...... Je ne suis pas celle que vous croyez. Je ne sais pas pour autant qui je suis, et si je le savais serais-je vraiment celle-là ? Je ne manque pourtant pas d’identité : elle me déborde, elle me jette hors de moi. J’en ai trop fait peut-être afin d’avoir un visage tout à moi. Je crois que ce travail a pris mon temps. Je n’y pensais pas bien sûr : je veux dire que je ne pensais pas que mon temps et mon visage avaient un lien. Je crois que les choses sont poussées vers nous par l’appétit que nous avons d’elles. Je ne me suis jamais trompée de désir, sans doute parce que le désir me tient lieu de certitude, et par conséquent de volonté. J’hésite ici, non que je doute de la justesse de cette affirmation : je crains seulement de ne pas m’expliquer assez alors même que cela me suffit. J’ai beaucoup parlé avec les mots des autres, c’est pourquoi on m’a donné la tête de ces mots-là. Je les parlais si bien. Je prenais soin d’ailleurs de les épouser entièrement. Je n’aurais pas été sans cela convaincante à ce point. J’avais le goût d’être identique à leur sens. Je jouissais de cette pénétration verbale parce qu’elle était en moi bien plus vive que l’autre. Je me demande si le fait d’avoir chanté d’abord a favorisé cette sensation intime, mais il ne s’agit pas de la voix, ni même du chemin particulier qu’elle fait vibrer dans le corps, il s’agit bien du sens que je sentais circuler comme on a des bouffées de chaleur. Je le sens toujours. Je le sens à condition – m’en étais-je aperçue ? – à condition que les mots ne soient pas les miens. Je veux dire à condition de ne pas parler en mon nom mais au nom du nom que je me suis fait. J’avance en faisant cette distinction vers quelque chose qui va me déchirer. Je vais peut-être retrouver en moi celle que j’en ai chassée. J’ai voulu être la Diva et je tremble à présent à la pensée de n’être plus qu’elle. Je regrette le temps où la très belle m’échappait devant le miroir en laissant mon visage à la laide, à l’ingrate, à la vulgaire, qui se jetait sur moi en poussant la porte de ma peau. Je la regardais faire, puis ne le voyais plus parce qu’elle venait de se glisser en moi derrière l’étendue qui, de haut en bas, me sert de face. J’ai longtemps ressenti dans ce glissement, qui signifiait l’arrêt du combat, l’arrivée de l’abandon et du repos. Je m’endormais là-dessus en attendant le jour, qui me précipitait dans mon personnage. J’ai tort d’employer ce mot puisque rien ne me paraissait plus naturel que d’être qui j’avais voulu être et de vivre enfin sous des traits aimables. J’aurais dû observer le mouvement qui me remettait sous le bon visage, et faire mien le trajet de la laide à la belle, mais non, dès que j’avais le point de vue de la Divine, je m’y tenais si exactement qu’il n’y avait plus aucune autre place en moi. Je me vois marcher dans une rue, c’est dans un pays étranger et des gens sont assis à même la terre nue, la terre pauvre qui souille et qui, par la souillure, est le signe de la misère. Je marche là dans l’inconscience du lieu et comme si j’étais environnée de spectateurs. Je marche tout à coup dans un regard. Je ne l’ai pas senti se lever : il a pris la suite de l’espace et voici qu’il a remplacé l’air autour de moi. J’ai l’habitude d’être regardée, mais cette fois je ne suis pas regardée : je suis plongée dans un élément qui à la fois m’enveloppe et m’imbibe. Je sors très vite de ces yeux-là. Je n’ai vu ni leur visage ni leur couleur. Je rentre dans ma loge où la maquilleuse m’attend. Je vois qu’elle n’arrive plus à me toucher tant je suis devenue aérienne. J’avoue que ce souvenir ne cesse de me rattraper. Je l’appelle « souvenir » afin de le réduire : ce n’est pas un souvenir, c’est un morceau de présent insoluble dans le temps. Je tire à moi ce morceau plus solide qu’aucune des choses dans lesquelles j’ai cru pouvoir fixer ma demeure. Je voudrais qu’il devienne ma face et qu’il soit aussi mon âme. J’entre sur une scène et je me retrouve dans ma tête. Je regarde par mes yeux, et je vois qu’il n’y a plus rien qui vaille la peine d’être regardé. Je ferme donc mes yeux et j’entre dans un rêve, qui est ma vie. Je ne suis pas celle que vous croyez. J’ai eu le désir puis la compréhension. J’ai eu la solitude : j’ai fait semblant de la détruire afin de la préserver. Je sais que chacun fait confiance aux apparences parce que cela simplifie la relation. J’habite à présent derrière un visage enviable : il a suffisamment de gueule pour me faire une beauté. J’aimerais mieux parler du talent qu’il représente, mais qu’est-ce que le talent ? J’ai bien vu qu’on le juge à son effet plutôt qu’à son mérite : il faudrait sinon reconnaître une valeur à ce qui n’en a pas. J’ai usurpé une couronne : j’en suis fière, mais je n’en tire aucune satisfaction. J’aurais voulu qu’on m’aime de n’être pas aimable, et non pas que l’on me rende en quelque sorte justice. Je suis encore environnée de trop de sourires condescendants : le passé est une corde à mon cou sur laquelle quelqu’un peut toujours tirer. Je voudrais dire de quoi est fait mon visage – de quelle manière très composite et de quel mélange sensible dans cet envers où se poursuit ma vie, celle qui n’est pas visible. Je suis entrée dans le regard dont j’ai parlé : il m’a décomposée par sa douceur, moi qui ne connaissais que la violence. Je crois bien que cette résistance m’avait endurcie dans le présent. J’évitais de me retourner. J’allais comme les bêtes, le nez au sol, en vérité muselée par tous ces mots auxquels je prête ma vie bien davantage que ma voix. J’imagine à présent que je les arrache – oui, il arrive que je m’entrevoie penchée au bord de ma bouche. J’accouche par en haut d’un tas d’organes qui sont des intestins cervicaux, et c’est une façon d’extraire de moi je ne sais quel maléfice qui a soumis le ventre à la tête. Je fais cela dans la douleur, les mains cramponnées à ma mâchoire basse et les yeux remplis, non pas de larmes, mais d’images coulant depuis le fond – le fond d’une mémoire qu’aucune déclamation n’a jamais pu vider de son trop-plein. Je ne suis plus alors qu’un orifice du temps : j’ai ce trou au milieu du visage et je comprends tout à coup que me voilà enfin dotée de l’organe tragique, le même sans doute qui poussait au corps de la pythie quand elle étreignait son chaudron, mais moi, c’est toute la périphérie de mon propre corps que j’embrasse pour qu’il ne se répande pas comme un baquet de sang. Je voulais, chaque fois que je montais sur la scène, je voulais prophétiser une chose qui s’arrêtait dans ma gorge pour laisser passer les mots appris. J’espérais que tout cet appris provoquerait à la fin un entraînement, un jaillissement, l’expulsion de ce tampon de la misère humaine qui, en chacun de nous, est la bonde refoulant la pauvreté ou la déréliction. J’aurais dû jouer autre chose que le réalisme pour venir à bout de la réalité. Je suis une victime de mon époque et de ses directeurs, qui nous mettent un message sur la langue comme les Croisés nous bouclaient sur les reins une ceinture de chasteté. Je revois toutes les trahisons : Ça n’est rien, toi, tu as le génie ! me reprochait je ne sais quel double, qui chuchotait contre ma nuque entre deux sanglots. Je n’ai jamais eu que le génie de ma rage et l’énergie de ma colère. Je me montrais les dents : mon miroir me servait ce défi à défaut de me servir un visage rassurant. Je n’ai jamais regardé une bouche dans le désir du baiser mais dans l’attente de la morsure. Je savais qu’une attente pareille détruisait d’avance la relation, aussi m’en servais-je pour lui donner à chaque fois un tour passionnel, qui m’assurait l’avantage et métamorphosait l’échec en preuve de tempérament. J’ai su exploiter mon propre malheur comme une fortune, ce qui pourrait servir de base à une morale révolutionnaire si l’expérience était communicable en dépit de la faiblesse du langage. J’ai apprécié l’aisance de mes rivales, sans doute parce que je ne l’attribuais ni à leur fonction ni à leur gloire, mais à leur seule nature. J’ai d’autant plus de respect pour le naturel que le mien est fabriqué de toutes pièces, mais quand je pense à la nature de mes rivales, c’est au sens qu’à la campagne on donne à ce mot, et il y sert à désigner la fleur de chair qu’on aperçoit sous la queue des truies. Je n’ai pas besoin de préciser que la vision de cette chose entre des cuisses détestées m’aidait à franchir l’insupportable. J’aurais dû choisir le vice. Je n’y avais aucun penchant sans doute parce que je me forçais déjà suffisamment pour me faire un visage. Je pense à l’homme qui m’a déclaré une nuit : Il y a les femmes que je suce, et puis les autres ! Je faisais partie des autres. Je l’ai jeté dehors mais cette violence ne m’a pas soulagée de l’obsession acquise cette nuit-là d’avoir au milieu de moi une plaie puante. J’ai exigé de tous mes amants que leur langue commence par rendre hommage à cet endroit. J’avais moins le goût de cette caresse que la volonté d’imposer une épreuve, tout en sachant qu’elle relevait d’un fantasme venu de mon enfance, et non pas de cet amant de passage, qui l’avait seulement ranimé. Je me suis contrainte à rendre le même hommage à quelques femmes. Je me souviens avec plaisir de l’odeur de chacune, et j’oublie que je fus payée de retour comme j’oublie tout ce qui, dans ma personne, pourrait me paraître agréable. J’ai dû me pénétrer de l’idée que, pour moi, l’excellence passait par la nécessité d’une reconstruction complète de mon caractère et – pourquoi pas ? – de mon corps. Je me souviens de mon professeur : il me prenait à part, il me répétait plusieurs fois : Comme tu es douée, toi ! et sa voix s’éteignait en même temps que lui passait l’envie de me mettre la main au cul. J’aurais pu la prendre et l’y mettre moi-même, mais j’espérais que mon fameux don finirait par le décider. J’ai eu ma vengeance quand la célébrité m’a parée d’un charme irrésistible aux yeux de ce monsieur, mais je ne l’ai pas exploitée. Je lui ai seulement dit que le cinéma avait fait de moi une image, et qu’on ne baise pas les images : elles manquent de l’indispensable. J’aime les situations qui font battre le cœur, et le silence qui permet alors d’entendre ce battement. J’espère toujours l’occasion d’un moment de rage, qui me jettera définitivement hors de moi. Je pense au visage de ma mère, à ses yeux égarés, à sa langue agitée sans cesse par la même répétition. Je me dis : Tu aurais dans ta tête son hanneton tournant si tu ne t’étais pas servie de la misère commune pour faire de toi une autre. Je vois l’urine couler le long de la jambe et répandre alentour l’odeur de la vieillesse. Je sens alors son haleine de mère sur ma nuque, et la tendresse perdue. Je me raidis. Je vais devant la glace et retrousse mes lèvres pour qu’apparaissent les dents. Je peux l’instant d’après m’en servir pour sourire ou pour menacer, et il arrive que l’extrême