Que celui qui pourra me dire ce que j’aurais dû faire lorsque mon père me communiqua ses dernières volontés se manifeste d’urgence !
J’avais seize ans à la mort de Karl Kiribanga Ébodé, et il me reste de cet instant le souvenir d’une parole hachée mais déterminée à marquer ma conscience. Il avait hésité à se livrer, et ce ne fut qu’à l’extrême limite de ses forces qu’il consentit à m’appeler dans la chambre obscure où se consumaient ses dernières résistances. Aujourd’hui encore, j’ai le sentiment que Karl Ébodé eût préféré une mort solitaire, semblable à celle des éléphants qui, au moment où leur fin se rapproche, décident d’aller mourir loin des regards apitoyés de leurs semblables. À peine avais-je pris place sur un tabouret qu’il m’apostropha en ces termes :
« À ton âge, exactement à l’âge que tu as, nous, nous avions décidé de congédier un vieux monde… »
Cette phrase m’est souvent revenue depuis, et, avec elle, les dernières images que je conserve de mon père, de celui que ses amis avaient surnommé le « Patrouillard ». Pourquoi l’avaient-ils appelé ainsi ?
Sitoé, Aline Sitoé, je te confierai tout, mais je demande un peu de patience !
Notre entretien fut entrecoupé de silences, de hoquets et de grimaces que la douleur arrachait au mourant. Le masque de raideur qu’il arborait me laissait deviner l’irrémédiable. Mais je me refusais à y croire, priant en secret pour qu’un miracle s’accomplît.
Je me revois, pris de panique, essayant néanmoins de lui parler comme pour tenter de l’extirper des griffes de la mort. Mes frères, mes sœurs et ma mère étaient au village. « Parle, retiens son attention, parle ! » m’ordonnait une voix intérieure. Je ne parvenais cependant pas à lui obéir. J’avais dû constater que mes pensées, mes phrases elles-mêmes, à peine imaginées, s’éteignaient sur le rebord de mes lèvres. Le désir de vie illuminait le regard paternel à mesure qu’il tentait de me résumer son existence et de me transmettre son ultime message. Il paraissait s’arc-bouter derrière les mots comme s’ils représentaient une armure inviolable. Parfois, je tentais de me convaincre, en recevant ses paroles, qu’elles pouvaient regonfler ses forces, à l’instar de la batterie usée d’une voiture qui ne se recharge que lorsque le moteur tourne. Et je suivais le mouvement de sa bouche entrouverte. Et je guettais les rondeurs que décrivait habituellement sa langue autour de ses lèvres, pour y accrocher mes espoirs et me persuader qu’une petite étincelle de vie le reliait encore à notre monde.
« Alors… »
C’est bien ainsi qu’il avait l’habitude de commencer ses phrases. Puis s’interrompant, comme s’il avait deviné mes pensées, il dit :
« Alors, c’est fini ! Je le sais. Il faut s’en convaincre, fils. »
Il lâcha, avec une résignation toute feinte, une citation de Shakespeare qu’il affectionnait et utilisait parfois à tout bout de champ :
« Il y a bien quelque chose de pourri dans mon corps, comme dans le royaume de Danemark… Mais tu dois savoir… »
Nous étions seuls, ce jour funeste. Il faisait chaud. La maison était calme, d’un calme inquiétant. Son ami, Thimoté Ichar, nous avait rejoints un peu avant midi. L’inquiétude qui le dévorait était si visible que mon père ne put lui-même souffrir davantage le visage défait de son compère. Il voulait me parler sans témoins. Il fit signe à son ami de nous laisser en tête à tête :
« Ichar, je veux parler au petit. Je t’appellerai après. »
Ichar avait obtempéré et sa silhouette s’éloigna bientôt vers la cour carrée de la concession. Son crâne lisse, recouvert de sueur, luisait sous le soleil. Père me dit :
« Alors, Eugène, le bien nommé, il faudra être à la hauteur de la situation. Ce que tu vas entendre n’est pas une confession. Si j’avais voulu me confesser, j’aurais réclamé l’abbé Alphonse à mes côtés. Mais celui-là a autant, sinon plus, de fautes à avouer à son patron que moi. Si Magrita, ta mère, m’entendait… »
Maman se trouvait à Mitouba auprès de ses parents qui étaient, eux aussi, très mal en point. N’aurait-elle pas dû demeurer aux côtés de son mari ? Mon père me dit avec agacement :
« Même si je pense que les vieilles barbes qui la retiennent ne mourront pas de sitôt, elle a eu raison d’aller là-bas. Je déteste les pleurnicheries. Si elle avait été à ta place, personne n’aurait été capable de dire pour qui ses larmes étaient en train de couler.
