...... Nous avons perdu nos illusions, et chacun de nous se croit fortifié par cette perte, fortifié dans sa relation avec les autres. Nous savons cependant que nous y avons égaré quelque chose car la buée des illusions nous était plus utile que leur décomposition. Nous oublions ce gain de lucidité dans son exercice même. Nous n’en avons pas moins de mal à mettre plus de raison que de sentiment dans notre action. Nous aurions dû depuis longtemps donner toute sa place au durable, mais la séduction s’est toujours révélée plus immédiatement efficace. Nous avions toutes les raisons de penser grâce à notre époque qu’une approbation, si elle est massive, ne peut qu’assurer l’avenir. Nous avons vite déchanté sans comprendre d’abord qu’il n’en va pas de l’engagement collectif comme du commerce, et que les lois de ce dernier ne provoquent que des excitations éphémères. Nous n’avions pas mesuré non plus à quel point l’espace collectif, celui que, de fait, nous respirons tous, était désormais dénaturé par ces excitations. Nous voulions initier du partage et de la réflexion dans un espace imperceptiblement orienté par des informations conçues pour intensifier l’égoïsme et satisfaire ses désirs immédiats. Nous avons dû constater que dans ce monde-là chacun est seul tout en étant en nombreuse compagnie, situation impensable même une fois formulée tant elle se dérobe jusque dans son énoncé. Nous sommes seuls parce que nombreux précise un peu mieux la situation tout en l’habillant d’une absurdité dérangeante puisqu’il faut en tirer la conclusion qu’être la majorité ne confère à ceux qui la composent ni le pouvoir d’agir en conséquence ni le comportement adéquat pour l’imposer. Nous ne sommes pas ce que nous sommes est la prise de conscience amère qui devrait en découler, doublée du désir de renverser la situation. Nous devrions, par conséquent, nier notre Nous et tirer de cet acte, non pas la dissolution prévisible, mais un élan de lucidité refondateur. Nous a besoin d’affronter sa défaite parce qu’il s’est formé dans l’exaltation et, chaque fois, en oubliant qu’elle est très périssable, ce qui n’implique pas qu’elle soit illusoire. Nous, ici, faisons silence et contemplons un abîme. Nous fermons les yeux et serrons les dents afin de ne pas prononcer un inutile : Qui suis-je ? Nous savons qu’il détruirait ce qu’il interroge. Nous pensons que notre Nous devrait choisir l’union collective dans le désespoir, mais peut-on faire du désespoir un lien combatif ? Nous se demande ce qui le compose et sent la menace d’un démembrement. Nous faisons face à ce danger puis, l’ayant examiné, nous reconnaissons qu’il n’a jamais cessé d’agir pour nous diminuer. Nous cherchons que faire pour que le Nous soit, par lui-même, tout naturellement rebelle à cette menace en évitant toutefois de la relativiser car c’est une façon de la servir. Nous oublions trop souvent que ce qui nous élève est également ce qui nous fragilise, sauf que le premier mouvement nous masque le risque qu’il suscite, puis il est trop tard. Nous n’osons plus penser à la fatigue des révolutions et aux lendemains qui toujours déchantent. Nous aimerions savoir marcher vers l’action en déchantant, mais qui nous suivrait ? Nous retrouvons, ici, tout à coup, la nécessité de l’illusion, mais n’est-ce pas elle qui fait de nous des vivants et non de perpétuels mourants ? Nous ne savons pas doser l’illusion et la désillusion parce que notre langue ne sait pas dire à la fois oui et non. Nous entrons alors dans une réflexion qui nous mène au bord de l’inexistence, puis de la révolte contre la folle impuissance où nous allons sombrer. Nous ne faisons pas confiance à la révolte car elle n’est qu’un mouvement sentimental tout juste capable de raturer un instant le doute ou la douleur. Nous savons qu’elle ne conforte pas le Nous, qu’elle l’exalte seulement et en réalité le fatigue. Nous voulons trouver une autre porte, un autre couloir vers la constitution de ce que Nous est, de ce qu’il doit être. Nous s’assombrit en lisant au fond de lui l’image d’une origine obscure dans l’ombre de laquelle devraient se concilier organisation et spontanéité : n’y a-t-il pas une irrémédiable contradiction entre ces deux forces également indispensables ? Nous aimons l’élan et son énergie puis nous méfions de leur effet. Nous sommes politiques dans l’élan et seulement critiques dans son reflux. Nous manquons de conscience quand nous souhaitons que la collectivité réagisse comme une personne et agisse comme un groupe uni. Nous rechignons à reconnaître que l’influence qu’il nous arrive d’exercer sur notre entourage est liée bien davantage aux circonstances qu’à la qualité de notre démarche. Nous savons que la remise en question est bénéfique mais beaucoup plus difficile à pratiquer pour le groupe que pour l’individu à cause des susceptibilités. Nous devons parler d’une seule voix pour que notre action soit crédible puis efficace, mais cette unité suppose de résoudre les contradictions en les assumant. Nous sommes naturellement un et volontairement multiple, mais la difficulté est ensuite de faire que ce multiple soit un. Nous voudrions que Nous soit une personne – une personne et non pas un individu – et qu’il soit cependant capable d’affirmer sa diversité sous un seul visage. Nous sommes étrangement paradoxaux dans cette volonté d’atteindre l’unité collective. Nous avons toujours sur les lèvres un Nous de majesté quand il s’agit de diriger une action. Nous passons alors du personnage donnant des ordres à l’individu conscient du collectif et de la nécessité de le convaincre. Nous décidons, nous proclamons, nous rions, nous crions, nous émettons de l’énergie, nous balançons entre la conviction et l’agacement. Nous écartons ainsi les uns et exaltons les autres, qui croient assister au lever de forces capables de changer leur condition. Nous passons alors pour les champions d’une société nouvelle et d’une vie à l’unisson. Nous pulvérisons un instant l’oppression et la vieille fatalité de la servilité naturelle. Nous devinons cet élan de libération dans les regards de ceux qui applaudissent notre défilé, mais pourquoi ne viennent-ils pas tous y prendre place ? Nous chantons plus fort pour effacer ce décalage et, surtout, reporter à plus tard le doute qui finira par venir ravager l’unanimité, puis la détruire. Nous allons jusqu’au lieu prévu pour la dispersion comme s’il était un but, une conquête. Nous plions là drapeaux et pancartes, avalons les derniers slogans tout en distribuant les derniers tracts. Nous connaissons et ne connaissons pas la suite. Nous savons qu’une retombée de l’énergie va fabriquer de la désillusion et diminuer le nombre des visages que compte le Nous, ses voix, son corps. Nous savons aussi que cette retombée, en faisant de la place, permettra que viennent vers Nous des inconnus. Nous pensons parfois que l’invention d’une cérémonie d’engagement ou de confirmation susciterait un Nous plus solide, plus uni. Nous avons de temps à autre chuchoté ce projet et compris qu’il ne saurait être fondé que sur un acte irrémédiable. Nous n’avons pas osé prononcer ce dernier mot, mais bien senti qu’il rôdait au bord de la conscience comme une faute, une menace, un remords. Nous devinons, au moment de la dispersion, que ce projet nous serait secourable et qu’il est urgent de le formuler. Nous n’avons pas idée de ce qui le rend redoutable puisque, justement, il n’est pas formulé. Nous risquons parfois une allusion qui, d’ailleurs, ne concerne qu’un petit nombre d’entre nous, et cela très discrètement. Nous percevons un étrange embarras, l’impression que quelque chose d’essentiel demeure en suspens ou en retrait. Nous attendons que l’un ou l’autre d’entre nous se décide à nommer la chose, tout en sachant que rien cependant ne presse, car une fois dite, la chose provoquera une nécessité pressante. Nous aurions dû réagir au moment où l’un de nous a jeté brusquement le mot « sacrifice », mais seul un silence gêné a suivi. Nous garderons ce mot dans la gorge, a pourtant murmuré l’un des présents. Nous rangions donc pancartes et drapeaux quand un petit groupe de très jeunes gens a crié aux policiers pour l’instant pacifiques : Nous sommes prêts au sacrifice ! Nous avons reconnu, dans ce qui n’était qu’une provocation ou un slogan, un rappel, un reproche. Nous avons échangé des regards « entendus » en réprimant tout commentaire. Nous sentions de l’imminent, du redoutable, mais savions qu’il ne servirait à rien d’en parler car ce n’était pas le moment. Nous partagions la conscience d’être dans l’attente d’une nécessité qui, brusquement, déborderait les circonstances et nous désignerait la chose que nous gardions obscure. Nous avons senti peser tout à coup un silence sous le poids duquel l’une de nos bouches a déclaré : Quand la nécessité bascule du côté du sacrifice, aucune hésitation n’est tolérable. Nous avons laissé le silence assourdir les derniers mots tandis que nous envahissait l’impression d’un manque étrange dont chacun de nous était responsable. Nous avons accompli avec maladresse les gestes du rangement et de la séparation. Nous savions et ne savions pas que les mots de notre camarade exigeaient une suite, et qu’elle était suspendue à une occasion. Nous partagions cette certitude sans que l’un de nous l’ait exprimée. Nous sommes ainsi entrés brusquement dans « l’occasion » sans nous rendre compte que son heure était arrivée et que nous étions déjà engagés dans son espace. Nous avions organisé une manifestation de soutien aux cheminots grévistes que les forces dites de l’ordre réprimaient avec une violence relevant de la férocité tant elles mettaient d’acharnement et de plaisir à frapper, à blesser, à piétiner nos amis jetés à terre. Nous disposions de quelques véhicules du genre fourgons, que nous avions le projet d’interposer éventuellement entre nous et nos ennemis : un policier força la porte arrière de l’un d’eux et y pénétra, mais nos quatre camarades, qui veillaient là en attendant d’entrer dans la bagarre, le maîtrisèrent et l’assommèrent. Nous ne pouvions prévoir que le conducteur démarrerait là-dessus, réussirait à se dégager et ferait soudain du policier assommé notre prisonnier. Nous disposions depuis longtemps d’un lieu à l’écart, une maison isolée, notre quartier de repos très discret dans la campagne : le fourgon se rendit là après s’être dégagé sans aucun dommage et sans que soit remarqué l’enlèvement. Nous n’avons été mis au courant qu’assez tard dans la soirée, tout