proximité de ces deux signes opposés m’enchante. Je comprends alors pourquoi j’ai pu jouer la comédie aussi bien que la tragédie, c’est qu’elles s’avancent l’une vers l’autre sur le champ d’une même bataille. J’attends le face à face qui va tout révéler, mais il ne vient qu’un coup de vent – un coup de vent en tête pareil à celui qui, sur la scène, emporte tout à coup la mémoire, et on ne comprend rien à ce que vous soufflent les camarades parce que la réalité, soudain, a déchiré votre rôle. Je sais que je me contredis : je ne suis pas celle que vous croyez, et je la suis, et je ne la suis pas dans la mesure où je me vois l’être, et tant pis si j’ai l’air d’embrouiller l’écheveau que je me proposais de démêler. J’ai du mal à fixer le moment où j’explose et où les spectateurs s’accordent à me trouver du génie. Je me demande ce que les possédés savent de la possession dans l’instant où elle les chevauche, et qu’ils vont à son allure. Je sais quel plaisir cela fait sans être sûre que la comparaison sexuelle soit adéquate. Je n’ai jamais cherché à me maîtriser tout en souhaitant disposer de cette maîtrise qui me rassurerait – non ! ce fut toujours un risque à courir, et souvent la chute dans un trou. Je suppose que le trou est impressionnant puisqu’il n’a jamais suscité les sifflets : c’est qu’il doit faire vibrer les nerfs d’une jouissance plus saisissante que l’envolée. Je me soupçonne d’avoir désiré faire paraître ce trou plutôt que mes rôles. Je me revois allant au rendez-vous que m’avait fixé une célébrissime et très belle, qui voulait m’honorer d’être son égale, et j’arrive là si défaite qu’elle croit voir la mort ou la folie. Je la regarde me tourner le dos, et je suis Médée coupant la gorge de ses enfants, et je suis la plus forte, celle dont un regard peut glacer le cœur le plus chaud. Je crie, je pleure, je pars : on m’admire et on me plaint parce que la pitié rend plus supportable l’admiration. Je n’aime pas la vie : elle est trop lente ; je n’aime pas ma gloire parce qu’elle est acquise. Je me suis jetée à la tête de ma laideur comme Nietzsche à la tête des chevaux, mais lui, par ce geste réel, signe la perte de la réalité tandis que moi, par mon geste mental, je retrouve la réalité. J’aimerais attacher Nietzsche à mon petit chariot comme fit la Salomé, sauf qu’en le fouettant pour de bon je le garderais de ce côté du monde. J’ai beaucoup de corps, c’est-à-dire une viande assez lourde pour supporter le labour du délire. Je garde pour moi l’aigu, le trop vif, en vérité je les engloutis dans cette profondeur charnelle qui fait aussi bien mon désespoir que ma chance – une chance que je n’accepte pas tout en reconnaissant l’aide qu’elle m’apporte. Je me fais maigre, j’enrage de cette coquetterie ; je bois, je mange, j’enrage de ce laisser-aller. J’accepte un nouveau rôle, j’enrage d’être à cause de lui privée d’un autre. Je prends maintenant la main qu’on hésite à lancer à l’assaut de mon cul, et je lui fais toucher la crème de mon désir. J’enrage de cette vulgarité. J’enrage qu’elle ne puisse d’un coup racheter tous les viols, les tortures, les inégalités, les oppressions, les tracas, le racisme, l’injustice. Je monte sur la scène pour être un piège, une trappe, et je le suis parce que je n’ai pas peur de m’y prendre moi-même afin d’être le leurre et la proie qu’il faut être pour captiver la méfiance de l’adversaire. Je me tuerais là, devant tous, si cela pouvait changer la qualité de la représentation et racheter à jamais le théâtre de n’être pas la réalité : les gens le sentent, et ils m’aiment d’être excessive assez pour braver le bon goût et me porter jusqu’où nul n’ose aller. Je le sais. Je gesticule derrière cette carotte mortelle. Je la promène sous le nez du spectateur qui n’en revient pas de sentir pour de bon passer l’odeur du danger. Je force encore un peu, et voilà que défilent les ombres sur la paroi de la caverne cardiaque, et qu’elles font monter vers le cerveau des tremblements chamaniques. Je pourrais aller plus loin. Je le pourrais quand ces mêmes présences fumeuses s’agitent au milieu des sonorités verbales et plantent sur mes lèvres leur déraisonnable défilé. Je sens leur foulée froide, un léger flocon qui touche et disparaît. Je voudrais passer de même sur toutes les bouches dont je suis le murmure au lieu de tomber dans les cœurs. J’aime que l’on m’aime mais je n’aime pas les raisons de cet amour, aussi m’arrive-t-il de planter mes ongles dans mon front et de tirer. J’ai mal et cela me fait penser au crétin qui m’assurait qu’au cinéma le talent ne compte pas, seulement la photogénie. J’ai eu l’Oscar, à Hollywood, au mépris de la photogénie. Je me souviens qu’Orson Welles m’a téléphoné : Tu es si grande que même avec une barbe, ils t’auraient trouvée très féminine ! Je crois que c’était un compliment. J’avais dans la bouche la poussière de mes vingt ans. J’écoutais le bruit des trois coups qui, chaque soir, cognaient pour la première fois. Je me disais : Qui suis-je ? dans le patois de ma banlieue, et ça n’était pas une interrogation philosophique mais une exclamation d’étonnement. Je vais jouer, ajoutais-je tout bas en contemplant l’envers mité du rideau, qui s’ouvrait en tressautant. Je jouais des histoires de passions contrariées, d’adultères honteux, de midinettes débiles et, dans le même temps, j’apprenais à vivre. Je jouais ce qu’à l’époque j’aurais pu vivre mais dont j’ai fait l’économie en le jouant : cela m’a préservée de la bêtise et de la sentimentalité. J’ai reçu en échange une maturité sans âge, qui est venue me doubler d’une sorte de savoir instinctif. J’ai trop de nez, trop de seins, trop de hanches, trop pour un monde où compte seulement la peau, mais c’est avec ce nez, ces seins et ces hanches que je construis un corps assez souple pour se glisser dans toutes les têtes. Je crois que la beauté n’est pas une chose belle. Je ne crois pas ce que je viens de dire. Je le rends crédible dès que ce n’est pas moi qui le dis mais ma bouche, et cette langue qui bande au milieu pour faire jouir la foule. Je pense au regard dont l’air m’a remplie de douceur, là-bas, dans je ne sais quelle rue indienne. J’ai toujours été la furieuse, la braillarde, l’excessive pour faire rire ou pour faire pleurer. Je ne suis pas une diva, je suis une harpie, un corps plein de griffes et de dents emballé dans de la belle graisse humaine, celle qui fond si bien dans les fours et fait monter vers le ciel la fumée noire qui rassure les dieux. J’ai un tel appétit de vie que je n’aurais jamais pu me suffire à moi-même en n’étant que moi. Je l’ai compris dès mes débuts en poussant la chansonnette : ça plaisait mais c’était trop petit. Je n’ai probablement rien compris du tout : j’ai senti, j’ai poussé d’autres portes qui étaient dans ma gorge ou dans mon cœur ou dans mes yeux. J’avais pour bâtons des hommes que je confonds à présent les uns avec les autres, d’ailleurs qu’importe si je mets la tête de Massimo sur les épaules de Roberto ou l’inverse puisqu’il s’agit de fantômes. Je pense qu’à l’âge qui est le mien, je devrais jouer ma propre vie. Je suis prise d’effroi en y pensant, cela prouverait que je ne suis pas plus celle que vous croyez que celle que je crois être. J’ai peur tout à coup de voir venir une revenante, et je tremblerais devant elle parce qu’elle ne serait ni l’enfant, ni la femme, ni l’amante, mais une espèce d’hydre agitant les mille têtes qui furent d’autant plus les miennes qu’aucune ne l’était vraiment : je les essayais une à une, voilà tout, et elles m’allaient aussi bien l’une que l’autre. Je me vois au sommet d’un grand escalier, le cou posé sur un billot et mille fois décapitée de têtes qui, l’une après l’autre, roulent vers le bas. Je me demande qui peut s’apercevoir que la dernière est bien la mienne, et tout ce sang répandu mon propre sang. J’ai tant rêvé, soir après soir, d’entrer dans le définitif, et qu’il condense enfin l’évaporation de mon énergie dans une belle statue de sel. J’imaginais le dernier soleil tombant au bout du dernier vers et son dernier rayon m’épinglant sur place pour toujours. J’aimais cette image. J’ai proposé à Fellini de la réaliser, mais il s’est contenté de me faire passer dans une ruelle déserte et de me planter là, devant une grande porte de bois. Je le soupçonne d’avoir projeté de me clouer sur cette porte comme une chouette. Je l’ai même provoqué : Vas-y, crucifie-moi, j’ouvre les bras ! J’ai fait le geste, et il a eu ce rire obscène qui change la substance des images en poudre charnelle. Je lui faisais peur : il aimait ça – de loin. Je l’entends : Tu devrais te peigner quelquefois. Je réplique : Avec mon nez, sans doute ! Je vois qu’il est choqué parce qu’il a peur que je me mette à jouer avec des morceaux de mon corps : il m’en détourne en me jetant : Je ne peux pas te mettre dans mes images, tu les ferais déborder ! Je me dis que sa petite vengeance est aussi un compliment, et nous allons boire un verre dans un bouge de plâtre et de carton qu’il vient de dessiner. Je crois que je représentais pour lui une tentation ambiguë parce que mon corps allait dans le sens de ses fantasmes alors que ma langue les dissipait. J’aurais voulu mon portrait en marchande des quatre saisons qu’il fit ce soir-là – il l’a déchiré en déclarant : C’est trop ressemblant ! Je n’ai pas osé prendre sa main coupable pour lui faire toucher ce qu’il laissait chez moi parfaitement sec. Je crois qu’il m’aurait murmuré : Ça ne sert donc à rien d’avoir du génie ! J’ai gloussé doucement à cette pensée, et il s’est plaint : Pourquoi tu ris dans ta barbe ? Je ne sais plus ce que nous buvions. Je faisais semblant de n’aimer que le champagne, sans doute pour chasser de moi la marchande, ses légumes et son accent. J’ai vu tous ses films, il n’y manque que moi, mais c’est évident : j’y aurais été en trop si j’y avais été davantage que la passante d’une scène furtive. Je comprends qu’il m’a traitée là comme une morte, comme une revenante, comme le spectre de sa pensée. J’ai hésité entre « pensée » et « désir ». J’étais bien plutôt le spectre de son désir, mais ce mot m’a fait reculer devant la soudaine conscience qu’il était aussi le spectre du mien. Je suppose que les deux spectres se sont repoussés faute de s’être donné rendez-vous sur l’espace scénique qui convenait à leurs ébats. Je ne m’en étais jamais rendu compte alors que lui avec son intelligence perverse – une intelligence qui était la perversion de la sensibilité – a dû bien vite s’en apercevoir et s’amuser chez moi d’une ignorance qui m’empêchait de comprendre la raison de ses caprices à mon égard. Je l’entends se moquer : Ton truc, à toi, c’est de faire battre les cœurs assez fort pour qu’on les entende, mais ça ne sert à rien au cinéma. J’ai détesté le rire qu’il a eu là-dessus, un rire qui n’en finissait pas de casser de la vaisselle. J’aimerais jouer son rôle quand