Au loin, j’entendis le bruit d’un ballon qui rebondissait sur le chemin du stade. Je reconnus la voix de basse de mon ami Bonato. Puis celle d’Aliou Moussa, de Koum et d’autres. « Ils vont jouer, eux ! » pensai-je.
Mon père s’était tourné vers moi. Avait-il deviné ?… Oui.
« La vie continue, dit-il en s’efforçant de sourire. Le ballon doit aussi continuer de rebondir… »
La honte m’envahit. Je transpirais. Je passai une main sur mon front. Elle était trempée. Mon père n’ignorait rien de mon amour pour le foot. Il avait lui aussi pratiqué ce sport, et, à ce sujet, il me comprenait. Cela exaspérait ma mère qui se désolait de cette passion. Le jugement de mon père se manifestait donc avec davantage de modération, et une certaine complicité nous unissait, celle que tissent les émotions partagées.
La voix du mourant me tira de mes rêvasseries :
« Quand je vois les plis de fainéantise dans lesquels vous vous drapez, je me dis qu’il y a vraiment quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark… À ton âge, exactement à l’âge que tu as, nous, nous avions décidé de congédier un vieux monde… Nous, mes amis et moi… qui avions abandonné la moiteur de nos villages. Rien n’y retenait plus notre attention. C’est comme lorsque tu as sucé une mangue et qu’il ne te reste plus qu’un noyau dans la main. Alors, il faut s’en débarrasser ! La résignation est un assommoir et la solitude une agonie avant le désastre. Ne l’attends pas. Ne sois jamais seul. Tu as compris ?
— Oui, Pa…, fis-je.
— J’ai eu la chance d’avoir de vrais amis : Ichar, Syracuse, Bakio, Kamga. Ils m’ont permis d’agir, de me rendre utile. De servir le Pays des Crevettes. Eugène, j’espère qu’un jour tu réuniras ces hommes-là. J’espère qu’ils te parleront de notre jeunesse. Rassemble-les ! Tu le promets ? »
Je répondis machinalement :
« Oui, Pa.
— Ne mène rien en solitaire, même si ta construction personnelle doit l’être. Tu vois, l’unique proverbe que j’ai apprécié, parmi ceux qu’adore vomir ta mère, est celui-ci : “Osoé ongawulu nkot, amu oungawulu etam.” Oui, la rivière n’a pas su éviter les sinuosités parce qu’elle a suivi son cours toute seule. Nous, nous étions unis, mes compagnons et moi. Nous avions l’esprit de turbulence, nous étions audacieux. Votre génération ne rêve que de facilité. Allez donc vous frotter aux autres mondes si le vôtre n’offre plus aucun attrait. Mais je ne vois même pas poindre cette résolution-là. Comment pourrais-je mourir en paix dans une merde pareille ? Vous êtes posés là, comme des œufs qu’une poule a pondus et qui ne bougent pas, qui attendent qu’on les couve indéfiniment, qu’on les préserve de tout danger, et qui plus tard, devenus poussins, réclament qu’on leur ouvre le bec, qu’on leur mâchouille la pitance… Mais personne n’ira chier à votre place… »
Il marqua un arrêt avant d’avouer :
« Alors, c’est vrai, j’ai aussi cherché la flamme dans la femme… »
Il ferma les yeux, revint à des considérations plus nobles :