étant prévu pour qu’aucun message ne permette de repérer notre refuge, lequel, par ailleurs, semblait régulièrement et normalement habité aux yeux du voisinage. Nous n’avions pas remarqué la prise réussie par nos amis et elle n’avait pas encore ému les médias, sans doute parce que la direction de la police ne disposait pas, à cette heure, de la liste des blessés hospitalisés. Nous avons très vite réuni les responsables de notre groupe, quatre personnes, et décidé de garder le prisonnier afin de mesurer les réactions de la police. Nous étions d’accord pour ne rien faire qui puisse alerter l’ennemi cependant que nous vérifierions si la « Maison » était suspecte, chose peu probable car depuis des années que nous l’occupions nous avions soigneusement évité de la compromettre. Nous avons décidé que le prisonnier serait gardé dans la cave et l’avons fait savoir à nos camarades. Nous hésitions à le traiter comme un otage et d’ailleurs en vue de quelles négociations, car négocie-t-on avec l’Ordre ? Nous avons été fort étonnés qu’aucun militant n’ait remarqué l’enlèvement du policier tant la chose s’était faite rapidement et par hasard. Nous nous trouvions ainsi, et soudain, dans une situation inattendue et imprévisible, nous, c’est-à-dire Nous-Quatre, les seuls au courant avec nos camarades du fourgon. Nous éprouvions cette situation comme très étrange car nous voilà, très brutalement, dotés d’un pouvoir que nous n’avions ni prévu, ni recherché, ni même imaginé comme pouvant nous échoir un jour : celui de disposer du sort d’un homme. Nous n’avons pas d’abord envisagé les choses sous cet angle comme s’il allait de soi qu’une intervention extérieure fournirait une solution, mais laquelle ? Nous avons vite compris, du moins Nous-Quatre, vite compris que la seule intervention possible ne pouvait être que policière, et qu’à tout prix il nous fallait l’éviter. Nous n’avions par conséquent pas d’autre choix que de relâcher discrètement le prisonnier ou de le garder. Nous avons alors pris conscience que nous penchions tous pour la seconde option, ce qui fut exprimé avec quelque embarras faute d’oser en formuler les conséquences. Nous étions seulement du même avis sur le fait qu’avant de prendre une décision définitive, il fallait être fixés sur la réaction des forces de l’Ordre. Nous pensions tous que cette réaction ne tarderait pas : ce fut une erreur, mais qui nous fit comprendre que, la disparition du policier n’étant pas publique, le ministère de l’Intérieur avait tout intérêt à attendre que s’en révèlent les raisons. Nous songeâmes d’abord à faire courir le bruit d’une désertion motivée par le dégoût des méthodes de répression, mais il y avait toutes les chances que l’analyse de cette rumeur permette de remonter jusqu’à nous en dépit de nos précautions. Nous avions deux fois par jour des nouvelles du prisonnier par l’un de ses gardiens, qui se déplaçait d’une vingtaine de kilomètres pour éviter les repérages. Nous utilisions nous-même une douzaine de portables différents et évitions les indications et allusions précises. Nous vivions dans l’attente d’un imprévu décisif quand l’un de nous s’indigna tout à coup d’une conduite qui nous mettait tous en danger sans aucune perspective. Nous fûmes alors contraints de faire un état des lieux : pourquoi ce prisonnier capturé sans intention préalable et pourquoi le garder ? Nous sommes tous les Quatre convenus qu’il n’y avait aucune chance d’en faire un moyen de chantage ou d’échange. Nous faisions durer ce débat, chacun pressentant que se rapprochait une zone obscure et difficile. Nous savions que le prisonnier acceptait pour l’instant son sort, quelques drogues et calmants soutenant sa patience. Nous nous sommes livrés longuement encore à ce bavardage, tantôt évoquant un silence piège de la part des autorités, tantôt analysant les derniers débats politiques, et avons fini par reconnaître que nous ne faisions qu’éviter le seul sujet important : pourquoi garder ce prisonnier, le garder dans notre cave ? Nous avons laissé peser un lourd silence accompagné de regards indécis. Nous avons entendu tout à coup ces mots : L’occasion est inattendue, elle restera unique, il faut la saisir ! Nous sentions tous que cet inattendu, cet unique, cette saisie, allaient nous mettre dans l’obligation de réussir un acte exceptionnel qui nous engagerait tous ensemble et à jamais. Nous avons laissé revenir le silence : il vibrait cette fois de notre accord. Nous vivions, sans y penser, la « cérémonie » et l’un de nous a chuchoté brusquement le mot « sacrifice » sans qu’aucun des présents ne le relève. Nous avons mis fin à la séance après avoir décidé que Nous-Quatre irions voir notre prisonnier dès le soir suivant. Nous avons regagné nos domiciles sans ressentir la moindre menace et n’avons pas eu, le lendemain, le temps d’une inquiétude quand une équipe de policiers en civil a occupé brutalement nos locaux et entrepris une fouille générale. Nous n’étions que deux au moment de cette intrusion aussi calme qu’autoritaire. Nous savions que nos trois pièces ne contenaient que les archives du journal, des brouillons, des notes, des correspondances et de vieux numéros. Nous regardions faire les fouilleurs avec détachement quand l’un d’eux crut bon de nous préciser : Nous ne comptons que sur le hasard, lui seul est capable de faire tomber les masques ! Nous n’avions pas d’autre choix que de continuer notre observation silencieuse qui, sans doute, se prolongea deux bonnes heures et se termina par la remise d’un certificat de fouilles et de saisie destiné, nous fut-il indiqué, à récupérer éventuellement nos documents après analyse. Nous avons souri à l’idée que, parmi ces documents, devait figurer notre engagement le plus révolutionnaire, celui, non pas de faire la Révolution, mais de l’épuiser à jamais pour en détruire toutes les illusions. Nous n’attendions nos deux camarades que vers le début de l’après-midi, et pas question de les prévenir de la descente de police car ordinateurs et téléphone devaient être surveillés. Nous avions subi déjà d’autres fouilles et compris qu’elles étaient destinées seulement à nous intimider : il devait en aller de même de celle-ci car notre mouvement et surtout notre journal agaçaient la domination. Nous avons joué un moment avec les divers « nous » que nous mettions en scène : le nous-moi, majesté ; le nous-nous, solidarité ; le nous-quatre, pouvoir. Nous-Quatre ne tardons plus longtemps à nous réunir et à prendre la route en multipliant les précautions, arrêts-surprises, détours, surveillance de qui suit et de qui précède. Nous arrivons à la nuit tombée, garons au plus vite la voiture sous une tonnelle prévue à cet effet et sommes accueillis par trois des quatre qui vivent ici, l’autre tenant pour le moment le rôle du gardien. Nous avons hâte de voir le Gardé, mais retardons cette rencontre pour entendre qu’il va bien, ne s’agite pas et de toute façon ne saurait attirer l’attention vu l’épaisseur des murs de la cave. Nous avons aménagé une sorte de vestibule, dit l’un de nos camarades, pour faciliter la surveillance et éviter tout mauvais coup. Nous allons tour à tour dans ce réduit d’observation : le prisonnier nous regarde sans bouger, assis sur son lit, affichant l’indifférence. Nous entrons tous les Quatre, la cave est vaste et vide, nous avons prévu de simuler un tribunal. Nous ne connaissons pas votre identité, dit l’un, et l’homme nous jette un regard de défi, tête droite et toujours assis. Nous songeons, continue l’un, à vous tuer à coups de bâton afin de vous donner une mort conforme à vos méthodes. Nous n’avons pas le temps d’ajuster ce propos : le prisonnier a déjà bondi sur celui qui vient de parler et l’étrangle. Nous voyons notre Quatrième blêmir, haleter, s’effondrer devant son assaillant avant que nous puissions saisir ses bras, le frapper au visage, à la poitrine, au ventre. Nous le sentons prêt à tout pour échapper à la captivité qu’il supporte depuis quatre jours. Nous sommes dans une mêlée qui n’a pas d’autre sens et d’autre issue que la violence : elle nous soulève et bientôt nous aveugle parce que notre adversaire sait se battre et frappe et n’a plus rien à perdre. Nous comprenons que la situation est désespérée quand le prisonnier arrache et brandit l’un des montants de son lit dont il a sûrement prévu de se faire une massue. Nous regardons tournoyer la chose qui va nous casser la nuque ou nous écraser le visage quand surviennent deux camarades dont les barres de fer font voler la massue puis cognent la tête. Nous ne mesurons maintenant plus rien tandis que les mains empoignent, serrent, enfoncent, déchirent et que les pieds écrasent et que la viande adverse brusquement s’amollit. Nous ne connaîtrons jamais la durée du combat tant en furent démesurées les minutes. Nous sommes debout, essoufflés, en sueur et sales, toujours sur nos gardes alors que l’adversaire ne bouge plus, couché, sanglant, tête éclatée, à côté de l’étranglé qui, lui, se relève lentement. Nous voyons l’un des nôtres brandir sa barre de fer pour en donner un inutile dernier coup. Nous reprenons conscience quand un son assourdi monte du cadavre et ne saurons jamais quel genre de regard nous échangeons alors, avant que la situation ne nous impose ses urgences. Nous regardons un instant l’horreur commise et elle nous calme. Nous déposons le cadavre sur son lit puis ceux qui résident ici vont explorer le jardin pour décider où creuser et cacher la tombe. Nous n’avons pas de quoi être fiers à six contre un, murmure le plus proche du cadavre : Non, cinq, proteste aussitôt l’étranglé qui souffre de ses cervicales. Nous aurions pu le pendre ou le crucifier et célébrer enfin la cérémonie, remarque un autre. Nous soulevons le lit, nous en faisons la civière qui transportera le corps. Nous avons du mal à lui faire passer le vestibule, puis la porte. Nous nettoyons le sang et les quelques traces. Nous allons brûler tout cela pendant que nos camarades creusent un trou dans le grand jardin, loin des voisins. Nous sommes là depuis moins d’une heure, dit l’un de Nous-Quatre pour dire que le temps nous trompe. Nous circulons près du cadavre qui n’est plus quelqu’un, une simple forme couverte, emballée. Nous regardons ailleurs au moment où les nôtres l’emportent. Nous en tuerons sans doute d’autres, dit l’un. Nous devrons le faire avec naturel, fait une ombre. Nous allons et venons, rangeons ici et là sans savoir pourquoi, juste pour être actifs. Nous étalons des provisions pour ceux