il sera mort afin de lui arracher son masque de bonhomie : on verrait alors la grimace tragique du type invité chaque soir à dîner avec le Commandeur. Je ne sais pas écrire. J’ai essayé sans conviction parce que ma langue n’est pas faite pour le papier. Je suis trop directe en ce sens que j’ai besoin de la réplique pour faire avancer ma parole. J’ai toujours beaucoup de bruit en moi, des cris, un brouhaha, une rumeur, et tout cela, qui monte spontanément vers ma bouche, ne saurait descendre vers ma main. Je n’apprends pas un rôle, je le retrouve parmi toutes les voix enfouies dans ce bruit, et j’en fais monter le ton afin de l’identifier puis de le tirer de là comme on tire d’un écheveau embrouillé le fil choisi. Je ne sais pas le texte : je sens chaque soir le filet de sa voix particulière devenir la sonorité de la mienne, et c’est un plaisir sans pareil que cette copulation vocale dont les mouvements sont aussi bien des pulsions de sens que des flux de vie. Je ne fais pas battre les cœurs avec du talent : je le fais en m’abandonnant si bien à l’Autre qu’il apparaît en moi. Je deviens sa présence réelle – non ! ce n’est pas assez, je ne suis pas, sur la scène, celle que vous croyez : je suis sa victime ! Je ne lui offre pas que ma voix : je lui offre toute la masse viandeuse avec mes nerfs, mes impulsions, mes circuits d’air et de sang pour qu’il la métamorphose et fasse paraître à la vue de tous un insupportable : Ceci est mon corps ! Je veux ce silence et je veux que le sacrifice y soit visible assez pour que l’apparition triomphante de l’Autre ne dissimule pas que mon corps, sous lui, agonise de plaisir par l’effet de la possession à laquelle il se livre. Je ne suis pas sûre que les spectateurs aperçoivent jamais le fond de l’affaire parce que les mots sont le feuillage bruissant où se dissimule la jouissance, qui doit demeurer mon secret. Je ne suis pas pour la divulgation, et rien d’ailleurs n’est mieux caché qu’au milieu du regard ou dans le vent du nom. Je crie souvent pour que le son sonne l’alerte et annonce que, tout comme Dieu tira Ève du flanc d’Adam, je tire des mots une forme. Je ris de la confusion entre la côte et le côté en regardant ces images, toujours naïves, où l’on voit l’homme accoucher de la femme, celle-ci encore engagée jusqu’à mi-cuisse dans le corps originel, dont le sommeil préserve l’inconscience. Je cherche en vain pour moi-même l’explication du secret que j’agite sous le nez des gens : il est ma force dans la mesure où il m’échappe ; c’est autour de moi une chevelure de sens qu’aucune Dalila ne pourra couper parce qu’elle est invisible. Je sais que le spectateur voit l’invisible mais il ne le sait pas : il ne voit que ma colère ou mon amour ou ma révolte sans savoir davantage qu’ils sont en lui quand il croit les regarder en moi. Je n’ose dire que le spectateur est ma marionnette parce qu’il faudrait alors récrire le paradoxe en l’attribuant cette fois au spectateur. Je pense à mon premier mari – non, ce n’était pas le premier – mais le premier qui soit célèbre et qui m’ait fait jouir. Je n’avais pas jusqu’ici aligné côte à côte ces deux considérations. Je crains tout à coup d’avoir à les rapprocher, d’avoir à me dire, à oser me dire, qu’il m’a fait jouir parce qu’il était célèbre. J’avais un corps étroitement serré sur soi-même à cause de la misère et de ses conséquences. Je voulais ne plus jamais retomber dans cet état, mais un petit succès n’avait pas aboli la possibilité de cette retombée. Je me voyais à tout instant lâcher la rampe et glisser vers le bas. J’avais quelques petites économies, une petite vie et des amours petites : j’avais peur du pas à franchir pour avoir plus parce que j’y voyais aussi bien le risque d’avoir moins. Je continuais à sentir ce que j’appelais la « cuisine », et qui était la salade d’odeurs que composent le rance, l’aigre, l’humide, le moisi, le renfermé. J’imaginais que cela venait de mon sexe, que j’avais là, au plus intime, une sueur mauvaise et qui se répandait. Je ne m’interrogeais pas sur la nature de cette chose répugnante parce qu’elle me paraissait l’épanchement normal d’une puanteur accumulée dans quelque poche interne. J’avais peur de me représenter cette poche que l’angoisse gonflait souvent, et il m’en venait des images épouvantables de main tendue, de prostitution sous les porches, et c’était ma robe de gamine qu’on souillait là-bas dans le noir tout en me déchirant le ventre. J’éprouvais alors le cuisant de la plaie et l’horreur – l’horreur de l’humain qui toujours finit par basculer dans la sauvagerie, le geste crapuleux, le rire méchant. J’avais envie de me cacher sous le lit, et il m’est arrivé de le faire pour fuir la dimension ordinaire du monde et me plier là-dessous le menton aux genoux comme un fœtus qu’on a jeté dans la poussière. Je hurlais sous ma peau et ce cri rentré faisait coulisser dans ma gorge un bout de viande que je prenais pour ma langue intérieure – la langue de la bête silencieuse qui dévore en moi les épouvantes et les douleurs, puis qui en expulse les restes sanglants entre mes cuisses. Je voyais tout cela dans le miroir, cette circulation et cette patience, par le moyen d’une immobilité folle qui faisait doucement frissonner ma peau et lui communiquait une transparence surnaturelle. Je restais là, toute fixe, tétanisée sans doute et plantée dans l’épaisseur de la glace comme si, m’étant avancée hors de moi par la porte des yeux, j’étais devenue la créature de mon propre regard. J’ai rencontré mon mari célèbre parce qu’il chassait d’un théâtre à l’autre le personnage qu’il avait en tête. J’étais ce personnage, et quand l’homme s’est jeté sur moi, je n’ai entendu dans ses explications que le désir violent de m’arracher mon visage. J’ai regardé ses lèvres : deux petites bêtes affamées qui grignotaient l’espace et allaient venir manger à mes yeux. J’ai cessé d’écouter, j’avais peur, et lui, tout à la joie d’avoir trouvé, tout à l’élan de son pouvoir irrésistible, ne voyait rien. J’ai levé les mains, et elles m’ont fait deux grandes paupières, et le noir qui tombait dans ma tête m’a donné le courage de fuir à toutes jambes cet individu qui voulait me prendre. J’ai bousculé des gens, couru avec le bruit du sang dans les oreilles. Je ne savais pas qu’il s’était lancé derrière moi : j’avais qui me talonnaient, non pas un homme, mais toutes les peurs de mon enfance, toutes les fumées par qui les braillements de mes ancêtres étaient montés vainement vers le ciel. Je sentais pendre en moi cette grande loque minable qui, chez les pauvres, sera toujours la moitié de leur pensée. J’ai cru que quelqu’un tirait là-dessus, tirait sur ce pan de misère, quand deux bras m’ont saisie par la taille et soulevée et emportée. Je crois me souvenir – non, c’est une sensation qui remue dans le corps, pas dans la mémoire – que ce saisissement brise net la raideur crispée qui constituait toute ma résistance et qu’il me vient un brusque apaisement. Je suis dans des bras dont la force manifeste m’entoure d’une protection inattendue cependant que l’homme répète avec une perplexité désarmante : Mais voyons, qu’est-ce qui te prend, je suis Rossellini ! Je ne savais pas qui était Rossellini. Je sentais seulement que son étonnement était rassurant et ses bras agréables, si bien qu’il m’en est venu un abandon. Je ne vois aucun intervalle entre l’instant de cette détente et celui où je me laisse déshabiller dans une chambre et, à peine suis-je nue, que la tête de l’homme descend vers mon ventre. J’ai déjà sa langue dans mon horreur, et voilà qu’au lieu de me révulser, elle me réconcilie. Je suis lustrée. Je ne sais pas d’où me vient ce mot. Je le murmure dans ma gorge et mon corps s’éclaircit dans les yeux que l’homme ouvre devant les miens tandis qu’il monte sur moi et, par son assurance communicative, me conduit pour la première fois vers le plaisir. Je ne lui en fais pas l’aveu. Je suis bien trop surprise pour cela, trop brusquement précipitée dans la confiance, et cela donne une étrange souplesse à ma peau, à mes bras, à mes jambes : un état physique et non pas un sentiment. Je passe de cet état à l’amour. J’entre dans la dépendance en même temps que je découvre une liberté qui me délie de mon passé. Je n’éprouve évidemment pas cette dépendance tant elle fait partie d’un bonheur dont l’étendue ne m’apparaîtra qu’à travers ce qui viendra le menacer, et qui prendra le visage de mes rivales, fictives puis réelles. Je comprendrai trop tard que mes fictions ont fini par agacer la réalité au point de faire sourdre de cet agacement la réalisation de mes fantasmes. J’aurais volontiers cessé de jouer, mais Rossellini ne m’aimait que pour avoir aperçu, chez moi, le personnage qu’il cherchait. Je n’ai pas besoin de préciser que ce personnage, à mon tour, m’a rendue célèbre – d’une célébrité qui s’est tout naturellement tressée à celle de mon mari. Je ne me sentais pas célèbre : j’étais dans la continuité du saisissement premier qui se développait à travers la vie commune, le travail commun, le succès commun. Je n’avais pas rompu avec les craintes anciennes : elles avaient fondu et, dans le même temps, toutes les séquelles de la misère. Je ne revois plus cette époque à travers l’intimité de ma mémoire : elle est devenue la suite des images qui se trouve dans les journaux, et que j’ai mémorisée pour qu’il ne m’en reste rien que la vision impersonnelle – la même et pas plus que celle de n’importe quel spectateur. Je dois me mentir, bien qu’il me soit en effet possible de porter sur ces images un regard froid, mais c’est pour la raison qu’elles m’aidèrent à refroidir une vision trop brûlante. Je me sais beaucoup trop excessive, et capable d’accentuer ce penchant par une lucidité qui ajoute de l’énergie à ce qu’elle devrait tempérer. J’ai le cœur percé : sept poignards à la fois lui font une couronne de douleur, et je la vois, cette couronne ensanglantée, dès qu’un peu de passion remue ma poitrine. Je la vois qui cercle mon cœur. Je joue la douleur du monde pour en délier mes spectateurs et pour expectorer la mienne. Je n’ai pas besoin de me la représenter : elle est là dès que je monte sur la scène ou que j’avance vers la caméra, et elle fait si naturellement partie de mes gestes et du tremblement de ma voix qu’on la confond avec moi. Je veux dire avec ma présence, qui est le nimbe dont on conserve la mémoire. Je ris parfois en pensant que ma gloire ne tient qu’à l’enveloppe lumineuse qui met en gloire ma laideur et lui procure ce rayonnement qu’aucune beauté ne saurait donner. J’imagine que mon souffle me fait ce panache de lumière que j’enviais si bien aux saints des églises que je m’exerçais à des élans supposés capables de créer autour de mon visage cette émanation. Je me regardais dans le miroir – le vieux miroir de ma mère au tain si piqueté qu’il semblait couvert de chiures de mouches –, non