« Zak, ton grand-père, m’a aussi parlé, juste avant de mourir. Je ne te l’avais encore jamais dit… Alors, j’ai su qu’il tenait à l’ancienne chefferie du village, construite en 1912 par les Allemands, et, plus précisément, par un certain Karl Ebermaier, le dernier gouverneur allemand au Pays des Crevettes. Lui dont je tiens le prénom. J’ai donc passé mon enfance dans une sorte de palais qu’un incendie a partiellement abîmé. Hein, qu’il avait plus de caractère que cette maison au toit de tôle qui laisse passer une chaleur à crever ? Mais il tombait en ruine, à la mort de Zak. Alors, il a voulu que nous le sauvions de la destruction. Tu l’as vue, cette habitation faisait partie des imposants édifices qui, avec les bâtiments de la mission catholique, l’église, le couvent et le pont sur la Lékié, avaient assuré la réputation de notre village. Toutes ces constructions dataient de l’époque de la domination allemande. À leur arrivée au Pays des Crevettes, les Allemands ont d’abord paru très respectueux de notre culture. Ils étaient disciplinés et travailleurs. Ils ont construit le chemin de fer, les routes, les palais… Puis, sans qu’on sache quelle mouche les avait piqués, ils ont supprimé le Tso, le plus important de tous nos rites. Ils nous ont ensuite imposé des chefs qui n’avaient aucune légitimité, sauf celle de servir leurs vues. Ils ont installé Charles Atangana au pouvoir et lui ont fabriqué de toutes pièces la stature de chef des Beti qui leur convenait. Les Omgba Bissogo, Mbida Mengué, Simekoa et quelques autres s’étaient élevés contre cette usurpation, mais ils n’ont pu arrêter la main assassine. Quand j’étais petit, j’ai entendu des gens s’en plaindre et prétendre que le cycle de l’“Amala”, le désastre, avait commencé. Alors… je n’ai prêté aucune attention aux tardives jérémiades de Zak. Oui, ton grand-père n’a pas su me convaincre de l’utilité de sauver son palais. Ai-je eu tort ? Ai-je eu raison ? À toi de juger… Je ne voulais pas lever le petit doigt pour redonner aux murs en briques rouges de la chefferie leur semblant d’éclat. Reconstruire la chefferie, c’était faire renaître le souvenir des Allemands ! Enfin, quoi ! Devions-nous passer notre temps à regretter les puissants d’hier ? Je te recommande de ne jamais désirer que ce qui te rend libre. L’imposante chefferie et le pont que ces mêmes Allemands avaient construits au village faisaient partie d’un monde à abattre. Voilà pourquoi je n’ai pas contribué à la reconstruction des reliques des anciens maîtres. Si mon père avait réellement été attaché à ces vieilleries, alors il lui appartenait de les sauver. Je n’avais pas non plus l’intention de me replier dans le rêve des splendeurs beti. Il y avait autre chose à faire dans l’univers qui était le nôtre. J’ai dit ce que je pensais à ton grand-père. Tu ne l’as pas connu… J’avais ton âge… Il a écouté mes critiques. Il m’a fait comprendre que mon tour viendrait de recevoir des reproches, un jour. Nous y sommes !… Cause ! Parle !… Mon erreur, c’est de n’avoir pas compris qu’on peut conserver un patrimoine sans forcément vénérer ceux qui l’ont bâti. Je te le dis comme je le pense !
« Après les Allemands, les Français sont venus. Ils nous ont appris la méthode mais nous y sommes réfractaires et nous n’avons été séduits que par le ronron de leurs discours et des chamailleries stériles qui viennent avec. Les Anglais, qui sont aussi passés par ici, nous ont laissé leur passion des redingotes. On crève pourtant de chaud, là-dedans ! À un moment, on a cru que les Français nous comprenaient, qu’ils étaient nos amis. Mais, après la guerre contre les Allemands, ils ont pensé qu’ils étaient les seuls à décider. Alors, on s’est dit qu’il fallait aussi se débarrasser de ces beaux parleurs-là. Quel qu’il soit, quelque méthode qu’il utilise, un dominateur veut toujours rester le maître de la situation. Et, pour nous, les maîtres d’hier étaient comme des manteaux râpés qui devaient être jetés à la poubelle. Tu me comprends, Eugène ?