qui reviennent du jardin et l’un d’eux explique : Nous vérifierons quand il fera jour si les mottes de gazon sont bien réajustées. Nous avons été ce soir des débutants, dit le plus âgé de Nous-Quatre, il ne s’agit pas d’en demeurer piteusement à ce stade mais d’être conscients désormais que nous voilà en guerre. Nous témoignons de notre accord par un silence, puis chacun prend un verre, un bout de pain. Nous aurons le temps de réfléchir aux conséquences : pour l’instant rien ne change en apparence, donc bonne nuit. Nous disposons d’assez de chambres car la maison est grande. Nous sommes debout de bon matin et examinons tout, de la cave où il ne reste aucune trace, à la tombe dont le vague pourtour disparaîtra vite parmi les herbes. Nous débattons en déjeunant de l’action politique qui, toujours, nous parut vaine : ce n’est qu’un vieux pli, une habitude, un réflexe conditionné. Nous venons d’en vivre la fin et le meurtre accompli hier en serait la parfaite sortie s’il avait été délibéré. Nous en concluons qu’il faudra préméditer les prochains pour qu’ils soient justement exemplaires dans la menace qu’ils signifieront à l’adversaire. Nous n’avons pas refait le bilan d’une situation sociale chaque jour plus désastreuse suite aux trahisons continuelles d’un pouvoir qui a réussi à se faire élire sous un faux nom et avec un faux programme. Nous ne cessons de constater que ses mensonges parviennent chaque jour à distancer leur dénonciation, aussi ne nous reste-t-il que la guerre, et nous venons d’opter pour sa violence. Nous n’avons plus qu’à organiser de petits groupes, à les former à la clandestinité tout en affichant l’activité politique normale d’un mouvement d’opposition. Nous voilà déjà loin de ce que nous venons pourtant de vivre. Nous sommes rentrés à Paris dans deux voitures et avons regagné nos bureaux avec une petite inquiétude. Nous n’étions pas plus surveillés qu’auparavant. Nous avons compris qu’un bulletin de recherche du policier disparu donnerait à notre victime une réalité que tout semble lui dénier. Nous trouvons dans ce manque l’incitation à rendre toujours plus visibles nos positions politiques dans la presse et dans les réseaux sociaux. Nous sentons d’autant plus cette nécessité que le pouvoir tente de polariser l’attention du côté des menaces terroristes tandis qu’il spécialise sa police dans leur répression. Nous devons éviter les effets de cette politique, qui peut nous valoir des ennuis interminables, cependant que sa menace perpétuelle met de l’aigu dans nos préparatifs. Nous et nos semblables tirons un avantage imprévu du fait que le pouvoir, ses commanditaires et ses penseurs médiatiques considèrent la révolution comme une guenille démodée, impensable. Nous trouvons derrière ce cliché un abri sans doute provisoire mais efficace. Nous voulons venger le peuple en faisant régner la crainte, sinon la terreur, chez les profiteurs et les licencieurs jamais punis pour les désastres humains qu’ils provoquent. Nous en avons fait un slogan : Pas de pitié pour les patrons ! Nous mettons en avant notre côté Robin des Bois afin d’avoir l’air inoffensifs et de préparer très discrètement notre passage à l’acte. Nous-Quatre expérimentons nous-même la surveillance, les repérages horaires, les itinéraires, les manies des individus à abattre. Nous avons choisi d’abord les mieux gardés : un ministre, un grand banquier, le propriétaire d’un grand laboratoire pharmaceutique, en pensant que ces gens-là représentaient de bons échantillons et que leur observation nous permettrait d’établir des modèles. Nous avons consacré des semaines à ces investigations après avoir, non sans mal, identifié les domiciles, les trajets, les bureaux. Nous alternions les filatures pour confronter les renseignements recueillis et les critiquer. Nous étions souvent découragés en constatant l’insolente tranquillité de ces gens capables de gâcher sans aucun trouble des milliers de vies. Nous parlions parfois de notre victime, pauvre serviteur sans identité que pas un de ses maîtres n’avait réclamé : nous avions tué quelqu’un qui n’était personne. Nous allions de temps à autre dans la maison isolée : pas de traces, pas même celle de la tombe, un crime parfait. Nous avions réussi à notre petite échelle cette élimination que les puissants pratiquent sans en comptabiliser les victimes. Nous prenions plaisir à lire dans la presse des articles intitulés « La colère monte » tout en sachant qu’elle ne monterait pas plus haut que son énoncé tant les médias ont l’art de fatiguer la révolte. Nous pratiquions très régulièrement des « Leçons de désespoir » afin de nous pénétrer de l’échec certain de notre action et d’en nourrir notre obstination. Nous avions compris d’emblée que notre meilleure arme serait le suicide et qu’il s’agissait d’en faire un sacrifice efficace, donc aussi destructeur que possible. Nous imaginions les circonstances capables de servir et de desservir cet acte sans oublier que la réussite tout comme l’échec de celui d’entre nous qui agirait le premier compromettrait ses camarades. Nous aimions rire de ce constat en nous disant que, pour une fois, le contre-pouvoir que nous représentions n’aurait pas à se demander comment détruire le pouvoir sans être tenté de le prendre. Nous avions organisé plusieurs cellules identiques à celle que nous formions Nous-Quatre, et chacune veillait à la sécurité de l’ensemble du groupe sous couvert de relations amicales. Nous cherchions quel explosif assurerait la réussite de notre acte aussi bien que notre disparition. Nous attachions beaucoup d’importance à ce dernier mot car il représentait l’effacement final que nous souhaitions. Nous aimions imaginer le brouillage mortel de nos restes grâce à l’explosion comme un défi aux releveurs de traces. Nous n’avions souffert d’aucune autre descente de la police en dépit du remplacement de notre journal, jusque-là simple bulletin de liaison militant, par un mensuel au titre ridicule et ironique : Le Coco rit haut, qui justifiait nos réunions et nos enquêtes. Nous y dénoncions les méfaits et les trahisons du gouvernement, mais ce comportement ordinaire du socialisme occupait moins nos rédacteurs que la souffrance au travail et l’oppression systématique de ceux qui disposaient encore d’un emploi. Nous nous affichions ainsi en bons militants gauchistes, ce qui n’était qu’un autre déguisement car nous n’attendions rien de cette opposition tant le pouvoir sait miner la révolte en jouant de la servilité naturelle. Nous ne pouvions pas grand-chose contre cette manipulation, sauf souffler ici et là un peu de résistance ou provoquer une commotion subite, un petit réveil. Nous avons pour cela publié trois numéros spéciaux du Coco rit haut, qui firent pas mal de bruit : « Une servilité exemplaire » était le titre du premier qui décrivait l’empressement de notre président de la République à céder aux injonctions du Medef ou du CRIF comme s’il ne pouvait contenir sa tendance à se comporter en valet des puissants. Nous avons fait un montage de ses démissions, en citant simplement la presse, et le portrait du détenteur du pouvoir s’est révélé celui d’un individu toujours aux ordres des riches et de leurs institutions. Nous n’avons rien trouvé pour tempérer cette caricature dont la conclusion ne pouvait être que l’image du galant péteux tapi à l’arrière d’un scooter… Nous avons longuement préparé le numéro suivant : « Gaza, camp de rééducation modèle », où nous apportions les preuves que Gaza n’est pas seulement un lieu d’oppression systématique, mais le laboratoire où un peuple est minutieusement poussé au désespoir sans autre issue que de voir toujours s’intensifier ce qui l’opprime. Nous pensons qu’est expérimentée là, au vu et au su du prétendu « monde libre », une méthode propre à décourager toute résistance par la démonstration sans cesse réitérée de son impuissance. Nous avons logiquement publié ensuite un troisième numéro spécial : « Comment se croire le peuple élu et ne pas être raciste ? », où nous avons donné la parole à l’Union juive pour la paix et à divers membres israéliens du Camp de la paix en regard d’une série de déclarations du ministre des Affaires étrangères et autres excités du gouvernement d’extrême droite Netanyahou. Nous qui, d’ordinaire, tirions à deux ou trois mille exemplaires avons atteint, avec ces numéros, quinze puis vingt-cinq mille exemplaires, preuve d’un intérêt latent. Nous avons trouvé cela plus amusant que significatif sauf que les ennuis n’ont pas tardé, entre les attaques du CRIF et une surveillance soudain sensible de la police. Nous avons joué les pauvres petites souris effrayées par le gros chat et récolté la fragile illusion d’avoir endormi la méfiance. Nous pouvions maintenant faire le bilan de l’observation de nos cibles futures afin de choisir à coup sûr la première. Nous hésitions, persuadés seulement qu’il ne fallait pas débuter par une opération suicide car nous manquions des explosifs indispensables. Nous savions quels contacts pouvaient nous les procurer mais n’étions sûrs d’aucun, l’ETA, par exemple, pouvant fort bien nous utiliser autant comme cobayes que comme cadeaux aux autorités. Nous manquions de crédibilité par rapport à ces grands guerriers et ne tenions pas à nous mesurer à leur vieille importance. Nous ne souhaitions libérer personne, tout juste tuer quelques traîtres ou profiteurs, et le faire désespérément en assumant tous les risques, et cela sans en attendre aucun retour. Nous espérions par contre que nos camarades palestiniens, mis en confiance par nos dossiers, nous fourniraient les munitions et les engins les mieux adaptés à notre ambition très précise et seulement désireuse d’un dispositif capable de faire de nos corps des bombes humaines. Nous désirons que soit réalisée cette bombe vivante en intégrant l’explosif à notre organisme et non en nous ceinturant d’un outil plus ou moins discret. Nous sommes prêts à tout pour favoriser cette invention, y compris à sacrifier l’un de nous pour expérimenter la chose. Nous en témoignons sans pouvoir pour l’instant davantage. Nous faisons le bilan de nos filatures, menées depuis quelque six mois, et il est clair que notre première victime sera un grand banquier fort peu gardé tant il est persuadé que sa toute-puissance le protège. Nous avons pu approcher son chauffeur et principal garde du corps en simulant une demande de renseignements alors qu’il endurait une attente interminable devant les bureaux, puis en jouant de la sympathie. Nous