par coquetterie, mais dans l’espoir de trouver ce que j’appelais le truc des saints. Je savais qu’on ne pouvait l’acquérir par la prière : j’avais suffisamment essayé. Je voyais que l’éclat des yeux était seul comparable, mais comment l’étendre à tout le visage ? Je voulais en ce temps-là devenir une figure. Je ne savais pas ce que voulait dire ce mot. J’avais dû le lire au bas de quelque illustration, et il me plaisait. Je l’associais peut-être à l’expression « sage comme une image » en pensant – qui sait ? – que la « figure » était l’aboutissement de cette sagesse, et qu’elle était le stade précédant l’apparition du nimbe. Je préférais ce dernier mot à celui d’auréole parce que ma mère parlait d’auréoles à propos des taches de sueur sous les bras de mes blouses. Je détestais les taches, toutes les taches, et que le même mot pût en désigner une catégorie particulièrement désastreuse en même temps que son contraire me plongeait dans un bizarre vertige. Je creusais moi-même en moi l’abîme à mesure que j’essayais de concevoir l’inconcevable, c’est-à-dire comment un mot peut contenir à la fois deux sens qui l’un et l’autre se repoussent et s’excluent. Je constatais qu’à vouloir les rapprocher je ne faisais qu’augmenter leur écartement, et il me semble – tant je m’y suis essayée – que j’ai fini par me projeter mentalement dans l’espace de cet écart, au point que l’exercice est devenu un jeu. J’y recours encore dans les moments difficiles, et c’est alors comme si j’avais dans ma tête une bulle-refuge où me voilà soudain à l’abri, le temps de considérer la situation et de m’armer pour la résoudre. Je m’en suis beaucoup servie dans la vie et sur la scène, mais sans jamais compter dessus de telle sorte qu’à chaque fois que je saute dans ma cachette, c’est comme si un mécanisme secret ouvrait pour mon salut une porte inconnue au fond de moi-même. Je me souviens d’une rencontre, devant le buffet du petit déjeuner, dans un hôtel quelconque : il était mathématicien, très solitaire sans doute et de passage dans ce pays, avec un désir depuis longtemps refoulé de parler, rien de plus. J’ai écouté des noms d’escales à venir : Francfort, Vienne, Jérusalem, Hong Kong, Tokyo, Sydney. J’ai rêvé sur ces noms tandis qu’il passait à la géométrie et se présentait comme une sorte d’ingénieur de l’insaisissable tout en poursuivant à propos de machines et de machinerie et de mécanismes enfermés dans une carapace. Je peinais à suivre son anglais jusqu’à cette phrase que je n’ai plus oubliée : Il y a dans toute machine une essence – une essence machinale – et c’est mon travail que de tenter de lui définir une forme dans l’espace de la géométrie… J’ai pensé à ce monsieur qui, autrefois, eût été abstracteur de quintessence, parce qu’il m’a fait entrevoir les dimensions qui s’ouvraient à l’intérieur du mot « auréole » par le travail, pour moi insoluble, de la contradiction. Je me demande si je ne dois pas à un travail semblable le sentiment que j’ai, en jouant, d’exposer ce qui, d’ordinaire, demeure invisible, et que je me représente, non pas comme une essence, mais comme la mise à jour de mes circuits nerveux, de mes plis et replis organiques. Je ne sais plus si j’ai dit au mathématicien que le langage me paraissait plus apte que la géométrie à saisir ce qui était trop aérien pour tenir dans une formule. Je sais en tout cas que je n’ai jamais dit à mon mari célèbre que, depuis qu’il m’avait ouverte au plaisir, j’apercevais certaines pièces de ma machinerie interne, et qu’il m’arrivait même d’avoir le sentiment très net de les donner à voir. Je ne crois pas qu’il aurait apprécié ce réalisme radiographique, lui qui avait tendance à me reprocher mes excès dès qu’ils n’étaient pas au service de sa néo-réalité. Je crois bien d’ailleurs n’avoir jamais été celle qu’il croyait, ni au lit, ni dans la vie quotidienne, ni devant sa caméra, quelle que soit, et je l’apprécie toujours, la perspicacité de son intuition. Je suis responsable, bien sûr, de mes retraits, mais comment expliquer à quelqu’un qui contemple votre nudité, et qui s’en satisfait, que vous n’êtes pas encore vraiment nue ? Je ne sais pas si mes impressions radiographiques relevaient du fantasme ou d’un désir d’exhibition lié à ce besoin d’outrepasser la nudité. J’imagine qu’on traite chez moi d’excès ce qui simplement fait défaut aux autres, non que j’aie rien de plus, il ne leur manque qu’un peu d’appétit ou de révolte. Je vois ma limite, et au lieu d’habiter paisiblement à l’intérieur du talent qu’elle protège ou fortifie, je vais me pencher au bord. J’essaie, sans illusions, de passer par-dessus, mais le talent – tant pis je change d’image – est une peau que l’on ne se retire pas plus qu’on ne saurait s’écorcher de sa propre peau pour s’offrir plus vive. J’ai eu parfois cette illusion, et finalement j’étais encore et toujours enveloppée par cela dont je pensais m’être déshabillée. Je n’y gagnais qu’un peu plus de lucidité décapante, celle qu’on caricature en me qualifiant de louve, de panthère ou de Madame Volcan. Je n’ai de volcanique que la faculté – il faut que j’accepte à la fin de me dire qu’elle est rare –, que la faculté de m’oublier moi-même – passionnément ! Je situe le secret de mon métier, ou son mystère, dans l’oubli de soi, un oubli qui est le couteau du sacrifice indispensable à l’incarnation de ces existants virtuels que sont les personnages. Je pense que, dans mon cas, le sacrifice abolit le paradoxe du comédien. J’avais cinq ou six ans. Je m’allongeais sur mon lit dressé dans un coin sombre. Je regardais le plafond. Je voyais la mer, les vagues jusqu’au ciel, la baleine, les îles, le poisson-scie. Je fermais les yeux. Je me racontais ce que je venais de voir, et cela faisait apparaître les détails : la peau de la baleine, les dents de la scie, le jet d’eau, l’embarcadère avec les palmiers. J’ai raconté ces voyages immobiles à Luchino, quand je le cachais dans la chambre du fond, la chambre noire, parce qu’il était recherché par les Allemands. Je lui ai dit : Fais comme ça, et tu verras la paix ! Je me souviens comme il m’a serré les mains en me disant : Je la vois déjà dans tes yeux ! Je jouais à cette époque-là avec Totò : j’étais comique. Je faisais rire parce que le rire était l’arme populaire contre le fascisme. J’incarnais une chanteuse espagnole qui, je ne sais plus à quel propos, déclarait : Nous voulons la liberté ! Je ne disais pas ces mots en raison des circonstances, mais les circonstances leur donnaient un sens qui soulevait l’enthousiasme. J’ai reçu l’ordre de retirer cette phrase. J’ai fait semblant de ne pas comprendre, puis il y a eu des menaces : une bombe dans le théâtre, qui n’a pas explosé, mais qui en annonçait une autre. Je me demandais ce que j’allais faire. Je me le demandais encore en disant : Nous voulons… et soudain, j’ai crié : l’air pur ! J’ai cru que la salle s’écroulait si grande fut la violence des applaudissements. Je me souviens mal de cette longue suite d’années vécue sous le fascisme. J’ai l’impression d’avoir eu une jeunesse sale, confinée, privée d’air justement. J’avais cette saleté en moi, je ne faisais pas la part des choses : celle de la misère, du régime politique, celle de la société, car tout cela était naturellement indistinct. Je croisais les chemises brunes dans la rue, je trouvais ces gens-là un peu bouffons, comme tous les porteurs d’uniformes : les curés, les portiers, les carabiniers, il n’y avait que les postiers qui trouvaient grâce à mes yeux. Je pensais que l’uniforme fait de celui qui le porte le gardien d’une chose qu’il garde sous ce couvercle. Je me souviens de ma terreur à l’idée que mon ange gardien pourrait lâcher sur moi son couvercle et m’enfermer à jamais dessous. J’enrageais d’être dotée malgré moi d’un gardien, par-dessus le marché invisible, et qui pouvait tout voir de moi, y compris mes pensées. J’inventais des ruses pour dissimuler mes pensées derrière ma tête, mais je savais bien que cela ne servait à rien. Je voyais l’ange rire et se moquer de mes efforts en brandissant son couvercle-bouclier : je boxais l’air en vain. Je crois que l’invisible est la pire oppression, c’est un virus, c’est même le virus par excellence. J’aurais voulu savoir me servir de l’invisibilité, d’abord pour jouer quelques bons tours à mes spectateurs, et puis pour protéger efficacement celui qu’il fallait dérober aux Allemands. Je lui ai parlé un jour de ce désir, et il m’a confié : Tu sais, un nom peut en cacher un autre sans dissimuler pour autant le visage, ainsi j’ai les papiers d’identité d’un certain Alfredo Guidi et ma tête est toujours celle de Visconti. J’ai compris la valeur de la confidence sans en comprendre le motif, sinon la confiance – une confiance faite à la femme et non pas à la comédienne que Luchino n’est jamais venu écouter au théâtre. Je lui dois un beau rôle au cinéma, et cependant je lui en ai toujours voulu de ne pas m’avoir découverte. Je ne sais pas qui j’étais pour lui quand je l’hébergeais : une camarade, sans doute, qu’il fallait traiter avec respect. J’évitais de montrer qui j’étais. Je gardais ma rage pour moi – ma rage devant la lenteur de la vie, qui tardait à changer. J’étais heureuse de jouer régulièrement, d’avoir un public, mais ce n’était pas assez. J’étais sortie de la misère, pas de la mesquinerie : petits rôles, petits cachets. Je ne rêvais pas d’être une vedette : je rêvais d’avoir une vraie vie, sans donner un contenu précis à ce « vrai ». J’ai toujours le même rêve : j’en ai parfois croisé la réalité, comme un fumet qui vient du milieu de la table, et si l’on regarde par là, on n’aperçoit en guise d’apparition qu’un plat de spaghettis au basilic. Je pense à Luchino, qui a trouvé parfois le langage de cette vérité en prenant le risque de souffler dans le regard ce mouvement qu’on appelle la beauté : qu’est-ce qu’une femme, bâtie comme je le suis, a de commun avec la beauté ? Je sais qu’on peut trouver belles ma passion, ma véhémence, mes colères, mes façons de crier, de pleurer, de réclamer l’amour ou l’attention, et quoi ? J’en suis réduite à vivre avec cette agitation, qui la plupart du temps n’est que la moins bancale prothèse de ma douleur ou de mon insatisfaction. Je ne connais de la vraie vie que sa face négative : l’absence. Je me dis que l’humanité se compose de ceux qui peuvent se payer le luxe de manquer de « vraie » vie, et puis de ceux qui se contentent d’avoir une vie – ou plutôt qui s’en contenteraient volontiers s’ils n’en étaient privés par le chômage, le malheur, la maladie. J’admire Luchino d’avoir su promener sa caméra dans les deux mondes, celui de Senso et celui de La terre tremble. Je suis restée en panne entre les deux, en dépit de mon argent, de ma gloire, de ma langue bien pendue et de ma tignasse. Je ne sais où mettre mon cœur parce qu’il avait besoin d’une autre tête, mais que serait-il devenu s’il