— Oui, père », je mentis, trop absorbé par mes angoisses pour suivre le fil de sa pensée.
« Alors, je te supplie de réunir tous mes amis, si tu entreprends de réaliser ma dernière volonté. Nous étions soudés par l’envie de nous défaire de ce qui nous paraissait hors d’époque et hors d’usage. Faut se battre pour renverser la vapeur !… C’est pour cela que je te demande d’agir en mon nom : pour renverser la vapeur. As-tu des choses à me dire ? »
Comme je restais sans voix, il continua :
« Alors, alors… Ichar est-il encore là ? »
J’avais acquiescé d’un signe de tête, après avoir vérifié, à travers l’entrebâillement de la fenêtre, que Thimoté Ichar marchait toujours dans la cour. La tête de plus en plus enfoncée dans les épaules. Il était perdu en lui-même.
« Ichar m’est cher… Il est fidèle en amitié. Il te donnera le conseil approprié. J’ai en effet confiance en lui, même si la confiance n’est pas le sentiment qui doit dominer chez un être. Il faut la donner avec prudence et être prêt à la retirer dès la moindre défaillance de celui à qui on l’a confiée. Retiens de tout cela que le désir est à la base de tout. Si on le perd, la vie est achevée. En l’absence du désir, nous agissons petitement. C’est pourquoi on m’a donné le surnom de “Patrouillard”.
« J’étais constamment en patrouille, toujours à l’affût, porté vers l’action. Eugène, tu es taciturne, tu aimes réprimer tes envies. Lorsque la sève du désir monte, ne la refoule pas trop ! Tu risquerais plus tard de nourrir d’inutiles regrets. Nous étions cinq… Kamga, le Bamiléké, Bakio, le Bafia, ancien séminariste, Ichar, le timide Boulou, et Syracuse, ce faux Blanc et ce vrai frère mordu par l’Afrique et attaché à elle comme un fer à un aimant. Il te racontera les débuts de notre amitié…
« Quand nous nous sommes rencontrés, nous étions tous des nouveaux venus à Douala. J’avais jusqu’alors vécu à la campagne, et très peu à Ongola, la capitale, qui en était tout proche. La campagne, c’est le visage de la mort qui te nargue. Et, mon petit, dit-il en baissant la voix, la vérité, c’est que je déteste les serpents !… Même Syracuse, mon frère blanc, ce Lomagnol qui a quitté sa petite commune de Lectoure pour venir transpirer ici, n’aimait pas les grandes villes. Mais il est tombé amoureux de Douala, de cet endroit où on ne pourrit que si on est une crevette : par la tête ! Que veux-tu faire de ta vie demain ?
