Nous avions laissé Douala derrière nous, ses clameurs s’éloignant à mesure que nous traversions Bonabéri, ses rues bruyantes, encombrées de voitures, de piétons et de pousse-pousse. Une atmosphère plus rurale se présenta à nos regards. Des moutons et des chèvres apparurent. Le long de la route, des paysans, la houe accrochée à l’épaule et le ventre à l’air, l’allure rêvasseuse et fatiguée, prenaient la direction des plantations de café. La marche du car fut enfin régulière, et je me mis à somnoler. Mes interrogations se relâchèrent. La périphérie de Douala offrait davantage de sérénité. Avant de m’endormir, assommé par la fatigue et bercé par les vrombissements du moteur, je me souvins aussi de la montée d’une rumeur : Syracuse semblait sur le point de quitter Bafoussam pour une autre ville. Il avait, paraît-il, repris son projet de parcourir tout le Pays des Crevettes avant de revenir à Douala ou, pourquoi pas, de retourner à Lectoure, la ville du Gers dont il était originaire. Personne ne croyait vraiment à cette seconde hypothèse tant il proclamait partout sa « crevitude », c’est-à-dire son attachement au Pays des Crevettes.
Son tour des Crevettes, commencé depuis une dizaine d’années, l’avait déjà conduit à l’est du pays, au sud, puis à l’ouest. Il repassait toujours par Douala, avant de s’élancer à la découverte d’une nouvelle terre. Okola, Abong-Mbang, Kribi, Foumbot et Bafoussam n’avaient plus de secret pour lui. Mais Douala restait le lieu où il aimait venir se ressourcer auprès de ses amis.
Sur le chemin qui me conduisait vers Syracuse, je calculai rapidement qu’il se trouvait à Bafoussam depuis quatre années déjà et ce long séjour m’intriguait beaucoup. Il s’était également risqué à Foumbot, ville du pays bamoun, distante d’une poignée de kilomètres de Bafoussam, mais il s’en était vite lassé. La raison était simple : il ne s’y était pas trouvé à son aise. Il n’avait pu s’y faire des amis. Bafoussam et ses quartiers paisibles le rassuraient.
Ichar m’avait indiqué que Syracuse vieillissant, les tumultes de Douala ne l’enchantaient plus autant qu’il le prétendait. Il s’était même demandé si le climat plus frais et montagneux de l’Ouest n’avait pas réussi à séduire le Lomagnol. Il aurait en effet pu lui convenir, même si les douceurs campagnardes se révélaient moins excitantes que la généreuse et truculente Douala. Les maisons coniques et l’architecture particulière du pays bamoun avaient du caractère. Les coutumes préservées, l’artisanat bamiléké, le travail sur le bois et le cuivre, au même titre que la volonté des entrepreneurs locaux de faire de Bafoussam l’une des plaques tournantes du développement du pays, donnaient des atouts à la région. Tous ces éléments retenaient et divertissaient peut-être Syracuse.
Sous les nuages de poussière ocre que les voitures soulevaient, Bafoussam, cité faussement revêche, rétive aux excès, à la débauche comme aux emportements irraisonnés, poursuivait son ambition : devenir une contrée active et modèle. Elle cherchait à gommer à tout prix qu’elle avait été l’une des bases de repli du radicalisme indépendantiste.
En traversant les faubourgs, j’essayais toujours de comprendre comment Bafoussam avait réussi le tour de force d’apprivoiser Syracuse. Quel homme allais-je retrouver ? Qui était réellement cette Katrina qui semblait avoir une grande influence sur lui ?
Il avait plu un peu avant notre entrée à Bafoussam. La terre rouge et mouillée collait aux chaussures et nous faisait glisser. Je n’étais pas habitué à marcher sur cette terre argileuse. Je tombai, souillant mon pantalon. Un peu honteux, je finis par me dire que l’important était de trouver la maison de Syracuse et de le convaincre d’assister à Mitouba aux noces inédites que j’ambitionnais d’organiser.