l’avait eue ? J’ai dit un jour à Fellini : Tu devrais raconter l’histoire d’un corps désaffecté… J’ai vu pétiller autour de ses yeux ses plis de malice : Qu’est-ce qu’un corps désaffecté ? J’ai dit : C’est un bâtiment vide… J’ai frémi à sa réplique : Que fais-tu de la voix humaine ? J’ai soudain entendu ma propre voix retentir dans mon corps. Je ne suis plus qu’une peau en forme de femme, un gant humain. Je me demande comment j’ai pu devenir ce rien qui n’a laissé debout que la peau. Je me reprends. J’ai devant moi Federico et son bon sourire et sa bouche qui m’assure : Je ne pensais pas à ton film, je pensais à ce qui résonne si vivement dans un bâtiment vide. Je n’avais pas, moi non plus, pensé à mon film, le second tourné avec Roberto. Je n’avais pensé à rien de précis, sauf au vide. Je me suis toujours demandé d’où viennent les images, celles qui précèdent les mots, et qui n’ont aucun lien avec le présent de notre pensée. Je vois souvent ma langue flotter derrière les créneaux de mes dents comme une flamme rouge : elle bat au vent d’un orage, reçoit la foudre, la renvoie au ciel. J’aime la tête que j’ai alors, pleine de bruits et de fureur et tout habitée par la tragédie. Je ne sais pas ce qui est en jeu. Je n’ai pas besoin de le savoir. Je suis dans l’élan originel, celui qui donne aux pierres la forme des dieux, et aux hommes la volonté de se tenir debout. Je suis au comble d’une puissance qui met à mes tempes les rayons de lumière que les vieilles images mettent au front de Moïse. Je retombe dans la grisaille du jour et près de moi, rien, pas même les débris des tables de la loi, juste un petit tas de mots dont je pousse la poussière sous le lit. Je donne quelques coups de pied sur le sol pour frapper les trois coups du retour à la réalité, mais où suis-je ? J’ai beaucoup plus de temps pour la solitude depuis que mon visage est devenu la prison d’une conscience muette. Je fais semblant, semblant bien sûr d’être le personnage que chacun croit que je suis. Je me simplifie, me dis-je pour m’y encourager. Je n’en joue que mieux mes rôles parce que je suis protégée contre producteurs et metteurs en scène par celle qu’ils croient que je suis. J’ai seulement peur que celle-là ne se soit incrustée en moi comme une tumeur. Je m’en défends. Je la tiens à petite distance comme on soulève un peu son masque pour respirer sans montrer son visage. J’oublie parfois de me donner ce bol d’air quand je vais au lit avec un homme : c’est qu’il me faut garder la possibilité de m’en débarrasser sur un apparent coup de tête, qui fait partie de l’image qu’on prend pour moi. J’ai de moins en moins besoin de gigoter en compagnie, non que je me suffise à moi-même, mais l’amour qu’on me fait s’adresse rarement à moi. J’aimerais bien pouvoir prier celle que je ne suis pas d’ouvrir ses jambes à ma place puisque c’est elle qu’on veut baiser, malheureusement nous avons les mêmes jambes. Je sais qu’il ne faut pas trop en demander aux doubles si l’on veut qu’ils remplissent exactement leur fonction. Je tâte parfois l’étoffe du mien pour m’étonner de ne rien trouver de palpable. Je devrais dire que je ne me résigne pas à ce qu’un rôle ne soit pas la vie. Je m’engage tout entière en chacun, mais sait-on si l’on est pleinement engagé dans la vie tant que la mort ne vous tient pas à la gorge. J’ai peur quand je monte sur la scène, quand je me jette devant la caméra avec une brusquerie qui choque ou qui surprend. Je vis moins bien que je ne joue. J’oublie que je vis dans le regard de la mort. J’ai bêtement mal au ventre au lieu de sentir dans mon ventre la pointe de la faux. Je ne sais pas deviner la pression du doigt de Dieu dans la torsion d’un boyau, comme si Dieu ne pouvait pincer que les parties nobles. J’avais proposé à Pier Paolo de jouer Esaü et de laisser tomber le plat de lentilles pour une bonne soupière de spaghettis. – Non, m’a-t-il répliqué, on va remplacer la multiplication des pains par une tempête de pâtes ! Je le vois agiter ses belles mains maigres pour mimer le miracle. Je crois qu’il aimait tellement les miracles qu’il risquait la mort chez les voyous afin d’offrir au destin la tentation de sa résurrection. Je me demande pourquoi ça n’a pas marché : Dieu, pourtant, lui devait bien ça, mais Dieu est un ingrat qui ne prend même pas la peine d’exister pour répondre au besoin qu’a de lui l’humanité. Je ne vois que Pier Paolo pour raconter cette histoire. J’aurais pu jouer Dieu s’il avait osé : un Dieu qu’on aurait vu tirer de soi la part féminine, comme il avait obligé Adam à le faire, et chacun aurait compris qu’il tirait de soi le mot charnel de sa propre fin. J’imagine la tête du pape obligé de voir le divin trouver son achèvement dans le féminin. Je rêve. Je rêve que ce féminin entre dans la bouche de Pier Paolo, monte sur sa langue et proclame la naissance du sexe unique. Je me demande ce que Federico, à cette vue, aurait fait des tas de viandes qui lui servaient de déesses. Je pense qu’il est temps que la folie vienne danser sur nos cadavres. J’ai peur que ce monde finisse dans les images, et qu’il ne reste à la surface de la Terre qu’un peu de substance trouble où l’on ne distinguera plus le corps de la fumée. J’ai parfois le sentiment des sauvages, qui flèchent l’objectif afin d’éviter que cet œil rond ne dévore leur âme. J’offre cependant la mienne parce que je partage la perversion générale qui fait de nous la marchandise des apparences. Je ne sais pas mourir quand il le faudrait, je sais tout juste faire semblant d’avoir une vie, puis une autre, au gré d’histoires qui ne sont jamais la mienne. J’exagère : on achète justement mes exagérations. J’ai peu de cul quoi qu’on en dise et beaucoup d’exagération. Je suis une boutique, un magasin, un artisanat d’exagérations, et avec succès depuis qu’en 1945 j’ai su lancer ce cri sublime : Francesco ! Francesco ! Je ne sais plus quelle tête avait Francesco. Je pense qu’il en avait deux : la sienne, et celle que je lui faisais en moi, celle de mon amour, celle de Roberto probablement puisqu’il ne m’avait pas encore trahi pour le glaçon venu de Suède. Je sais que personne n’imagine la brûlure du froid. Je donne cette excuse à ce pauvre Roberto qui agita son nom comme un grelot la première fois qu’il me prit dans ses bras. Je ne saurais lui en vouloir à présent de n’avoir été que son propre personnage faute d’être celui que je croyais qu’il était. J’aimais sa manière de noter plans et dialogues sur des boîtes d’allumettes. Je lui ai dit : Tu devrais les numéroter, et lui de répondre : Penses-tu, je les sens venir un à un comme le pouls de mon action ! Je vois son assurance et sa panique en les tirant par poignées de sa musette. J’ai donc crié : Francesco ! Francesco ! avant de me casser la gueule sur les pavés de Rome. Je ne savais pas qu’on pouvait se casser la gueule avec génie puisque je l’ai fait seulement avec mon cœur. J’ai continué de la même façon, et me voilà maintenant avec ce mal au ventre. Je voulais – mais oui, quand le succès est venu et qu’il ne se distinguait pas encore de l’amour –, je voulais devenir transparente comme ces machines dont les mécanismes tournent dans une boîte de verre. J’aurais voulu qu’on voie tout : les battements, les flux, les élans, les angoisses, et même les sucs, les humeurs, et comment ces sécrétions affectent les organes ou les excitent. J’ai encore ce désir absurde : montrer l’invisible, le démasquer, l’exténuer. Je me dis : Tu voudrais voir ce qui travaille ton ventre ! Je ne me disais pas cela avant la douleur. Je croyais que la douleur dans tous les cas était mentale, qu’elle était pareille à la pensée. Je souffrais et je jouais la souffrance avec le même organe, les mêmes nerfs. Je fais maintenant la différence dans mes tripes. Je mens : j’ai toujours su la faire. Je ne mens pas. Je veux savoir. Je veux tirer de moi cette corde qui est la tresse indivisible de mes douleurs de langue et de mes douleurs de corps. J’imagine la tête de Pier Paolo frappée à coups de planche ou de pierres, et puis poussée sous les roues d’une voiture. Je ne peux me retenir de penser que le bruit mat des coups, que le bruit du piétinement de la terre grasse… J’allais dire ce que justement je me retiens de penser de crainte qu’il n’y ait dans mon ventre un brouhaha de bruits semblables, avec des coups, des succions, tout un clapotis de lèvres bestiales. Je crains de ne plus disposer du moindre espace pour prendre un peu de recul, regarder venir, me jeter de côté, bref jouer ce qu’il me reste de vie… Je crie : Allô ! Allô ! comment vas-tu ? Je vois les belles mains de Jean Cocteau qui tiennent l’écouteur comme un dandy tient le revolver qu’il pointe sur sa tempe. Je pense qu’il est mort en tenant de la même manière son dernier souffle. Je voudrais avoir cette élégance et savoir me saisir ainsi de la chose qui me mange le ventre afin de la considérer à contre-jour comme un bel objet. Je me fatigue à penser des pensées de ce genre pour ne plus me laisser penser par la douleur. Je m’oblige à voir une caverne et des ombres : c’est mon quart d’heure philosophique. Je vois, je mémorise, je me promène là-dedans, je parle aux buées, je leur dis d’aller se faire foutre, je me sens mieux. Je sors de là en ayant perdu le sens des distances, et même la direction de mon visage. J’ai envie de trouver une pierre, de m’asseoir dessus et de sentir que la terre tourne. Je suis persuadée que si j’arrive à sentir ce mouvement, il me le rendra sous la forme d’une caresse ineffable. J’appelle ce toucher précieux, ce bonheur, puis je retombe dans une viande épaisse et lourde. Je ferme les yeux. Je dresse la main. Je la tends à bout de bras parce qu’elle est aveugle et qu’elle se glissera peut-être, en vertu de cette innocence, dans la fente qui doit bien, quelque part, séparer ce qui est de ce qui n’est pas ou du moins ce qui est moi de ce qui ne l’est pas. Je veux dire qu’il est impensable – oui, qu’il est nécessaire que toute limite soit signalée par une forme : bord, bourrelet, couture, cicatrice ou lèvre que le toucher disjoint de sa jumelle. J’ajoute que ce signe est indispensable dans l’universel tâtonnement qu’est la relation du vivant avec la vie. J’ai en moi une ferraille d’émotions, et mon seul souci est de dégager mon cœur de tous ces piquants pour qu’il puisse battre au large. J’ai trop de désir pour qu’il y ait place en moi pour la rancœur. Je voudrais parler avec ma gorge depuis que ma bouche est usée, mais comment y faire descendre la langue ? Je devine dans son acharnement une protestation contre ma propre fatigue, contre tout ce qui me vieillit. Je ne serai jamais lasse d’être. Je dis « être » plutôt que « vivre » parce que j’ai peur de baigner ce mot dans ma salive, peur qu’une ombre aux aguets derrière mes dents ne se jette dessus pour le briser. Je trébuche à l’avant d’une pensée qui ne suit pas, qui se refuse, qui