— Jouer au foot…
— Alors, ton foot… vas-y ! Après tout, le ballon est rond comme la terre. Qui pousse le ballon, pousse peut-être la terre vers son but… Ah ! ce bruit… Donne-moi de l’eau et va fermer la gueule à ce chien qui n’arrête pas de se lamenter sous ma fenêtre. Si c’est ma mort qu’il annonce, je n’ai pas besoin qu’il me le crie si fort dans les oreilles. Il trouvera bien quelqu’un d’autre qui lui donnera des os à ronger. S’il est par contre en manque, qu’on lui trouve une chienne et qu’en la foutant il me foute aussi la paix ! »
J’avais quitté la chambre et, à coups de cailloux, expédié le bouledogue hors de la concession, sous le morne regard d’Ichar. Revenu auprès de mon père, j’entendis le claquement de sa langue annonçant la reprise de son récit :
« Alors, je voudrais encore te parler de Douala, ma ville ! J’ai cru comprendre que votre mère veut vous ramener au village après ma mort ? N’y va pas ! Le passé y est assommant et on t’y encombrera de mille vies défuntes alors qu’une seule est déjà si pénible à porter. Il y a quelques jours, j’ai encore entendu ta mère évoquer les glorieux lutteurs de son Mitouba natal. J’en ai connu moi aussi. C’étaient presque toujours les mêmes, chargés de réveiller le bourg de sa torpeur. On les poussait sur la place du petit marché ; on enduisait leur corps de graisse de poulet et ils devaient essayer de s’accrocher les uns aux autres et faire mordre la poussière au perdant. N’y parvenant pas avec les mains, ils utilisaient leurs dents. Et ils s’arrachaient la peau jusqu’au sang. Et ils buvaient celui de l’adversaire et ils ne crachaient pas les lambeaux de chair, ils les avalaient sous nos yeux. On se mordait à belles dents, les yeux sortant des orbites, enivrés par les applaudissements de la foule ; on entretenait aussi, à travers le choc des canines dans la chair de l’homme, ces vieilles pratiques anthropophages qui nous pourrissent le cerveau. C’était ça le village. Après la lutte, les houes s’alignaient devant le grenier du chef et un sorcier venait éructer ses incantations. Puis chacun allait s’abrutir d’alcool de manioc avant de grimper sa “chacune” le soir, et de ronfler jusqu’à faire trembler le toit du ciel. Voilà ce à quoi j’ai voulu échapper. À boire ! fils. Je veux sentir dans mon gosier la saveur de l’ultime goutte du condamné ! »
Je m’étais empressé de lui tendre une calebasse remplie d’eau fraîche.
« Pas ça, du vin ! Un dernier verre de vin avant la longue route ! Bien, grogna-t-il après avoir avalé une gorgée de vin rouge. Peux-tu nier, reprit-il avec une vigueur qui me surprit, que Magrita, ta mère, vous a surtout bourré le crâne avec ses conneries concernant les beautés du village ? Du sien en particulier. Je te revois gobant ses histoires avec les yeux ronds comme des papayes. Elle racontait, avec d’ailleurs beaucoup d’approximations que vous ne pouviez relever, les soirées autour du feu, les danses des marionnettes, les jeux dans la rivière, les rites initiatiques, la cueillette des cerises et des fruits sauvages, l’apprentissage de la vie de femme, l’art de nouer des tresses bien droites, de cuisiner les chenilles collectées sous les palmiers, de confectionner un vêtement pour la fête, de se fabriquer des chapeaux avec des feuilles de bananier et des fines lianes de la forêt. Et ses proverbes à la noix. Foutaises ! C’est ce qu’on mange ? La terre du village se durcit à vue d’œil et le garrot qui se resserre autour de ce monde-là va bientôt précipiter son effacement. Tu iras y mettre un peu de fantaisie… Je te dirai de quelle manière !…
« As-tu remarqué ce qui caractérise une ville ? Le mouvement ! As-tu vu ce qui vient des autres mondes et nous signale l’état de leurs pensées et leurs avancées ? N’as-tu pas été fasciné par leurs avions ? La technique de l’homme blanc, elle est son meilleur cavalier ! Tu n’as jamais été étonné par la quantité d’objets transportés par les paquebots ? Et tous ces câbles qui s’enfoncent dans le ventre de la terre et qui font circuler l’électricité ou la parole, ça ne t’a jamais émerveillé ? Si les Allemands ont marqué les esprits ici, c’est à cause de la machine : le chemin de fer… Prends conscience de ça. Essaie donc d’apposer ta griffe sur la chair de l’avenir ou crève… comme moi… »