avons appris ainsi qu’aucune alerte n’a jamais troublé patron ni employé, la vie allant toujours le même train avec retour au domicile vers vingt heures, sauf le jeudi où un dîner est donné dans la salle de réception attenante aux bureaux. Nous avons donc décidé que l’attentat serait pour un jeudi soir car le retour dans le quartier bourgeois du XVIIe aurait lieu à l’heure des rues vides. Nous avons choisi puis hésité, non pas à cause des risques, mais à la pensée du cadavre, de l’inutilité, de la fatigue. Nous avons cependant tranché et, ce jeudi soir, une voiture est allée vers les bureaux, d’où partirait notre victime ; une autre vers le domicile : la première devait avertir la seconde au moment du démarrage par un message vide et tâcher de suivre notre futur symbole. Nous étions deux dans la voiture d’attaque et tous deux armés de pistolets munis de silencieux. Nous avons reçu le message vers l’heure prévue et sommes allés nous poster dans une zone sombre un peu en amont de l’entrée de l’immeuble. Nous avons vu arriver presque aussitôt la grosse Mercedes du banquier, et elle s’est arrêtée comme attendu. Nous n’avions pas prévu que le chauffeur descendrait et se précipiterait pour ouvrir la portière, mais déjà nous avancions, armes en mains, et faisions feu à la fois sur le gardien et dans la tête de l’homme en train de sortir. Nous courons aussitôt vers notre voiture et repartons, tout hébétés par la facilité de notre acte et sa rapidité. Nous avions surgi au bon moment, tiré exactement, tué facilement, et voilà que nous revenions dans notre monde comme si rien n’avait eu lieu hors du lieu si limité de notre acte. Nous avons retrouvé comme prévu nos deux camarades, et chacun de nous a fait ce qu’il fallait pour que la vie ordinaire ne manifeste aucune interruption. Nous avons lu partout le lendemain que notre victime venait d’être pressentie pour diriger le FMI, si bien que son brusque assassinat pouvait être imputé aux services secrets d’un État mécontent ou d’un rival trop puissant. Nous étions d’autant mieux protégés par ce soupçon qu’aucune trace n’avait été relevée : le chauffeur, avant d’expirer, aurait dit qu’il avait cru reconnaître l’un des assassins, mais il n’avait pu préciser davantage. Nous avons débattu d’une éventuelle revendication de l’attentat et conclu que mieux valait préserver notre prochaine action. Nous marquâmes pourtant l’événement en publiant dans Le Coco rit haut un « Éloge du cadavre » souhaitant que celui du malheureux banquier, dont la mort était une bénédiction pour les Grecs, soit l’annonce de celui du capitalisme. Nous restions sidérés par le peu d’espace qu’avait occupé dans nos vies un acte aussi grave : que faire de cette démesure ? Nous pensions inutile de débattre de nos états d’âme, et urgent de consolider notre relation avec les camarades ayant enlevé le policier. Nous n’avions jamais cessé de les voir et, le plus souvent, dans la maison du meurtre dont ils avaient la garde. Nous avons débattu avec eux du résultat de nos filatures et décrit l’assassinat trop facile du banquier. Nous avons, en retour, eu la surprise d’apprendre qu’ils avaient fait le même travail d’observation de plusieurs chefs de la police et hauts fonctionnaires de l’Intérieur. Nous sommes tombés d’accord quant à la nécessité de repasser sans tarder à l’action, mais, cette fois, c’est notre tour, firent valoir nos camarades. Nous avons également décidé de convoquer une réunion générale de nos militants dans une salle à choisir selon le nombre des réponses. Nous avons préparé cette rencontre en nous servant du journal cependant que nos camarades pistaient une prochaine victime dont il était entendu que nous ne saurions rien à l’avance. Nous avons trouvé, dans le XIIIe, une salle paroissiale capable d’accueillir trois cents personnes, et tel fut à peu près le nombre de camarades qui vint nous y rejoindre. Nous avons engagé le débat par cette déclaration : Nous sommes un mouvement révolutionnaire, mais nous ne croyons plus à la Révolution. Nous n’y croyons plus pour la raison que l’espoir de changer la vie qui, depuis des siècles, motive des mouvements comme le nôtre a chaque fois été détruit par ses propres animateurs. Nous devrions en déduire qu’il faut éliminer les chefs, mais leur rôle est à la fois indispensable et néfaste, moins néfaste toutefois aujourd’hui que celui des médias. Nous devons prendre avant tout conscience de l’occupation mentale qu’ils exercent et faire en sorte que notre cerveau ne leur soit pas disponible. Nous risquons ici cette question : quel rapport avec la Révolution ? Aucun, sinon que c’est le principal moyen de la rendre impensable. Nous supposerons que, si vous êtes là, c’est que vous luttez déjà sur ce terrain. Nous en déduirons que nous partageons la même opinion et que nous sommes d’accord pour déclarer que le pouvoir, aujourd’hui, a pour arme efficace le remplacement de la culture par la consommation, ce qui réduit la politique à des traités de libre-échange puisqu’elle est entièrement soumise à l’économie. Nous savons que notre pensée – que l’exercice de notre pensée – n’a aucune place dans ce monde-là. Nous vous invitons, considérant cette situation, à participer à notre mouvement sans aucune illusion : notre action est désespérée et c’est du seul désespoir qu’elle tire sa force et sa nécessité… Nous pensions que cette petite mise au point serait froidement accueillie : ce ne fut pas le cas, des groupes d’études se mirent aussitôt au travail pour définir cette valeur nouvelle, le désespoir. Une jeune équipe conçut aussitôt ce slogan : L’espoir ne peut changer le monde. Le désespoir peut tout risquer. Nous avons souri de ce complément imaginé par d’autres : L’avenir est un leurre qui énerve en vain le présent ! Nous achevions de ranger la salle après le départ de tous les participants, quand un camarade a surgi, agité, fébrile. Nous sommes menacés, a-t-il annoncé, avant de parler d’un attentat, d’un ami grièvement blessé. Nous l’avons calmé : il a raconté qu’un haut fonctionnaire de l’Intérieur avait été abattu vers dix-sept heures par nos amis, qu’ils avaient pu s’enfuir, l’un d’eux blessé par balles. Nous ne pouvions rien qu’espérer vite des nouvelles. Nous avons entendu des sirènes, croisé des patrouilles, supporté les hurlements de haut-parleurs maudissant les terroristes. Nous avons regagné nos bureaux : ils étaient silencieux et tranquilles. Nous entendions des communiqués donnant le nom de la victime, abattue dans les toilettes du Palais de justice par des inconnus, qui avaient pu disparaître après un échange de coups de feu avec un garde pris trop tard de soupçons. Nous entendions que la recherche des coupables était près d’aboutir. Nous entendions la même chose encore et encore tandis que la nuit avançait. Nous avons soudain perçu le bruit d’un message et lu ces trois mots : Michel est mort. Nous sommes rentrés, chacun chez soi, et l’un de nous a jeté le portable dans la Seine. Nous avons su le lendemain que le haut fonctionnaire n’avait pas été abattu dans les toilettes du Palais mais dans celles d’un bar proche où il avait ses habitudes. Nous avons su également que la voiture de nos amis stationnait si près que Raymond avait pu y précipiter Michel, blessé à la poitrine, et la voiture filer aussitôt vers la banlieue avant sirènes, contrôles et barrages. Nous apprendrons plus tard la fin de Michel dans la voiture qui devait servir à le sauver et son enterrement aussi discret que celui de notre première victime. Nous n’avons pour l’instant qu’un souci : savoir si notre système de cloisonnement est efficace, et il l’est en effet. Nous pensons que notre volonté fondamentale de détruire les illusions protège nos actions dans un monde où la dissolution de tous les repères sociaux se double du perfectionnement continuel des systèmes de surveillance et de répression. Nous regardons pourrir les restes de la gauche et fleurir les idées de droite tandis que devient populaire le seul parti de ce bord-là que tous les autres ont cru marginaliser. Nous sommes étonnés que son succès soit couramment attribué à la popularisation des idées réactionnaires alors qu’il doit bien plus au réveil, généralisé par la crise, du vieux besoin d’un salaire en progression et d’un avenir assuré. Nous savons trop que ce temps ne reviendra pas tant que l’économie tiendra le pouvoir, c’est pourquoi nous avons choisi de désespérer et non de berner. Nous faisons partie de ces transfuges qui ne supportent pas d’être des privilégiés et font le choix de la dissidence, de la marginalité, de l’absence de domicile, de l’alcool, de la drogue. Nous préférons la perdition au salut, les actions désespérées aux bons placements. Nous avons fini par animer un mouvement à la suite de rencontres, de discussions, d’engagements ponctuels, de déceptions liées à la prise de conscience que les grandes manifestations organisées par les syndicats n’avaient pour seul dessein que de fatiguer notre révolte. Nous avons à présent des bureaux, un journal, des dizaines de sympathisants, qui nous masquent d’une sorte de normalité militante. Nous ne saurions afficher comme référence principale les trois meurtres qui résument pourtant le vrai sens de notre projet : faire que tous les profiteurs et serviteurs du régime libéral se sentent un jour en danger. Nous en sommes réduits, dans un premier temps, à dissimuler nos actions pour que le résultat n’en soit que plus frappant et suscite la peur. Nous savons que cette peur, qui nous rend dangereux, nous rendra de plus en plus vulnérables. Nous avons perdu notre premier mort, Michel, et ne saurons que plus tard qu’il a été enseveli dans un pâturage de l’Aubrac, où une pierre anonyme représente le seul repère de sa tombe. Nous n’avons pas souffert de la frénésie policière excitée par la mort du haut fonctionnaire, mais cela n’est en rien rassurant et nous incite à redoubler de précautions. Nous avons quelques bonnes nouvelles côté explosifs : nos correspondants ne désespèrent pas de réussir à charger un corps comme on charge une cartouche ou un obus. Nous poursuivons, bien entendu, les filatures et soignons la formation d’un autre Nous-Quatre, qui réunit de jeunes militants pressés de passer à l’action directe. Nous redoutons qu’ils ne manquent de prudence mais leur transmettons le résultat des observations concernant un autre banquier : logement, habitudes, trajets, horaires de travail et de réunions, comportements, protection. Nous apprenons son assassinat