pourrait tout changer. Je l’ai souvent sentie venir et me pousser. Je tends l’oreille à une sorte de suintement sonore dont les gouttes, une à une rassemblées, pourraient me dire ce je-ne-sais-quoi dont j’espère tout. Je crois même, au fur et à mesure que je me tourne vers cette bouche obscure, que je n’ai tant proféré les mots des autres que pour laisser la place libre à une parole qui sauterait sur mes lèvres à l’improviste, et pour cela devrait les trouver libres de toute parole mienne. J’en attendais le message ancestral égaré dans l’infinie décharge parolière qui s’entasse au fond de chaque humain. Je dis sans doute à tort « message » car j’imagine plutôt une empreinte laissée dans la masse sonore. Je pense aux mains sur les parois des vieilles grottes et, cette image en tête, j’imagine dans le fond du fond de l’arrière-pays du ventre un dépôt comparable d’empreintes de langues. Je voudrais entendre ces langues qui ont parlé bien avant l’histoire du langage, les écouter proférer ce que personne encore n’a eu la patience d’attendre. J’espère de leur goutte-à-goutte ce qu’espère l’assoiffé dans le désert des quelques perles de rosée laissées par la nuit à l’unique tige poussiéreuse. Je me demande parfois si la douleur qui grignote mon ventre ne vient pas de l’effort d’une bouche naissante en train de percer là dans le fleurissement de sa petite nature. J’aimerais me reprendre depuis le début. Je veillerais cette fois à rester ferme, à me construire un corps muni partout d’oreilles attentives. Je serais comédienne avec parcimonie. Je me regarderais venir depuis le fond de ma gorge. J’en ferais autant avec la peau de mes yeux. J’éviterais la nuit et ses cavernes qui font sonner le creux autour du cœur. Je boirais tous les matins une dose de petite lumière afin d’avoir un éclat régulier dans le regard. J’aurais des organes sans crasse ni humeurs. Je me demande pourquoi mes rêves n’ont semé que le désespoir de l’irréalisable alors qu’ils sont faits pour le chasser de la tête. Je me souviens d’Ophélie faisant la planche sur la salive d’une bouche monstrueuse : c’est ainsi que me voyait Fellini dans un film qui aurait Shakespeare, non pas comme référence, mais comme horizon. Je lui demande : Que veux-tu dire avec cet horizon ? J’entends claquer sa réponse : Je veux avoir le premier mot, car mon présent est plus fort que tout le passé, et mon film par conséquent plus fort que tout ce qui n’était pas encore lui ! Je le regarde : il rit de tous ses yeux. Je comprends qu’il est sans prétention, qu’il est seulement penché sur l’évidence absolue du présent : le sien, le mien. J’ai le vertige. J’ai cet abîme en moi, qui est tout le passé. Je lui dis : je voudrais entendre les voix qui sont tout au fond les fossiles de la parole ancienne. Je vois remuer ses lèvres : Ophélie, fait-il, nagera sur l’écume du passé. Je devine alors ce que représente la grande bouche monstrueuse tandis qu’elle se referme dans ma poitrine. Je raconte toute l’affaire à Pier Paolo, qui me considère en silence puis murmure : Il faut inventer de nouvelles paupières ! Je dis : Toi, tu pourrais représenter cela dans la simplicité première. Je le vois sourire : Le bâton des mendiants, dit-il, est la meilleure défense des Œdipe contre les Sphinx. Je ne sais pas ce que tu veux dire, dis-je, et je sens que mon visage grimace. Je lis dans ses yeux qu’il n’aime pas ça : Nous sommes pleins, dit-il, de fantômes qui veulent s’épaissir de la chair de la lumière en venant la boire derrière nos yeux. J’aimerais mieux, dis-je, que tu cesses de parler par images. J’ai honte aussitôt de ce reproche, qui pourrait signifier que je n’aime pas ses films. Je balbutie : Tes fantômes ont besoin de gens comme moi pour sortir dans le jour… Je voudrais en dire plus, mais je ne trouve pas la suite. Je le vois qui se penche, qui ramasse une pierre, qui me sourit d’en bas, qui se relève, qui tout à coup lance la pierre contre une vitre où brille un éclat de soleil, qui prend ma main, qui m’entraîne en criant : Viens vite, on va nous prendre pour les voyous que nous ne sommes plus ! Je n’oublierai jamais notre course jusqu’au bout du souffle, ni la douceur de la terre à cet instant, ni l’étendue infinie du présent sous nos pas accordés. Je sais alors que Pier Paolo est à jamais un gamin qui ne pourra pas vieillir. Je serre sa main très fort, je voudrais que nous courions plus vite que son destin. Je suis dans cet instant comme dans le regard de la rue indienne : il n’y a plus de séparation, il n’y a que la limpidité de l’air et cette souplesse angélique qui nous porte. Je quitte ce moment par la porte de l’oubli. J’y reviens trop tard par un retroussement qui fait remonter le voile du temps, non pas vers le sexe de la mémoire, mais vers ma gorge. J’aimerais qu’il reste là soulevé afin qu’il me soit permis de mesurer l’énergie de ma détresse en manœuvrant le nœud coulant que l’avenir serre autour du passé. Je ne savais rien, et cependant je savais tout comme la pythie énonce un savoir qu’elle ne sait pas. Je suis écœurée de la vie puisque chaque jour est un jour en moins. Je l’ai dit un soir à cette Américaine, qui avait de si gros seins qu’elle faisait bander Federico en les posant devant lui sur la table – sauf que Federico ne bandait que mentalement. Je l’ai dit et elle a éclaté de rire en m’assurant : Ce n’est pas vrai pour moi : mon cœur est si fragile que chaque jour est un jour en plus. Je ne l’ai pas vue morte. J’imagine qu’il a fallu ajouter un étage au cercueil pour y loger ses deux collines de lait. J’ai reproché à Federico de ne pas avoir payé ce supplément. Je n’aime pas les morts : l’immobilité leur donne une obstination stupide. Je me souviens d’avoir attendu que ma mère se décide à bouger. Je lui soufflais des : Viens, viens, viens ! pour l’encourager. J’ai entendu soudain dans ma voix la voix d’un amant qui s’excitait en répétant ce mot, et la honte m’a fait rougir. J’étais seule avec la morte. J’attendais que montent d’elle de petites flammes bleues. J’avais lu que les cadavres lâchent des jets d’azote, qui font des feux follets. J’espérais leur flambée, et cela me distrayait de l’immobilité détestable. Je n’ai pas vu la dépouille de Pier Paolo. J’ai décidé que, plus âgée que lui, je n’avais pas le droit d’aller promener ma durée devant sa jeunesse. J’ai médité dans mon coin sur la fatalité. J’en ai conclu que c’est un sujet de théâtre. Je suis donc remontée sur la scène pour crier la trahison, la violence et l’amour. J’ai revu Roberto quand il s’est débarrassé de sa Suédoise : Tu ne changes pas, m’a-t-il dit. J’ai pensé qu’il ne me regardait pas, qu’il regardait seulement l’image vomie sur moi par ses yeux. J’avais pu constater que son talent n’avait pas vieilli, mais il avait, lui, vieilli pour deux. Je lui ai demandé s’il était heureux, et il m’a répondu : Je t’emmerde aujourd’hui et à jamais, dans les siècles des siècles… J’ai ri avec ma gorge : Tu as pris du caractère, j’ai dit, mais tu manqueras toujours d’à-propos. Je souhaite vraiment que tu saches vivre dans le présent comme tu le fais si bien dans tes films. J’ai senti qu’il entrait dans l’écoute parce qu’une bulle de silence s’était formée autour de son visage. J’ai dit : Je t’en ai voulu d’avoir fait de moi celle que je parais être. Je ne t’en veux plus. J’étais capable d’être celle-là, j’aurais donc fini par la devenir un jour ou l’autre. Je suis aussi passionnée dans la vie que sur la scène, la passion n’est vivable qu’au théâtre. J’ai vu remuer ses lèvres, et qu’il hésitait : Tu es une tueuse d’amour, a-t-il fini par dire. Je le sais, j’ai dit, je n’ai pas un tempérament suédois ! Je n’aurais pas dû lui jeter ce reste de jalousie. Je me suis aperçue, pendant que Roberto me tournait le dos et s’en allait, que j’avais encore au cœur un peu de cette ordure. J’ai failli crier à Roberto : Reviens, je n’ai voulu blesser que moi-même parce que ta vue égratignait la vieille plaie. Je me suis rappelé sa susceptibilité, les explications interminables qui ne changent rien. Je venais de tirer le dernier pus de la blessure. J’ai senti se lever le vent, et il passait doucement sur ma mémoire. Je me suis souvenue d’une image – peut-être avait-elle glissé de mes lèvres autrefois sur quelque scène – qui comparait les larmes et la rosée. J’en ai recueilli la fraîcheur en pensant que les souvenirs sont les nuages d’un espace intérieur, qui n’est pas céleste, mais comment désigner la qualité de ce qui possède une voûte et cependant reste sans fond ? Je suis entrée dans cet espace, et j’y étais bien à regarder passer là-haut les ombres de ma vie. Je me suis demandé si jouer, ce n’était pas pousser ces ombres-là sous le vrai ciel afin qu’elles y prennent des formes plus générales, et donc lisibles par chacun. Je crains quelque complaisance dans une façon de voir, qui adoucit les ombres durables pour en faire des nuages éphémères et passants. Je pense à toutes les douleurs qui deviennent de la buée par la grâce d’une expression bien ajustée, et ce sont pourtant des monstres aux gueules saignantes de notre propre sang. J’ai cru que mes excès – pardon, mon caractère excessif – me partageaient entre des sensations ordinaires et une violence qui tirait d’elles des effets démesurés. Je veux dire que j’ai cru pouvoir mettre mon intimité à l’abri derrière mon personnage, comme s’il était possible d’être double sans être déchirée. J’entends Pier Paolo : Aucune différence, dit-il, entre ma tête et ma main, je me verse entièrement de l’une dans l’autre. Je lui demande : Est-ce que tu verses aussi ton regard entièrement dans tes images ? Je l’entends qui me répond sans hésitation : Je ne fais l’expérience d’une forme de vie qu’afin de l’exprimer. Je suis blessée par cette réponse. Je me demande pourquoi. Je dis : Et moi, je suis vouée à reprendre ton expression en me contentant de ton expérience, n’est-ce pas ? Je dois me contenter de tes restes, et même de rechier ta merde. Je ne voulais pas être aussi crue. Je ne trouve cependant aucune raison de me reprendre, d’ailleurs ce qui est dit est dit. Je le vois qui s’assombrit et qui hésite avant de murmurer : Je crois que j’expérimente seulement le fait de vivre, et que l’expression que je lui donne est une sorte de proposition historique que tu peux faire tienne ou pas, selon qu’elle te convient – ou plutôt selon qu’elle correspond à ta propre expérience ou bien qu’elle te demeure étrangère. Je vois que tu es un tyran modeste, dis-je, et que tu me laisses la liberté du ton mais pas des termes. J’ai lâché cela sans réfléchir, et lui a enchaîné si vite que j’ai failli manquer sa réplique : J’ai parfois vu ressusciter le soleil, a-t-il dit, et comme je ne m’y attendais pas, il m’a aveuglé, c’est cela que tu joues à merveille : l’instant où la surprise poignarde le cœur ou les yeux. J’aime Pier Paolo : il ne cherche jamais à se