Dès que je frappai à sa porte, il me reçut tout sourire :
« Je t’attendais, j’ai reçu ta lettre. »
Et il me prit dans ses bras. Il ne transpirait pas. Il aborda le sujet qui lui brûlait les lèvres :
« Assieds-toi. La nouvelle de la disparition de ton père m’a bouleversé. J’ai souffert de n’avoir pu assister à ses obsèques. As-tu reçu mes derniers cadeaux ? »
J’opinai de la tête avant de préciser :
« Ils étaient très beaux comme d’habitude. Comment va ta santé ?
— Mieux, beaucoup mieux. Qu’est-ce qui t’amène ? me demanda-t-il.
— Mon père. Le moment est venu de tenir la promesse que je lui ai faite il y a deux ans. Je pense qu’il sera content de voir tous ses amis réunis pendant la cérémonie que je prépare.
— C’est du sérieux, dis donc ! Quand a-t-elle lieu ?
— Le 5 septembre.
— J’ai promis à Katrina de l’accompagner en brousse dans quelques jours. Tu ne connais pas Katrina ; je te la présenterai. Je serai à Douala, dit-il.
— Non, pas à Douala. C’est à Mitouba, au village de ma mère, que la cérémonie de la dot doit se tenir. Le 5 septembre… »
Il consulta un cahier jauni où il consignait ses rendez-vous et me lança :
« C’est bon, je n’ai pas d’engagement dans la première quinzaine du mois. Tu peux compter sur ma présence, je viendrai. Ça me fait drôle de te voir parler d’un sujet comme celui de la dot…
— C’est celle de ma mère.
— Karl t’a donc demandé de t’en occuper ? C’est surprenant ! » fit-il en fronçant les sourcils.
Il prenait cela pour « un curieux revirement » du Patrouillard. Il dit :
« Il s’est pourtant, toute sa vie, farouchement opposé à la dot.
— C’est vrai, admis-je. Mais il a fini par se dire que cela avait beaucoup peiné ma mère.
— Raconte-moi ça ! »
Je ne me fis pas prier et je lui rapportai les derniers instants de la vie du Patrouillard.
Syracuse m’écouta et accepta d’être une fois de plus mon parrain lors de la cérémonie de la dot. Entre-temps, une femme nous avait rejoints et je pensai aussitôt qu’il s’agissait de Katrina. Mais j’avais en face de moi une jeune femme portant des talons hauts qui claquaient sur le ciment.
« Voici mademoiselle Djonkap ! exulta Syracuse. C’est l’une des fées qui me retiennent dans ce pays. Ses mains, plus que tout autre médicament, sont les seules qui guérissent mes articulations de l’arthrose. Mademoiselle est magnétiseuse ! »
La magnétiseuse tenait à la main un sac en osier. J’observai avec curiosité la longueur de ses ongles et pensai qu’ils devaient présenter une gêne dans l’exercice de son métier. Elle avait de belles tresses qui lui descendaient le long des épaules.
« Eugène, l’heure de ma séance hebdomadaire de massage a sonné. »
Syracuse m’offrit à boire et me tendit un bol rempli de graines d’arachide que je me mis immédiatement à grignoter. Puis il se leva, et la magnétiseuse lui emboîta le pas. Ils disparurent bientôt dans une pièce de la maison. Il revint néanmoins sur ses pas et me lança :
« À tout à l’heure ! Si quelqu’un arrive, dis-lui de prendre place et n’hésite pas à lui offrir à boire. La cuisine est là, sur la gauche. »
J’en étais encore à repenser aux déhanchements et aux jambes interminables de la masseuse quand de petits cris me firent dresser l’oreille. Quelqu’un pleurait ou couinait. Un drame s’était-il produit ? Syracuse se trouvait-il mal ? Je tendis de nouveau l’oreille, en proie à l’inquiétude. Ce n’était pas un homme, mais une femme qui couinait. Les couinements enflèrent progressivement au point de devenir des râles suivis de halètements. La séance de magnétisme me semblait prendre une bien étrange tournure.