la semaine suivante et constatons que l’autre Nous-Quatre mène sa journée comme à l’ordinaire. Nous lisons quantité de gros titres et assistons bientôt à un débarquement policier nous réclamant des comptes à propos d’« Éloge du cadavre ». Nous faisons part de notre surprise d’être lus à contretemps, mais mieux vaut tard que jamais, n’est-ce pas ? Nous récoltons menaces d’amendes et de garde à vue, fouilles, saisie de liasses de brouillons et : Ceci n’est qu’un début ! nous est-il signifié à la fin. Nous apprenons bientôt que le gouvernement va aggraver les lois antiterroristes et renforcer la garde des personnalités. Nous félicitons les jeunes Nous-Quatre de leur influence sur la politique de la nation, mais aucun ne réagit à cette allusion, qui manque d’humour. Nous admirons cette distance tout en remarquant que la réussite du meurtre rendra plus difficiles les prochaines éliminations. Nous avons d’ailleurs dû supporter de nouvelles investigations de la police, qui perçoit bien que notre territoire est douteux sans y découvrir ni traces ni liens. Nous sentons grandir l’obligation de frapper un coup décisif : l’heure est-elle arrivée du suicide de l’un d’entre nous ? Nous voulons que ce suicide soit une fin et un début : bref, un exemple. Nous ne trouvons aucun secours dans le désespoir car notre raison de choisir la mort n’est pas, en soi, désespérée même si nous ne pouvons que désespérer de l’effet qu’elle produira. Nous devinons bien que traîne toujours à l’arrière-plan de nos actions le désir d’un gain d’humanité. Nous avons cessé de penser sacrifice et cérémonie, mais la préparation de chacun de nos attentats relève de la cérémonie et se termine bien par un sacrifice. Nous sommes gênés par ce constat, qui introduit une surcharge de valeur où nous souhaitons seulement distance et nudité. Nous voici tout à coup devant un étrange abîme en essayant de nous représenter non pas la mort de l’Autre – l’avons-nous d’ailleurs jamais vue, vraiment vue ? –, non pas la mort de l’Autre mais la nôtre quand nous appuierons sur le détonateur. Nous devons faire face ici à cette étrange évidence : nous n’aurons pas le temps de mourir. Nous n’en aurons pas le temps à cause du passage instantané de la vie à la mort. Nous sommes là devant l’impensable par incapacité d’imaginer, de concevoir le passage, la transition, mais comment glisse-t-on de la vie dans la mort ? Nous n’aurons qu’à nous souvenir, dit l’un, de cette jeune Palestinienne qui n’avait que dix-huit ans quand elle appuya sur le détonateur de sa ceinture d’explosifs, et dont la foule acheva de déchiqueter le cadavre au lieu de comprendre un acte de désespoir qui engageait toute la société. Nous n’avons pas envie d’accepter l’évidence que tout acte terroriste est un acte désespéré, et qui ne survient finalement qu’en désespoir de cause. Nous aimerions nous le représenter comme un lavement radical qui vide le corps de toutes les sottises politiques pour n’y développer que la seule résistance, et avant tout la résistance à l’avenir – aux illusions de l’avenir. Nous sommes pressés par le désespoir parce que la politique prétend depuis trop longtemps vouloir changer la vie alors qu’elle désespère seulement nos valeurs vitales : il est temps que nous retournions contre elle ce désespoir au prix de nos vies. Nous éprouvons là une urgence, et d’abord celle de supprimer quelques oppresseurs dissimulés sous des visages respectables. Nous ne relevons d’aucune filiation, ni du côté des nihilistes, ni du côté des anarchistes, juste de quelques ressemblances. Nous inventons, et sans doute maladroitement, une protestation dont l’originalité tient à son complet désintéressement. Nous ne rêvons pas du pouvoir mais de l’anonymat. Nous ne voulons pas tuer au hasard pour semer la terreur et déstabiliser : nous voulons au contraire sélectionner des victimes exemplaires parmi ceux qui oppriment sans apparaître et prospèrent dans l’ombre. Nous abattrons aussi quelques-unes de leurs marionnettes gouvernementales, qui jouent à exercer un pouvoir dont l’apparence ne leur est que déléguée – et qui pratiquent ce jeu avec une complicité criminelle. Nous avons été plus efficaces en tuant deux grands banquiers que nous ne le serons en abattant un ministre ou un chef d’État, mais notre action doit en passer par l’un ou l’autre de ces meurtres pour devenir symbolique et peut-être même populaire. Nous entrons dans cette période préparatoire, et il est capital pour la suite de notre projet de nous masquer mieux que jamais. Nous affectons par conséquent d’agiter les vieux oripeaux gauchistes dans notre journal comme devant nos militants, tout en les assaisonnant de propos discrépants, comme disaient autrefois nos amis lettristes. Nous avons ainsi publié un article tournant en dérision toute forme d’engagement politique puisque les révolutions n’ont porté au pouvoir que des régimes répressifs. Nous terminions par un QUE FAIRE suivi d’un large blanc, suivi d’un énorme point d’interrogation. Nous avons affiché ces deux mots et le ? à la une du numéro suivant, le tout souligné par un large blanc au-dessous duquel venait cette proclamation : La politique est la solution qui prive de solution tous les conflits sociaux. Nous vous proposons d’en finir avec la politique et de faire appel au seul désespoir. Il faut désespérer tous nos contemporains au lieu de les illusionner avec des promesses ou des produits virtuels. Le désespoir est la seule issue qui donne sur l’absence d’illusions, donc vers l’action directe… Nous avons retrouvé le succès avec ce numéro et reçu une convocation à la Préfecture de police : là, deux personnages visiblement importants nous ont expliqué que notre journal pourrait bénéficier de soutiens confortables s’il continuait sur ce ton propre à décourager l’opposition. Nous avons ri avec eux et déclaré que, pour l’instant, il valait mieux en rester à ce qui est le propre de l’homme. Nous avons par la suite réfléchi à cette offre et pensé qu’elle nous donnerait sans doute accès à des lieux où un attentat aurait de fortes résonances. Nous visions plus haut sans aucun moyen d’y atteindre. Nous espérions que les recherches de l’explosif idéal progressaient, mais sans ignorer qu’il s’agissait entre nous d’un leurre puisque, finalement, nous n’aurions le choix qu’entre nous faire tuer et le suicide. Nous supportions mal cette période d’attente et la qualifiions ironiquement de « vestibule » en pensant à celui de la cave-prison. Nous étions dans un égarement qui démontrait combien il nous était plus facile d’écrire ou de parler que d’agir. Nous avons pourtant une bonne petite pratique ! s’est exclamé l’un de Nous-Quatre, mais dans le silence pensif qui a suivi chacun a revécu l’immense disproportion entre l’acte pratique et la vie ordinaire. Nous avions jusque-là bénéficié d’un enclenchement naturel entre nos activités militantes, nos filatures et la chose décisive : la mort même de Michel n’avait pas réellement perturbé cette succession. Nous n’avons plus de but, a dit l’un, faute d’avoir choisi notre prochaine victime qui demeure idéale. Nous avons tristement partagé l’évidence que vouloir frapper l’État au sommet demeurait pour l’instant un choix sans identité. Nous avons revu les « agents doubles », étiquette dont nous avions paré les deux personnages de la Préfecture de police, et ils nous ont fait cette fois une étrange proposition : Vous n’avez sans doute pas remarqué, nous dit l’un d’eux, que les meurtres des deux banquiers n’ont pas été revendiqués. Nous souhaiterions que vous souligniez ce fait dans votre Coco en vous étonnant que des actes aussi importants soient privés d’une signature qui les rendrait bien plus significatifs… Nous avons promis d’envisager, lors du prochain comité de rédaction, un communiqué qui leur donnerait satisfaction. Nous sentions, bien évidemment, qu’un piège nous était tendu, qui nous obligeait en tout cas à répondre positivement à la demande. Nous ne pouvions écarter la crainte d’être soupçonnés de complicité dans ces meurtres et cherchions en vain quels indices risquaient de nous en accuser. Nous savions que la disparition même de Michel n’avait pas été dénoncée tant sa vie intime se limitait au groupe de « la Maison ». Nous pouvions compter sur la discrétion de tous nos camarades, y compris des moins impliqués, mais la police n’avait-elle pas infiltré parmi eux l’un de ses agents ou ne disposait-elle pas de moyens de surveillance impossible à détecter ? Nous avons toujours été vigilants et multiplié les précautions : restons par conséquent méfiants sans crainte et préoccupons-nous seulement du prochain Coco. Nous avions en projet un dossier : « Éloge du Medef », n’était-ce pas celui qui, justement, voisinerait le mieux avec le communiqué dont nous avions la commande ? Nous avons tous voté pour ce voisinage et rédigé le communiqué en ces termes : Le meurtre du président de la fameuse Coopérative des Banques a préservé la Grèce et quelques pays pauvres d’un nouveau tyran qui, élu à la tête du FMI, allait renforcer contre eux l’oppression capitaliste. Pour une fois, cet homme a été expédié chez les morts avant de pouvoir nuire aux pauvres vivants pour la satisfaction des riches. Ses assassins ont heureusement récidivé en tuant le directeur de la Bank of Nations, qui rapportait des fortunes à ses actionnaires en spéculant sur le blé, le riz et les nourritures de base. Nous regrettons que les peuples ne puissent manifester leur reconnaissance aux justiciers anonymes dont l’action les a provisoirement protégés tout en modérant, nous l’espérons, l’ardeur de leurs successeurs… Nous avons envoyé ces lignes à nos commanditaires et reçu, au lieu du refus attendu, un satisfecit nous assurant que, pour ce communiqué du moins, la provocation était de bonne guerre. Nous n’avions plus qu’à mettre au point le dossier prévu, c’est-à-dire à exécuter le montage d’une masse de citations prélevées dans la presse des deux dernières années, toutes à la gloire de l’action du Medef pour les entreprises, l’emploi, la sauvegarde de l’industrie et des acquis sociaux. Nous avons simplement, face à cet éloge du désintéressement patronal, publié les chiffres mensuels de la hausse constante du chômage durant la même période. Nous aimions ce travail journalistique et notre Coco qui donnaient de la réalité à nos volontés militantes, cependant une fatigue lentement nous venait, dont nous hésitions à reconnaître qu’elle avait le goût du désespoir. Nous devrions nous