tirer d’affaire parce qu’il se tient à la bonne distance de lui-même, ce qui le rend clair et attentif. Je me sens au contraire toujours prise dans quelque débarras où mes jours s’empilent comme de vieux meubles. Je l’entends ajouter : L’idée de soi n’a pas de raison : quand elle s’exprime, elle détruit la réalité parce qu’il lui faut à toute force la dévorer, mais l’ayant fait elle devient souveraine… Je vois l’ombre des lunettes sous l’œil, les trois rides sur le front, la ride verticale à droite de la bouche. Je vois les cheveux rejetés en arrière, l’ondulation – dans ma jeunesse on disait le « cran », dans la sienne aussi. Je l’entends qui continue : Je ne suis moi-même qu’un simple porte-voix, mais qui a conscience de son rôle, si bien que je n’ai jamais pu être cynique. Je me dis que je ressemble à ce qu’il vient de dire, et qu’il est un barbare, et moi également, et que nous sommes butés, lui derrière son front barré par le destin, moi derrière mon sourire pour photographes. Je n’ai pas assez d’âme, dis-je, et tu ne peux pas me prêter tes ailes. Je ne sais pas ce qui a suivi, mais sans doute m’a-t-il parlé de l’enfer qui, disait-il, est un rêve de poète alors que les charniers, les chambres à gaz et les camps de concentration sont la réalisation d’un poème capitaliste. J’imagine son cadavre traîné dans la boue et dans la fraîche lumière du petit matin : le vent joue dans sa chevelure. Je crois que la boue et la lumière sont inséparables du pouvoir. Je le dis pour avoir parfois senti souffler le destin, et surtout pour avoir vu autour des yeux de Pier Paolo, non pas l’ombre des lunettes, mais la poussière de ses propres cendres. Je n’avais pas su les voir : c’est à présent ma mémoire qui les distingue, et je me dis que toutes les images sont faites de poussière, si bien qu’on peut la confondre avec les cendres. Je sais qu’il n’y a rien d’autre au monde, et que les images sont la juste représentation de la fumée universelle. Je me souviens de ma terreur à la lecture du martyre de je ne sais quel saint : les bourreaux décalottaient son crâne et versaient sur le cerveau palpitant une poignée de cendres chaudes. Je me demandais comment les cendres se mêlent à la pensée du mourant pour former la vapeur de sa dernière prière. J’aurais dû décrire cette scène à Pier Paolo plutôt qu’à Fellini qui, tout de suite, a voulu en faire une bouffonnerie dans les souterrains de sa Roma. Je suis sûre que Pier Paolo aurait tiré de ce fantasme une espèce de rose, alors que l’autre ne délirait qu’entre la graisse et la fange. Je me sentais prise aux seins et aux fesses par sa langue, dont je craignais les enveloppements et les subites moqueries. Je crois qu’il n’est rien de plus redoutable que les acteurs de leur propre vie : ils vous engagent dans des jeux labyrinthiques, et vous avez beau en courir les couloirs, il n’y a pas d’autre issue que leur bouche venimeuse. J’ai l’impression d’avoir mordu à je ne sais quel hameçon appâté d’amour mais mortel. Je l’entends me parler d’une reine nocturne, et c’est moi, la Diane entourée de bêtes humaines qui fredonnent des chansons de chiens. Je me vois me lever, prendre mon arc, poser ma flèche sur la corde, tendre toute la machine tueuse… Je ne sais plus quel était ce rôle promis. J’ai seulement marché pour lui dans une rue, poussé une porte et hop : Bonne nuit ! Je voulais autre chose. Je voulais être Juliette disant à Roméo : Ton nom seul est mon ennemi… J’en ai rêvé, sauf que, dans ma propre vie, c’était mon nom l’ennemi et moi qui étais en moi-même le Capulet de mon propre Montaigu. J’aurais voulu jouer ce combat au lieu d’être la femme qui rentre chez soi et claque la porte sur sa belle solitude. J’aurais pu, peut-être, à la fin reprendre les mots de Roméo : Ne m’appelle plus qu’Amour et je serai rebaptisé… J’en suis venue à penser que le seul bonheur est de s’aimer soi-même : il m’a été refusé par quelque complexion formée dans mon enfance. J’observe, ayant vieilli, que l’humeur qui devrait nous tuer – je veux dire nous pousser vers la mort – fait souvent le contraire et devient une source d’énergie. J’ai cependant beaucoup moins de consistance que n’importe lequel de mes personnages. Je leur dois, il est vrai, d’en être devenu un et, grâce à eux, d’avoir revêtu une peau de serpent qui me va assez bien. J’ai quelque chose à vous dire, une chose que je ne vous ai jamais dite… J’avais en disant cela une voix qui promettait l’orage, et je me chargeais de noirceur pour mieux gronder. Je me vois marcher vers le bord : suis-je Juliette sur son balcon ou bien Ophélie sur la berge de son dernier geste ? J’éprouve à passer de l’une dans l’autre un sentiment de moi si différent : qui suis-je ? J’ai contre ce genre de folie le secours d’aller chez l’épicier et d’acheter du riz et des pâtes pour être seulement moi. Je cherche parfois mon propre caractère dans ma mémoire. Je suis celle que j’imagine être, me dis-je, mais je manque de conviction. J’aime la Duse, la fameuse Eleonora Duse : elle est belle pour deux, et morte. J’aimerais ajouter : elle est également morte pour deux. J’ai moi-même fait tant de choses pour deux, mal sans doute, car les vivants agissent toujours plus mal que les morts. J’aurais dû en faire une comédie : celle de la pauvre vivante qui voulut devenir aussi parfaite qu’une morte ! J’ai mal au ventre, encore une infériorité sur les morts. Je voulais écrire. Je voulais m’ensevelir dans moi, et par-dessus jeter des pelletées de mots. Je n’ai pas réussi : ma langue recrache tout le vocabulaire vers l’extérieur. Je suis encore et toujours surprise par ce qui ne devrait plus me surprendre. Je suis en train de faire une chose très ordinaire, par exemple me laver les mains, et voilà que s’ouvre tout à coup une poche de temps. Je me vois me laver les mains dans cette poche, c’est-à-dire au passé. J’ai donc déjà vu ce que je vois, et je le sais très vivement, mais je sais aussi que je ne l’avais jamais vu dans cet éclairage ou sous cet angle. Je parle de la même manière de mon passé dans le présent. J’ai cette douleur : elle mord régulièrement une partie de moi qui s’appelle « ventre ». Je crois que la mémoire, elle aussi, est un ventre. Je voudrais que ce ventre-là fasse taire l’autre. J’ai connu toute sorte de douleurs : morales, imaginaires, amoureuses. Je les ai jouées. Je les ai subies, supportées, souffertes : c’était du malheur et c’était de la vie – un peu trop fortement épicée ! J’ai marché sous les fenêtres de Roberto et de la Suédoise en criant. Je ne leur voulais pas de mal : je voulais qu’ils me prêtent l’attention qu’ils ne pouvaient pas me prêter sauf à détruire leur affaire. Je voulais imprimer mon sexe sur un voile et leur envoyer cette empreinte. J’inventais des icônes d’amour faites de poils, de salive et de traces gluantes. Je mêlais des images de supplices à des mots obscènes. J’y pense tandis que le poignard invisible travaille en moi cette chose molle. Je crois qu’en se retirant de nous l’enfance nous laisse un corps meurtri qui ne comprendra jamais la raison du changement. Je sens que ce changement ne pouvait conduire qu’à la dévoration de mes entrailles. Je résiste. J’ai résisté au moyen de la passion, de la colère, qui sont des armes insaisissables : ma bouche les brandit, et elles lui échappent parce que les lèvres sont glissantes. Je parle trop. Je parle pour ne pas m’entendre. Je parle pour que ma langue soit plus rapide que la douleur. Je parle pour que les mots mangent le temps, mais une fois dégluti, il s’en va pourrir mes organes. J’en ai mal au cœur, et la réalité me reprend. Je ne sais pas penser. Je n’ai que des élans, qui bien entendu s’effondrent dès que la conscience arrache les pauvres plumes dont j’ai doté mon âme. Je comptais sur la vieillesse pour vivre enfin une continuité paisible, mais je vais mourir à cet âge bâtard où l’on n’est plus jeune sans être encore vieux. J’ose me dire cela pour la première fois. Je ne crois pas, comme le crut un personnage, qu’il est possible d’exorciser la prolifération des cellules par la prolifération des mots. Je ne sais pas comment ma mort va tuer. Je pourrais jouer là-dessus, mais comment me substituer à moi-même dans le rôle de la morte ? Je vois là un beau rôle comique mais qu’il faut tenir dans un jeu tragique. Je devrais convoquer tous mes doubles et les prier de me tirer au sort. Je les entends réclamer ce que j’ai de plus précieux, criant tous à la fois : Ceci est mon corps ! Je m’aperçois que tous mes doubles – pourquoi n’y avais-je jamais pensé ? – ont la même tête, mais qu’ils ont derrière ce visage commun une vie différente. J’ai tort, pas « une » vie puisqu’ils ont tous parasité la mienne afin d’animer leur seule véritable différence, qui est l’accent particulier de leur émotion. Je me demande si cette émotion n’a pas chez tous le même foyer, qui tient à peu près dans cette question : Pourquoi suis-je en vie, et cela vaut-il la peine de continuer ? Je ne la pose plus puisque me voilà tout près de la solution qui la fera taire définitivement au moins dans un cœur, le mien. Je n’y pense plus. J’ai droit désormais à tous les couacs puisque je ne joue plus que pour moi-même la scène finale d’une pièce qui ne sera jamais reprise. Je pourrais me contenter en guise de répliques de ces bruits de la sous-conversation, c’est-à-dire de ces bruits de ventre que je refoule depuis mon enfance. Je n’ai pas besoin d’un interlocuteur : que pourrait-il répondre à la seule phrase que j’ai à dire, et qui est : Je vais mourir ! Je sais qu’un imaginatif trouverait les détours pour égarer cet aveu dans les couloirs d’un labyrinthe où j’oublierais la présence du monstre tapi au milieu de mes organes. Je sais qu’un ami trouverait sans doute les mots du réconfort. Je sais qu’un amant me prendrait peut-être dans ses bras afin de couvrir sa gêne de caresses, à moins qu’il ne se lève et claque la porte. Je n’ai pas encore tout à fait la tête de mon rôle. Je ne suis ni plus laide, ni plus vieille, ni plus défaite sous ma chevelure en loques. J’ai lu quelque part qu’on peut déchiffrer nos maladies dans nos yeux. Je n’y aperçois rien de nouveau. Je me dis qu’au moins le temps passe à ces observations, puis je le regrette parce que le temps, voilà justement ce qui va me manquer ! Je n’ai jamais été avare : pourquoi le deviendrais-je de ma vie ? Je l’ai déjà donnée – j’allais dire : tant de fois ! Je me reprends : ne l’ai-je pas plutôt vendue ? Je me fais mal : tellement vendue qu’il ne m’en reste plus guère… Je suis injuste. Je pourrais aller jusqu’à me dire : Tu as été hors de prix ! Je me souviens d’avoir ri bien des fois à la pensée que je valais si cher. J’ai ironisé, mais à propos d’une autre, et qui ne me valait pas : Ça met à combien le kilo de vedette ? J’entends claquer la réponse : Tu n’as qu’à maigrir, ça fera monter le prix de ton kilo ! Je crois que c’est