comme les vers s’affairent sur un cadavre – oui, je voudrais faire disparaître ce qu’il me reste à vous confier et que ma langue soulève néanmoins dans un dernier effort. Vous êtes coupable de ne pas avoir formulé vous-même cette vérité qui est la mienne, et dont j’ai vainement réclamé l’articulation ma vie durant : Je n’aurais pas dû naître ! Vous en savez assez sur mon géniteur pour souscrire à ma protestation au vu de l’état de ce malheureux. Vous devez donc proclamer mon droit à l’inexistence. Vous reconnaissez que ma mère n’avait pas à recueillir une semence malade, qu’elle avait en tout cas le devoir de s’en débarrasser si par hasard elle avait cédé à un mouvement d’humanité en la recueillant. Vous admettez avec moi qu’il n’y a pas la moindre faute du côté de mon père, qui obéissait à un dernier élan naturel, tandis que ma mère, pour favoriser un salut égoïste, transformait une abomination en acte charitable. Vous déplorerez que la précarité de mon être ait pour origine une précarité encore plus grande fondée sur le peu de chances qu’avait la semence de mon père de satisfaire la fécondité de ma mère. Vous imaginez la glaire asthénique en train de remonter la pente maternelle vers ce qui va devenir mon destin, et la révolte qui s’empare de moi à la pensée de cette progression aussi aveugle que les yeux de l’imbécile débris. Vous savez qu’à lui je pardonne parce qu’il ne sait pas ce qu’il fait, mais qu’à elle, je ne peux rien pardonner parce qu’elle me condamne déjà à l’impossible. Vous partagez mon dégoût devant un choix qui me crée dénaturé sous le prétexte de respecter la volonté de Dieu. Vous n’avez qu’à vous représenter le fourreau dans lequel se développe cette volonté pour m’obliger à vivre : n’y suis-je pas traité comme l’un de ces enfants qu’on estropie pour qu’ils fassent de plus efficaces mendiants ? Vous voyez que, chez moi, on maltraite d’emblée la capacité d’être afin que je sois le digne avorton de mon père – oui, le déchet qui perpétuera sa mémoire en illustrant sa seule déchéance. Vous dont je connais la féminité, vous ne l’auriez pas laissé venir à terme sauf pour tramer quelque vengeance plus impitoyable qu’un meurtre. Vous avez déjà deviné quel plan diabolique germa dans le cœur de ma mère quand elle sentit tressaillir et fructifier la semence. Vous avez même deviné que, cette semence, elle ne l’a pas reçue de force ni par abnégation, mais à la suite d’une manœuvre délibérée qui la conduisit à s’emparer de la babiole paternelle et à se la mettre au con un peu moins facilement qu’elle ne la fourre depuis dans le col de verre. Vous comprenez maintenant quelle mauvaise surprise je fus en venant au monde sous une apparence normale : la belle enveloppe d’une monstruosité secrète dont je suis le seul à faire les frais. Vous venez, je l’espère, de saisir la raison de ma fermeté intellectuelle, c’est le masque de fer sous lequel je rebâtis sans cesse les ruines de mon esprit. Vous avez cru que je vous parlais pour procéder à ma propre libération : je ne vous ai parlé que pour m’abandonner enfin à la décomposition mentale et ressembler ainsi à mon créateur. Vous me verriez à l’instant même devenir en vous ce grouillement affreux si vous étiez un bon miroir. Vous devez arracher mon masque et faire ce qu’il faut pour qu’une femme rachète ce que ma mère a commis en me mettant au monde. Vous êtes l’ultime témoin de ma solitude : effacez-la en effaçant une vie qui, grâce à vous, n’aura jamais existé…
1. Gallimard, 1992, p. 16.