envoyer en mission, a plaisanté l’un de Nous-Quatre, et un autre a remarqué : il est temps d’expérimenter la mort ! Nous pouvons nommer la « mort » et ne pouvons pas l’expérimenter : c’est le seul état absolu car on n’en revient pas ! Nous l’évoquons parfois en pensant à l’attentat final que, pour l’instant, nous sommes incapables de concevoir faute d’en fixer le lieu et les circonstances. Nous avons peur, non pas de tuer ni d’être tués, mais de mourir pour rien. Nous avons été sidérés de découvrir entre nous la hantise de ce « pour rien », et qu’il représentait une limite contre laquelle notre volonté se fracassait. Nous avons ri, d’un rire bien jaune, en nous avouant que nous étions de bien mauvais désespérés, car le désespoir devrait nous faire considérer ce « pour rien » comme le résultat le plus souhaitable de nos actions. Nous avons, bien à propos, trouvé dans le courrier du jour ce billet fabriqué avec des mots découpés dans un journal et collés à la suite : Les tueurs anonymes vous remercient de les inviter à la reconnaissance populaire, mais leur donneriez-vous à l’occasion un coup de main ? Nous avons apprécié l’ironie de cet appel à la complicité qui pouvait venir de la police aussi bien que de camarades ou de lecteurs moqueurs. Nous avons également reçu nos cartes de presse, attention probable de nos « agents doubles » décidés sans doute autant à nous normaliser qu’à nous compromettre. Nous voici dotés d’un attribut qui nous met au pied du mur, fit celui d’entre nous qui avait ouvert l’enveloppe et faisait la distribution, et quelle étonnante précision dans nos identités : nous sommes bien fichés ! Nous aurions dû réclamer à nos « agents » le sens de cette mise au pied du mur, chacun de nous comprenant bien que cette carte allait nous donner accès à des lieux propices à la suite de nos actions. Nous avons envoyé un merci à la Préfecture et joint une photocopie du billet reçu. Nous n’étions pas du tout préparés à l’annonce, deux jours plus tard, du meurtre du directeur d’un grand laboratoire pharmaceutique que nous avions filé tout comme les banquiers lors de notre entraînement : aucune signature et une moindre excitation des médias et de la police, juste des menaces du ministre de l’Intérieur. Nous en concluons que la réussite est parfaite, qu’elle égale la nôtre, par conséquent silence et voyons plutôt ce qui pourrait nous servir du côté du ministre. Nous allons à deux écouter sa conférence de presse : estrade, micro, beau salon, colère feinte et public blasé. Nous avons, à l’entrée, présenté nos cartes de presse, et ni contrôle ni fouille, juste une exclamation méprisante à la lecture du titre de notre journal : ah, des Belges ! Nous avions pourtant des ceintures munies de plusieurs boîtiers : un test pour juger du contrôle. Nous avons eu droit à une assistance mi-mondaine et mi-professionnelle, deviné des gardes du corps, compté les poses du ministre, qui a multiplié les attitudes martiales pour débiter des lieux communs sur son engagement à combattre le terrorisme afin de protéger les entreprises et les citoyens. Nous étions curieux du lien qu’il établirait entre ce meurtre et celui des banquiers : il n’y fit aucune allusion, mais quand la parole fut donnée à la salle, un journaliste du Manifesto demanda si cet assassinat n’était pas une « récidive ». Nous espérons alors que le ministre va rendre ce mot moins allusif : il se contente de répéter que, en accord avec ses confrères européens, lui et ses services sont là pour combattre et protéger… Nous rentrons quelque peu dépités par la vanité de cet exercice de propagande, mais séduits par le fait qu’il réunit bon nombre des responsables de l’occupation mentale que subissent nos contemporains. Nous en débattons longuement avec nos camarades et finissons par conclure que, nous qui refusons les attentats collectifs et les victimes innocentes, nous avons toutes les raisons de penser que pas un innocent ne fréquente ces conférences de presse. Nous butons alors sur l’évidence que nous préparer à cet attentat, ce n’est pas seulement prendre la décision de tuer mais également celle de mourir, du moins pour un ou deux d’entre nous, selon la décision finale. Nous décidons de la prendre tout de suite et de passer au tirage au sort. Nous découvrons ainsi, chacun pour soi, qu’il vaut mieux sauter immédiatement à l’extrême quitte à refaire ensuite le chemin jusqu’à lui dans l’intimité. Nous devons, pour commencer, faire quelques petits gestes pratiques, et d’abord découper quatre morceaux de papier, inscrire sur chacun d’eux l’un de nos noms, les plier, les jeter dans un gros cendrier vide, les considérer un moment, entendre une de nos voix dire : Qui commence ? Nous hésitons quelques secondes, le temps qu’une autre voix dise : Nous pourrions réunir nos quatre mains et les tendre à la fois vers un billet, puis un autre ! Nous rions avec soulagement et nos quatre mains saisissent un premier billet, puis un autre. Nous venons de conjurer le mauvais sort – ou la mauvaise pensée – en lui opposant l’amitié. Nous ne déplions tout de suite ni l’un ni l’autre des billets tirés. Nous partageons soudain la conscience d’une mise en commun jusqu’alors inconnue, qui est peut-être de l’émotion ou peut-être de l’humanité. Nous devinons que cette partie-là était, d’ordinaire, brutalisée, censurée, étouffée par notre souci constant du collectif. Nous venons, à l’inverse, de plonger dans l’instant particulier : son espace nous enveloppe soudain, il est incommensurable, sa démesure et son exaltation nous libèrent. Nous le sentons et bientôt ne le sentirons plus. Nous devinons dans cette perception la ressemblance entre eux de tous les instants. Nous n’avons pas le temps de la formuler, pas le temps de comprendre que sont semblables cet instant et celui de notre mort. Nous regardons nos mains se séparer dans un ralenti invisible car il a lieu dans l’espace de l’instant qu’il déchire et qu’il disperse. Nous devrions, un centième de seconde, en voir pendre à nos doigts les lambeaux comme notre vie pendra – une fraction de seconde équivalente – aux éclats de notre corps. Nous aurions dû retenir de la photographie la démesure de l’instantané. Nous ouvrons le premier billet et lisons B, le second et lisons P, car le reste des prénoms est écrit en lettres minuscules. Nous vivons tous dans un temps compté, dit B, mais n’en avons conscience que de loin en loin. Nous sentons un élan, puis sa retenue, et notre vieille solidarité frémit. Nous avons jusqu’ici tué sans bavures, sauf le chauffeur, dit P, et c’était entre nous une règle : pas d’attentats aveugles. Nous allons changer de tactique en nous attaquant à une conférence de presse. Nous n’y tuerons aucun passant, réplique B, mais seulement des individus impliqués dans la circulation du pouvoir. Nous posons mal le problème, dit le Taiseux, qui ne tient pas seulement au choix des victimes, mais au choix de la violence. Nous avons fini par habiter une situation, dit B, qui ne nous laisse pas le choix. Nous en sommes arrivés à n’avoir comme solution alternative que de traiter un mal par un autre, et sur quoi débouche cette situation : sur un abîme. Nous ne pouvons ni changer la nature du pouvoir ni la détruire : nous désirons simplement lui nuire. Nous avons toujours déclaré que nous agissions désespérément, ce qui nous conduit à chercher un reste de sens dans des gestes excessifs. Nous avons jusqu’à présent échappé à la police, moins par nos précautions que par le refus de tirer de nos crimes un quelconque pouvoir. Nous tuons pour que des gens vivent mieux, ce qui est absurde et, en effet, désespéré. Nous avons besoin de commettre ce mal pour que soit révélée l’absence de bien. Nous désirons que soit flagrante cette absence dans un monde où ne compte que l’intérêt de quelques-uns. Nous voulons rendre sensible la métamorphose systématique du mal économique en ce bien pervers baptisé « croissance ». Nous savons, là encore, que notre entreprise est désespérée. Nous n’aimons pas en arriver à ce constat. Nous avons proclamé que le désespoir était le levain volontaire de notre action alors que nous y sommes acculés par la duplicité de notre époque. Nous essayons d’en rire en disant : Enfin un beau sujet d’actualité pour notre Coco ! mais les visages demeurent sombres. Nous n’avons même plus l’excuse, autrefois courante, de mettre la violence au service de lendemains qui chanteront car, à l’évidence, la technologie va permettre de neutraliser toute opposition par une castration mentale généralisée. Nous évoquons la Palestine où la résistance n’a jamais cédé au mensonge de tout l’Occident, mais quel avenir dans un camp de concentration ou derrière un mur ? Nous devons nous en tenir à nos urgences : trouver les explosifs adéquats, nous préparer à leur utilisation. Nous devons voisiner plus consciemment avec la mort. Nous, peut-être, est ici un collectif un peu abusif : nous n’y renoncerons pas, tant nous restons solidaires dans l’organisation de notre mort à défaut d’en partager l’instant. Nous devons passer à un entraînement pratique, et cela ne va pas sans ironie puisqu’il s’agit de fréquenter les lieux et les cérémonies propices à notre prochaine action. Nous établissons un parallèle moqueur entre une certaine mondanité, soudain nécessaire à notre projet, et l’obligation de collectivité qui règne entre nous au détriment de l’intimité de chacun. Nous n’avons jamais pu cantonner le Nous depuis qu’il nous exprime. Nous avons trouvé un abri et une assurance dans le partage de cette expression, parfois une censure, dont les inconvénients sont très inférieurs aux avantages. Nous avons su, de temps à autre, mettre ce confort en question en nous comparant aux bons petits « camarades » si bienpensants que leur morale militante les rendait incapables d’articuler une critique et surtout de la penser. Nous n’en serons jamais là, disions-nous, et d’ailleurs l’ancienne pensée unique des Soviétiques avait beaucoup moins d’emprise que l’occupation médiatique plus prenante que toute idéologie. Nous avons songé à faire un dossier sur la différence entre la vieille propagande politique, qui autrefois violait les foules, et la médiatisation qui se contente de vider les têtes pour fabriquer des cerveaux disponibles aux invites de la consommation. Nous accumulons preuves et témoignages dans l’espoir d’une somme décisive. Nous suivons quelques conférences de presse, toujours à deux, et découvrons que c’est une cérémonie fréquemment utilisée pour se