Il dit encore :
« Au soir de cette vie, je regrette peu de choses. J’ai répudié des dogmes : le respect des anciens, la fascination pour les pratiques occultes, les prosternations devant le pouvoir et ses bavardages. J’ai été, tu le sais, conseiller municipal, ici. Mais je me suis retiré. Ta mère, qui n’a pas fréquenté les bancs d’une classe, ne pouvait pas comprendre mon état d’esprit. Mes amis et moi nous sommes battus pour donner de l’espoir et non pour confisquer le pouvoir. De plus, nous ne nous sommes pas contentés de singer les modes importées. Nous avons refoulé les colons et gagné notre liberté. Cela n’a pas été simple, car on cède vite à l’idée que la cuisine des autres est toujours la meilleure. Vous, les jeunes, vous n’êtes pas curieux de savoir ce que nous avons réalisé et les combats que nous avons livrés… Les pertes que nous avons subies… les erreurs dont nous nous sommes rendus coupables. »
Après une pause suivie de deux toussotements, il reprit :
« Alors, je n’ai pas offert la dot avant d’épouser ta mère. C’est le dernier poids qui encombre ma conscience. J’ai, là aussi, voulu congédier la coutume. J’ai choisi de conduire ma femme à la mairie de New-Bell. Je n’avais plus le temps ni le goût de m’embarrasser des pesanteurs de Mitouba, le village de ta mère. New-Bell avait été le quartier général de notre maquis. J’étais fier de ces lieux où nous avions tant risqué nos vies dans l’action clandestine. Qu’on ne te raconte donc pas de salades, ce n’est pas parce que j’étais désargenté que je ne me suis pas présenté au village avec les quatre chèvres, les quatre dames-jeannes de vin rouge, les quatre sacs de riz, les quatre sacs de morue séchée et les quatre boas boucanés que tes oncles, tantes et grands-parents attendaient. Voici, Eugène, les enveloppes que j’aurais dû leur donner. Je te les remets. Conserve aussi ce dictionnaire Larousse, mon complice, mon fournisseur de mots… »
Une quinte de toux l’avait interrompu. Quand elle cessa, il me tendit le dictionnaire, puis les enveloppes marron qu’il avait tirées d’une vieille malle :
« Avec cet argent, tu achèteras de la morue et des cadeaux. Ma belle-famille, en les recevant, éteindra sa vieille colère. N’oublie pas le boa boucané que ton grand-père adore ; tu lui en offriras quatre. Quant aux chèvres, ta grand-mère aime particulièrement celles qui viennent de chez Atedzoé, l’éleveur du village voisin de Mitouba. On te conduira chez lui sans difficulté. Eugène, j’ai aimé beaucoup de femmes, et elles me l’ont bien rendu, mais j’ai choisi ta mère. Ce que je veux que tu saches est la stricte vérité : en épousant une femme, je n’achetais pas une chose. N’écoute pas les mauvaises langues qui ont prétendu que Magrita s’était mal comportée, raison pour laquelle j’avais refusé de payer la dot. Non, ta mère ne m’a jamais trompé. Sa fidélité n’a jamais été en cause. Je ne l’accuse que d’une chose : d’avoir été trop respectueuse de son vieux monde. Je te l’ai dit, ton grand-père maternel résistera mieux que moi au mal qui l’attaque. Et puis, c’est un comédien… Je le soupçonne de réclamer ta mère à Mitouba pour le seul plaisir de me mettre en colère. Tant que ce type-là pourra simuler des malaises, juste pour éloigner de moi sa fille, il le fera avec cet art consommé de la rancune qui n’appartient qu’à lui.
— Pa…
— Silence !… C’est ici, à Douala, que je veux être enterré, au milieu des gens d’ici qui savent que tout est toujours à refaire. Paie la dot et répare mes torts. Fais-le avant la disparition de tes grands-parents. Entouré de tous mes amis. Tu échapperas ainsi à ce destin commun qui veut qu’un être doive son existence à celui qui a fabriqué la petite goutte. Tu feras craquer le joug ancien qui étrangle l’humanité. Mais assume toutes les conséquences de cette cérémonie-là. En payant ma dette, tu seras pleinement installé au commencement et au commandement de ta propre vie. On ne resplendit vraiment qu’après l’effacement d’une faute ! Je te donne la mienne en héritage ! En réalisant mon vœu, tu t’élèveras. Alors, il y aura certainement après un peu moins de pourriture dans le royaume de Danemark… »
Aline Sitoé, marraine des candélabres, je te livre ce que je n’ai confié à nul autre afin que la lumière soit !