Luchino qui a eu le mot de la fin : La chair divine est inestimable… Je regarde mon visage dans le miroir : c’est de la chair ! Je me répète ce constat : Je suis en chair, et cette chair – non, je n’ose pas la qualifier. Je pourrais quand même aller jusqu’au mot « viande ». Je pince un peu de cette viande, sous le menton. J’ai l’impression de verser du vinaigre dans mes yeux. Je retire donc mes doigts. Je les sens qui m’embarrassent à présent. J’ai titillé en eux un goût d’autocritique, et les voilà déçus. Je pose la main qui les rassemble sur mon ventre, mais ils n’en retirent aucune satisfaction. Je comprends qu’il y a là trop d’épaisseur, trop de graisse, trop de peau – bref trop de distance entre le mal et la surface. Je voudrais parfois plonger la main, l’enfoncer à travers tout ça, et arracher la chose. J’ai alors des fantasmes de poitrine ouverte et de cœur extrait à pleine main. J’aimerais me payer un sacrifice semblable pour le salut de mon ventre. Je n’arrive pas à me représenter la chose qu’il faudrait arracher. J’éprouve des douleurs, mais elles n’ont pas de forme. J’ai demandé aux médecins s’il n’existait pas un appareil capable de fournir le diagramme d’une douleur, et ils ont souri l’un après l’autre, le plus lâche commentant : Vous n’avez rien de grave, juste un bobo au ventre, et le ventre chez les femmes… J’aurais aimé que cet imbécile poursuive et s’enferre. Je me suis contentée du silence qui est la supériorité offerte par le savoir. Je me suis regardée passer dans le couloir comme une errante. Je suis allée aux toilettes afin de consulter un miroir : il n’y avait rien de nouveau, rien de visible. Je me suis demandé ce qui avait changé en moi depuis que je vais mourir. J’ai cherché en vain. J’en ai conclu que depuis toujours j’allais mourir. J’ai tâté du bout de ma conscience fraîchement requalifiée chacun de ces derniers mots, et l’amertume l’a nettement emporté. Je suis allée demander un sédatif dans une pharmacie : la blouse blanche m’a tendu un tube d’aspirine. J’avais cru le mot assez peu naturel pour me valoir un produit nettement plus extraordinaire. J’ai payé en souriant de mon espoir déçu. Je savais déjà qu’il ne faut demander aux mots que d’autres mots. J’ai pensé au vers de mon ami le poète : La vie ne nous offre qu’UNE chance. Je crois qu’il ajoutait : et UN seul chemin… J’ai répliqué que, grâce à lui, j’en avais eu plusieurs. Je l’entends rire : Plusieurs qui n’en font qu’UN, et tant pis pour les talus que tu as fleuris de tes illusions. J’ai voulu protester en invoquant mes rôles. J’aurais eu tort : beaucoup de rôles mais UNE seule vie, et je vais la perdre. Je découvre l’unité quand disparaissent tous les possibles. Je devine qu’elle m’offre le UN, non pas comme une dernière chance, mais comme une sortie honorable. Je suis vaincue, réduite à un seul corps : je dois prendre conscience de n’être que lui au moment où je voudrais en sortir pour éviter la solidarité finale. Je ne suis plus que moi. Je n’arrive plus à me représenter de l’amitié sur un visage. Je me comprends trop. Je pense encore au poète : La mort, ce n’est pas / de ne pas pouvoir se comprendre / mais de ne plus pouvoir être compris… comprise. Je mets le dernier mot au féminin, et je vois d’où vient l’incompréhension : c’est que me voilà dans les bras de la mort, et que personne ne veut voir ça. Je n’ai plus de partie aimable. Je ne donne à voir que cette chose qui n’a de nom dans aucune langue. Je n’en suis pas encore là. Je voudrais m’y mettre afin de le jouer d’avance et de représenter le personnage que personne n’a pu représenter. Je ferais faire un progrès décisif au théâtre si j’y arrivais, et peut-être à la condition humaine. Je touche ma viande : elle est encore chaude. J’ai une vague satisfaction à la sentir vivante. Je m’en défends parce que cela m’éloigne du rôle excessif et dernier. Je comprends qu’être encore vivant est l’infranchissable obstacle à se concevoir mort. Je touche la peau. Je sens l’épaisseur qui la sépare de l’os, et qui est d’une douce et palpitante mollesse. Je me souviens d’une caresse, de la petite porte qu’elle ouvrait jusque dans le cœur par la grâce d’une ubiquité organique dont mon doigt ne retrouve pas le secret en appuyant sur ma peau. Je sais qu’il faudrait mettre là du froid, et percevoir son invasion. Je m’arrête. Je dois me fixer. Je me fixe. J’attends. Je me rappelle que je faisais venir vers moi celle que je devais représenter. J’ai peur du visage qu’à l’instant je cherche à faire venir dans le mien : c’est celui d’un moi qui n’est plus moi. Je comprends qu’il ne viendra jamais si je comprends qui il est. Je comprends qu’il m’échappe par cette extrémité insaisissable. Je suis fatiguée. Je veux et je ne veux plus. Je sais qu’à l’instant où il deviendra mon ultime visage, je ne saurai plus qui je suis. Je continue à parler trop, à vouloir trop, mais qu’est-ce que ce rôle que nul n’a jamais pu tenir qu’en oubliant qu’il le tient ? Je suis, je ne suis pas… Je n’aurai jamais le droit de dire en toute conscience : je ne suis pas. Je… ne… suis… pas. J’écoute chacun de ces quatre mots qui, un à un, tombent dans le rien. Je comprends ce qu’ils disent et comprends dans le même temps qu’ils ne le disent pas puisque je ne peux pas me représenter dans l’état qu’ils signifient. Je dois me taire. Je déteste ne pas avoir le dernier mot, ne pas être celle qui passe la rampe. Je dois me résigner à être vivante jusqu’à la mort. Je ne me suis jamais résignée. Je ne veux pas me contenter, comme certains, de vivre ma mort. Je veux voir mourir ma vie, et me glisser dans le rôle de la mourante afin de tenir l’agonie à la distance qui en fera mon parasite et non pas mon moi. Je m’aperçois qu’il va me falloir demander aux mots d’être mon silence… Je vois venir une réalité qui n’existe pas. Je vois sa bouche muette. Je vois la chose sans nom et l’inexistence qu’elle dissimule par sa réalité. Je vois que je voudrais revêtir cette décomposition, mais je peux seulement faire un avec elle jusqu’à ce qu’elle m’anéantisse. Je ne suis pas ce que j’essaie d’être. Je ne l’ai jamais été. Je fus le portemanteau de quelques dépouilles célèbres. Je sortais de scène en pliant leur peau sur mon bras. Je la laissais dans le placard de ma loge pour le lendemain soir. J’en gardais parfois un peu pour aller dans le monde : la peau du visage pour la parade, la peau du cul pour la séduction brève et les jambes en l’air. Je gardais toujours la mienne sur ma langue, et c’est ce bout de peau, comme un greffon sur mon arbre de vie, qui me permettait d’entretenir ma vraie nature au milieu de toutes celles que j’empruntais. Je ne joue plus. Je me touche à présent d’une main incrédule. J’enfonce mon index dans mon ventre, puis tout mon poing pour désigner la douleur innommable. Je te ferai un pansement de mots, dis-je, et je me demande si je cite encore ou si je me lance une promesse illusoire. Je ne sais plus quoi faire. Je voudrais tailler dans le vif, couper l’organe, casser les dents de la bouche qui me mange. Je suis devenue impuissante là même où j’excellais car il suffirait de me représenter la chose – le cancer – pour m’emparer de son rôle, le sortir de moi, le rendre impersonnel. Je dois pouvoir le retirer comme je retirais et remettais à volonté ce souffle tellement plus intime, et qui est l’âme ou le caractère. Je veux que mon ventre ne soit qu’un accessoire de théâtre – une prothèse que je m’ajuste pour faire plus vrai, une décoration organique. J’y planterai le poignard d’Othello pour que se vide toute la poche de sanie : Ô bienheureuse canule, dirai-je, que ta colère a plantée pour me libérer de ma boue secrète ! Je presserai mes flancs à deux mains pour activer la coulée. Je laverai enfin le cloaque où s’accumulait le fumier de la vie. Je veux cette vidange. Je veux être propre. Je plante les ongles. Je tire, je déplisse, je balaie, je fais de la lumière. Je racle. Je ratisse. Je place les drains, les pinces, je serre les coutures. J’ai peur d’avoir oublié quelque chose, un germe, un accouplement de cellules, un globule mal blanchi. Je rouvre. J’y mets le poing, je boxe la tuyauterie, je filtre la lymphe. Je sens des menaces partout, des germinations. J’incise. Je sépare. Je lèche. Je recolle. Je ne sais plus. J’ai trop de chair, trop de surfaces, trop de couloirs. Je sens des fuites, des trahisons. J’envoie mes mains partout : elles tâtent, elles sondent, elles poursuivent, elles se découragent. Je veux atteindre quelque chose d’autre que ce petit peu de peau parcouru et reparcouru, bien clos sur je ne sais quoi. Je retourne au ventre. Je palpe. J’ausculte. Je me rassure. Je m’inquiète. Je cherche dans autrefois des raisons de ne pas désespérer d’aujourd’hui. J’attends que ça ne bouge plus, que ça s’éloigne, que ça finisse, que le fini dure, que cette durée se confirme. Je me trouve tout à coup une odeur bizarre. Je n’en suis pas sûre. Je renifle avec précaution. J’espère qu’il n’y a rien. J’ai peur qu’il y ait. Je ne veux plus savoir. Je veux que l’on me rassure, que mon ventre se mette à parler, qu’il nie sa faute et le mal – le mal qu’il me fait. Je me souviens des jours sans problèmes, du ciel bleu, du plaisir, de la fatigue, des paroles douces. Je veux que ma mort serve à autre chose qu’à me faire mourir. J’ai cette ambition, cette prétention scien-ti-fi-que, cette révolte. Je ne suis plus du tout excessive. Je résiste seulement à ce qui veut m’excéder. Je vois les vibrations sanglantes, la tresse viscérale. Je vois les membranes. Je me demande ce que leur folie a semé dans mes cellules. Je retiens mon souffle. Je tends l’oreille. Je ne veux pas manquer le pas silencieux de celle qui approche. Je pensais qu’elle viendrait dans mon dos. Je me mettais devant un miroir afin de la surprendre. Je sais maintenant qu’elle marche en moi. Je vais quand même devant le miroir. Je me penche. Je fixe la surface. Je chasse mon image. Je veux voir le vide. Je veux le voir s’ouvrir tout là-bas et voir, qui monte vers moi, cette ouverture qui va m’engloutir. Je touche mon ventre. Je lui en veux d’être obscur, d’être fermé, d’être si vivant qu’il prend toute ma vie. J’appuie des deux mains. Je veux une vraie douleur. Je veux qu’elle m’obéisse. Je veux me tuer pour mourir à ma volonté, à ma seule volonté. Je ne suis pas celle que vous croyez, et voilà cependant que je vais l’être dès que je ne serai plus. Je me vois diminuer dans les yeux de celle que je vais devenir. Je n’aurai pas le dernier mot parce que ma propre image va le dévorer sur mes lèvres. Je n’y peux rien : on va m’ensevelir dans mon propre visage et m’oublier en le regardant. Je n’y peux rien s’il suffit de n’être plus pour sortir enfin de la douleur et si la fin de la douleur n’ouvre que cette seule porte. J’ai toujours salué avant de sortir : cette fois je le fais bien bas et creuse la terre avec mon front…