donner de l’importance, mais bien sûr ne font du bruit que celles, bruyamment annoncées, du Premier ministre et du Président. Nous aimerions viser aussi haut, sans développer cette illusion. Nous suggérons à nos « agents doubles » qu’une invitation à Matignon confirmerait la valeur de nos cartes de presse, et elle nous arrive à la première occasion. Nous avons droit à un parfait numéro de détournement du sens social par le jeune ambitieux déguisé en socialiste, mais les formalités d’accès à la salle nous enlèvent tout espoir de réussir ici notre projet. Nous faire prendre à l’entrée aurait en plus pour résultat de valoriser ledit ambitieux. Nous prenons conscience que toutes nos activités vont à l’encontre de cette « culture du désespoir » que nous prétendions développer et, plus grave encore, que le « Nous » en est la négation active. Nous prononce en effet une entente collective qui va dans le sens inverse du mot d’ordre lancé à nos camarades. Nous voulions en finir avec l’illusion grâce à la pratique du désespoir, mais la pratique obstinée du Nous exprime en soi une sorte d’espoir naturel : celui d’une solidarité non tributaire de ses propres échecs. Nous en sommes là d’ailleurs, fait remarquer P, avec désormais l’obligation d’articuler la contradiction entre l’optimisme de notre amitié et le désespoir qui guide notre action, pourquoi ne l’avons-nous jamais fait ? Nous manquons de vigilance dans ce domaine, sans doute pour en déployer trop dans d’autres – non, car notre liberté en dépend. Nous devons ce sursaut de conscience à l’effort tout récent d’aller au-devant de notre fin : il nous reste à en témoigner. Nous allons le faire par un tract qui sera envoyé à tous les participants de la réunion que la mort de Michel a estompée, et nous publierons également cette mise au point dans notre journal. Nous la rédigeons tout de suite : Nous avons fondé notre union sur ce constat : Nous sommes un mouvement révolutionnaire, mais Nous ne croyons plus à la Révolution. Nous vous avons proposé de résoudre cette contradiction par le désespoir, qui entraîne la perte des illusions et l’action directe. Nous prenons conscience que, dans le temps même où nous activions cette pratique, nous n’avons cessé de faire appel à une solidarité combattante dont le NOUS est l’incarnation. Nous fonde ainsi un corps collectif dont le sens chargé d’espoir contredit l’orientation désespérée donnée à nos actes. Nous devons par conséquent articuler cette contradiction avec l’autre, celle qui nous fait agir en révolutionnaires sans croire à la Révolution. Nous croyons que cet exercice, en quelque sorte ascétique et en tout cas désintéressé, est créateur d’une capacité de résistance qui sera notre apport dans un monde que le culte de la consommation pousse à toujours davantage de servilité. Nous lui opposerons donc une solidarité désespérée… Nous avons donné à cette déclaration la forme d’une lettre expédiée à tous les participants de la Rencontre et, pour la plupart, devenus nos militants. Nous continuons à débattre de ces contradictions qui ne cessent de déborder sur nos relations et sur notre engagement. Nous ne remettons pas en question l’attentat suicide : nous interrogeons une fois de plus sa violence et en quoi elle est ou non une réponse adéquate à celle du monde. Nous allons la payer de ce qui passe pour le bien le plus précieux de chaque homme : sa vie. Nous mesurons la valeur très relative de cet argument par rapport aux vies que nous détruirons, sans parler de la manière dont notre mort sera dénaturée. Nous évoquons une fois de plus les attentats suicides des Palestiniens et leur vanité face à la machine de guerre et de propagande d’Israël. Nous valorisons bien sûr ce qui est vain car cette qualité lui confère naturellement un caractère désespéré. Nous sommes insatisfaits par cette conclusion car nous cherchons moins à témoigner de notre désespoir qu’à émettre une protestation exemplaire. Nous hésitons devant ce dernier adjectif un peu trop optimiste et nous demandons si le coût humain de notre futur attentat le rendra significatif à défaut de le justifier. Nous allons au mieux tuer quelques complices du système : journalistes, hommes politiques, policiers, ce qui entraînera, au lieu d’une réflexion du système sur lui-même, uniquement une répression aveugle. Nous devrions, pour être efficaces, enchaîner une suite d’attentats suicides, mais non, cela autoriserait le système à jouer le défenseur de la société. Nous pouvons tout au plus compter sur l’effet de surprise que produira notre attentat, le premier de ce genre dans notre vieux pays ! Nous cherchons quelle faille pourrait ainsi apparaître dans la masse des masques et des mensonges. Nous ne faisons que piétiner dans l’arrière-pays d’un monde où la culture se confond avec la consommation et celle-ci avec la succession interminable des images. Nous sommes-nous jamais fixé un but qui ne soit pas qu’occasionnel ? fait B brusquement. Nous n’avons eu, en effet, que des buts ponctuels, mais cela ne va-t-il pas de pair avec le désespoir ? Nous buvons une tasse de silence quand – heureusement – arrive ce message : Les tueurs anonymes vous signalent qu’ils ont récidivé ! Nous pensons d’abord à ce qui nous dérange le moins : une plaisanterie, ou bien une réponse moqueuse à notre toute récente lettre aux militants. Nous sommes dans nos bureaux, et il est tard. Nous sommes fatigués par l’exercice d’une réflexion sans issue. Nous finissons par consulter un site d’informations continues et, là, nervosité, crispation, gravité tandis qu’est lancée et relancée la nouvelle de l’assassinat du secrétaire général de la FFT (Fédération française des travailleurs), grand syndicat jaune bien connu pour son penchant à faciliter les mesures antisociales du gouvernement. Nous sourions en écoutant l’éloge du cadavre par le ministre du Travail, puis les divers faire-part de déploration rédigés par les directions syndicales, qui feignent de s’indigner d’un crime inexplicable dans le climat politique actuel si propice aux négociations. Nous voici de nouveau confrontés à la violence et à son sens. Nous poserons d’abord, dit B, quelle que soit notre conclusion, qu’il n’est pas question de revenir en arrière quant à notre projet. Nous avons tué, nous avons probablement formé des tueurs, nous n’en avons aucun regret sans avoir pour autant la conscience tranquille. Nous sommes d’ailleurs persuadés que nous devons à cette intranquillité toute notre différence avec les criminels des multinationales, de Tsahal et des diverses dictatures financées par nos belles démocraties. Nous collons très volontiers l’étiquette « meurtre » sur nos actes aussi bien pour éliminer l’illusion que pour revendiquer leur caractère désespéré. Nous raisonnerons à partir de ce dernier point pour souligner que nous recherchons moins une protestation qu’une réplique à la violence en utilisant son propre langage. Nous n’avons le choix qu’entre la guerre et la soumission. Nous partageons tous, mais le plus souvent inconsciemment, le sort des Palestiniens devenus le peuple élu de la déréliction. Nous répondons à la guerre par la guerre parce que c’est le seul moyen d’éclairer la situation et de dévoiler son visage de violence et de mort. Nous comprenons enfin que rendre la Révolution impensable ne fut qu’une manière détournée d’assurer la victoire de la contre-révolution et de ses acquis antisociaux. Nous parle ici pour Nous, et qu’importe si la réflexion intime vire au discours en se partageant : il faut ce partage pour éprouver à quel point l’ennemi nous presse et combien toute opposition est désarmée par l’élection d’une gauche aussitôt passée à droite. Nous savons que ce nouvel assassinat n’est pas une victoire, tout juste la tentative de tordre la langue du pouvoir dans sa propre bouche. Nous savons bien que, même tordue, celle-ci n’en restera pas moins de bois, et d’ailleurs à quoi servirait qu’elle crache une vérité qui ne se distingue plus du mensonge ? Nous perdons notre temps, dit P, à jouer aux concierges du désastre : nous allons activer nos préparatifs et passer aux travaux pratiques. Nous prenons d’abord un plaisir pervers à expédier à nos « agents doubles » une copie du message des Tueurs anonymes, puis bonne nuit. Nous recevons le lendemain l’invitation à une conférence de presse du ministre du Travail en hommage, bien sûr, au syndicaliste abattu : Quelle belle occasion perdue ! regrette B, je vais reprendre les contacts. Nous savons que les contacts en question se sont fortifiés grâce au numéro du Coco consacré à Gaza, mais la position de nos correspondants est très nette : Nous sommes parfois des terroristes par désespoir, jamais comme premier choix… Nous avons discuté cela, mais comment partager les réactions de victimes perpétuelles de l’arbitraire, de l’humiliation, de l’injustice, du racisme et de la brutalité coloniale ? Nous pouvons vous entraîner, ont-ils dit, et nous avons senti que nous marquions un point avec cette réplique : Comment s’entraîner à la mort sans mourir ? Nous avions mis en rapport avec eux les jeunes membres de l’autre Nous-Quatre, qui peut-être en avaient reçu des armes. Nous n’entretenions avec eux que des relations militantes à propos de la rédaction du journal ou des manifestations : appels, tracts, organisation. Nous n’avions jamais projeté avec eux aucun assassinat ciblé, comme les désigne sans honte la légalité totalitaire israélienne, et nous ne les interrogions jamais sur leurs activités clandestines. Nous avions eu de la chance dans les nôtres et eux aussi probablement dans les leurs, mieux valait ne pas les comparer. Nous étions cependant au bord d’une action très différente, qui allait amputer notre groupe, et donc la rédaction et le reste : ne fallait-il pas les mettre au courant au lieu de les jeter dans l’événement ? Nous sommes tombés d’accord pour les prévenir et, comme nous préparions pour cet après-midi une réunion de rédaction qui allait nous rassembler, décidé que ce serait l’occasion. Nous avons été surpris par l’effet immédiat de cette décision qui officialisait soudain pour Nous-Quatre la fin prochaine de deux d’entre Nous, et représentait à l’avance leur faire-part mortuaire. Nous commençons la réunion par le tour d’horizon habituel des réactions suscitées par le dernier numéro, puis faisons circuler l’invitation à la conférence de presse du ministre du Travail et, brusquement, exprimons notre regret de ne pouvoir en faire l’occasion d’un attentat spectaculaire en hommage aux « tueurs anonymes ». Nous observons les Quatre et les devinons perplexes, en attente. Nous précisons que cet attentat, deux d’entre nous le préparent mais manquent encore du matériel nécessaire. Nous ajoutons que la confiance que nous avons en eux nous pousse à leur confier ce projet qui aura pour conséquence de les obliger à plus de responsabilités dans le journal et le mouvement. Nous voyons leur trouble passer très vite à une adhésion chaleureuse que suivent des propos en apparence très décalés : Nous ne sommes ni du côté de la vengeance ni du côté de la justice, et nous appelons « meurtre » ce qui l’est même si nous n’avons fait que retourner son arme contre l’ennemi sans invoquer pour autant la légitime défense. Nous pensons que la violence n’est jamais légitime mais qu’elle nous met devant un choix très primitif : mieux vaut être le survivant que la victime. Nous avons remarqué depuis longtemps que la violence n’est légitime que pour ceux qui l’exercent en disposant des moyens matériels et légaux de la rendre imbattable et sans risques. Nous prenons au contraire tous les risques quand nous la pratiquons, ainsi pour le banquier que vous savez et pour le syndicaliste dont nous avons été les tueurs anonymes et très prudents comme vous pouvez en juger en découvrant notre acte. Nous avons prévu, nous aussi, un attentat suicide sans imaginer que vous alliez également dans cette direction. Nous en avons beaucoup débattu parce que, s’il nous appartient de choisir le lieu et les circonstances, nous ne choisirons pas cette fois nos victimes, qui peut-être seront toutes innocentes. Nous avons même ranimé entre nous le vieux débat : peut-on traiter le mal par le mal ? Nous n’allons pas répéter que les Résistants sont les seuls à se poser le problème, et pas le pouvoir qui torture et massacre. Nous envisageons l’attentat suicide comme un sacrifice, celui de notre vie, ce qui lui donne un caractère absolu, qui annule le débat. Nous avons d’ailleurs compris, une fois notre décision prise, que ce débat était un piège : le pouvoir ne cesse de lui échapper par son cynisme, nous ne cessons de nous y laisser prendre par notre souci moral. Nous voici engagés dans des aveux réciproques, ce que nous interdisait la prudence. Nous menons des vies qui se croisent, ici, pour des raisons en un sens officielles alors qu’elles s’isolent pour mener des activités clandestines qui sont leur région privée. Nous sommes au bord de provoquer une confusion entre ces deux parties. Nous en avons débattu entre nous et conclu que nous devions vous confier notre prochain projet pour la même raison qui vous a conduits à nous confier le vôtre, sauf que l’annonce en était quelque peu prématurée. Nous pensons, comme vous, que la conférence de presse du ministre du Travail, à cause de la raison qui la motive, est l’occasion de porter un coup décisif à ce gouvernement calamiteux. Nous y ferons notre attentat suicide car, étant à l’origine de ce qui la motive, nous avons pu prévoir les moyens nécessaires. Nous avons pu vérifier que nos groupes étaient efficacement cloisonnés puisque la police n’a jamais pu remonter jusqu’aux auteurs de nos différents assassinats. Nous supposons que, cette fois, il pourrait en aller différemment vu que nos cadavres seront identifiables. Nous restons là-dessus silencieux un long moment, les uns parce qu’ils ont tout dit ; les autres parce que leur surprise est moins vive sans doute que le sentiment désagréable d’avoir perdu l’initiative et donc le pouvoir. Nous qui avons toujours cru diriger le mouvement, nous prenons soudain conscience que de très graves décisions peuvent s’y prendre sans notre intervention. Nous réagissons avec une question idiote : Êtes-vous sûrs de votre équipement ? Nous avons pensé que le meurtre du patron de la FFT entraînerait cette conférence de presse et prévu notre attentat comme une suite logique. Nous espérions mieux que ce ministre-là, mais l’enchaînement du meurtre et de l’attentat sera frappant et significatif. Nous pensons la même chose sauf que nous ne pouvions prévoir le meurtre. Nous, dit B, sommes très impressionnés par votre avancée méthodique qui, probablement, exclut notre participation car vous avez dû tout prévoir, mais qu’avez-vous envisagé pour la suite ? Nous participerons tous les quatre à l’attentat et, par conséquent, il n’y aura pas de suite. Nous ferons le nécessaire pour ne pas vous compromettre, ni nos camarades, ni le journal… Nous gardons tous le silence, un long moment, et le lieu, la situation, notre relation, tout devient d’une irréalité trouble. Nous, dit P, avons tiré au sort deux d’entre Nous-Quatre en vue de cet attentat. Nous autres avons d’abord pensé agir de même, puis envisagé tous les ennuis que la police ferait aux survivants. Nous avons alors décidé que la mort valait mieux que la prison et, surtout, que le sacrifice d’un Nous et non de quatre individus serait beaucoup plus exemplaire. Nous avons, selon vos instructions, pratiqué le désespoir que conteste le Nous et pratiqué obstinément le Nous, qui est la négation du désespoir : cet exercice a fini par ouvrir le gouffre noir où se fracassent et s’annulent les contradictions. Nous n’irons pas demain accomplir un acte politique mais l’acte excessif qui unira des corps insupportablement uniques. Nous le préférons à la dissolution qu’opère fatalement la vie. Nous allons nous retirer maintenant afin de préparer ce qui doit l’être, et ce sera pour toujours dans l’amitié. Nous serrons les mains, nous partageons l’émotion et le goût amer du temps. Nous regardons s’éloigner ce Nous-Quatre qui nous ressemble ou qui nous aura ressemblé. Nous sentons notre regard se refermer sur lui-même comme fait la porte derrière eux. Nous voudrions que durent interminablement ces minutes afin de ne pas avoir à exprimer ce qui, maintenant, va devenir inévitable. Nous désirons que notre bouche émigre vers notre nuque, mais nos yeux ne bougent pas et se cherchent, et B dit : Comment prendre leur place ? Nous pensons, et lui aussi, qu’il vient de proférer une sottise, sauf qu’elle nous soulage et permet d’autres mots qui ne sont ni deuil, ni regret, ni commentaire, et pas encore décision. Nous n’avons aucune raison de douter de ce qui nous a été annoncé. Nous avons aperçu l’extrémité de notre vie au moment du tirage au sort et mesuré l’infatigable résistance que le Nous-Quatre oppose au désespoir bien que le développement de son combat l’exige. Nous sourions dans le mouvement de cette contradiction qui nous fera vivre encore au moment où elle entraînera la mort de nos amis. Nous resterons un certain temps dans l’animation du Coco rit haut avec l’obligation de jouer la comédie qu’exige de nous son existence. Nous recevons à cet instant, comme une sorte d’encouragement à persister, ce message : Les tueurs anonymes vous signalent qu’ils vont récidiver, et cette fois sans filet. Nous devinons qu’il s’agit certainement là d’un document pour nous couvrir et faisons suivre à nos « agents doubles » avec des points d’interrogation. Nous apercevons ensuite un désert : celui de l’attente, une étendue noire. Nous y expédions nos craintes, notre présent, notre amitié, notre angoisse, nos contradictions. Nous ne mesurons pas l’effet de ce mélange, ni son ressac sur nos vies qui s’éprouvent à cet instant plus que vivantes. Nous hésitons sur la crête de cette impression, mais déjà elle se dérobe sous le présent de cette soirée qui devient semblable à n’importe quelle autre. Nous ne discutons plus ce que nous venons d’apprendre, et d’ailleurs y croyons-nous encore ? Nous avons le devoir de ne pas en douter et celui, en retour, de douter de nous-mêmes, de notre rôle, de notre place dans le mouvement que nous avons initié. Nous décidons que l’événement, s’il a bien lieu, va nous rendre ridicules à nos propres yeux et fonder l’obligation de tout repenser. Nous souffrons, sans oser nous l’avouer, de ce tirage au sort qui, maintenant, a tout l’air d’une mauvaise comédie et même d’une boueuse vantardise. Nous n’avons plus qu’à plonger dans la nuit, son repos, ses rêves, ses cauchemars. Nous sommes de retour au bureau de très bonne heure. Nous évitons de parler de ce qui nous préoccupe : cela va-t-il vraiment avoir lieu vers onze heures dans les salons de l’hôtel Impérial ? Nous avons songé à nous y rendre, à y déléguer au moins l’un de Nous-Quatre, mais quel échange de regards serait possible avec nos amis au bord de l’acte ? Nous restons là à nous occuper faussement dans l’attente de la chose qui se produit à onze heures trente-trois mais n’est annoncée qu’une dizaine de minutes plus tard à coups de communiqués spéciaux. Nous n’entendons d’abord que les mots « kamikaze » et « terroriste » répétés comme des incantations, puis « grave attentat » puis « le nombre des victimes semble élevé ». Nous devinons ensuite que « l’information » s’organise à partir de cette donnée : « Il semble que deux individus se sont fait exploser à la fois quand le ministre du Travail a nommé le dirigeant de la FFT récemment assassiné, aussitôt des cris, la panique, des corps déchiquetés, du sang partout et, soudain, de nouvelles explosions multiplient l’horreur. » Nous en apprendrons très vite davantage mais nous devinons déjà que l’attentat a eu lieu en deux temps, ce qui a dû le rendre d’autant plus meurtrier. Nous sommes gênés pas cette réussite que nous découvrons innommable. Nous saurons un peu plus tard que les corps des « terroristes », sans doute quatre, sont en lambeaux suite à l’emploi d’un explosif nouveau qui rend très difficile l’identification de leurs membres mêlés à ceux de leurs victimes. Nous écoutons longtemps descriptions et commentaires parler de marécage sanglant et d’apocalypse dans le salon réservé à la conférence de presse désormais saccagé, mais le ministre aurait par miracle échappé à la mort. Nous essayons de réfléchir au trajet qui mène de la prise de conscience d’une situation à l’acte absolu nécessaire pour y mettre fin, mais un fort détachement de policiers en civil envahit nos bureaux vers seize heures. Nous les regardons fouiller nos tiroirs et nos dossiers avec un soin que, autant que nous, ils savent inutile. Nous avons droit ensuite aux formules justifiant notre arrestation puis notre garde à vue cependant que l’on nous passe les menottes. Nous-Quatre, ainsi démembré en quatre suspects, se voit contraint, sous bonne escorte, à mettre fin au Nous.

 

Ce monologue est dédié à Hervé Carn et à Patrick Mouze.