« Encore !… » supplia une voix.
Puis des « ahan, ahan ! » parfaitement masculins succédèrent aux miaulements de chatte. Peu de temps après, une longue plainte s’éleva, déchirant les airs. Puis des paroles hachées se bousculèrent dans la bouche de la magnétiseuse, en langue bamiléké et en français :
« Là ! là ! là !… »
J’entendis un glapissement. « Cette fois, ça va mal », pensai-je.
Et le glapissement se prolongeait. Fallait-il appeler au secours ? Devais-je intervenir ? Une vertèbre, me semble-t-il, craqua. Syracuse étouffa un miaulement. Ronronna de plaisir. Ah, diable, ils faisaient la chose… Et j’eus alors moi-même l’impression, devant cette révélation soudaine, d’avoir un peu mal au dos ! Et si j’allais à mon tour proposer mon corps à la magnétiseuse ? Je ne bougeai plus de ma chaise. Ou plutôt, j’eus envie de courir aux toilettes, mais je restai assis. Quelques minutes plus tard, je vis revenir un Syracuse débraillé et en nage. Il alla prendre un bain, suivi par la magnétiseuse. Ensuite, ils revinrent vers moi avec quelques boissons dans les mains. En se penchant vers mon verre pour me servir, la jeune femme dévoila un sein rond dont le téton était encore outrageusement dressé. Je n’eus même pas la force de détourner mon regard. Un truc bougea dans mon pantalon. J’eus honte et serrai les cuisses pour dissimuler ma gênante protubérance. Quand la magnétiseuse sortit de la maison, Syracuse parla :
« La vie est vraiment extraordinaire dans ce pays. Tu n’imagines pas, mon petit Eugène, à quel point une sacrée violence se cache derrière la componction des attitudes des gens d’ici. J’ai fini par aimer ça ! Ce monde double me fascine. Derrière son apparente docilité, ce pays dissimule bien ses pulsions libertines, sa froide détermination et sa parfaite science de la sexualité. Tu es grand maintenant et tu peux entendre ça. Veux-tu des ananas ? Les meilleurs du pays se cultivent aussi sur les coteaux des montagnes de l’Ouest.
— Oui, je veux bien », répondis-je en avalant difficilement ma salive. Les tétons de la voluptueuse Djonkap m’étourdissaient encore.
Il m’apporta des ananas, s’excusa de me laisser seul un moment et alla s’habiller. Après le départ de la magnétiseuse, il m’interrogea sur ma mère et prit des nouvelles de mes frères et sœurs. Nous allâmes nous promener car il voulait me faire découvrir la ville. Il me parla beaucoup de la géographie, du climat et des saveurs culinaires de la région. Il me promit de me présenter à Katrina.
« En réalité, c’est elle qui me retient ici », avoua-t-il.
Dans la soirée, alors que je m’apprêtais à aller au lit, on sonna à la porte. Une dame âgée entra. Syracuse s’écria aussitôt :
« Katrina ! Eugène, voici Katrina ! »
Elle me semblait beaucoup plus vieille que Syracuse et je me demandai quel service elle avait bien pu lui rendre et quelle place elle occupait dans la vie de mon hôte. Elle avait sûrement dépassé les soixante-cinq ans, alors que Syracuse en accusait dix de moins. Il ne fit aucun commentaire et se tourna sans tarder vers elle, comme s’il l’avait attendue depuis cent ans :
« Viens, cocotte, nous avons une urgence à traiter. »
Il me prévint :
« Si quelqu’un se présente, tu n’ouvres pas ! »
Et, de nouveau, de petits cris feutrés se firent entendre dans la pièce où Syracuse et Katrina s’étaient engouffrés. Puis un rugissement de Syracuse me fit sursauter… Il se faisait encore masser. Il tomba même du lit, déboula tout étourdi dans le couloir comme s’il voulait échapper à une tornade. Il happa au vol une grappe de bananes qui pendait à une poutre de la maison et retourna aussitôt à la source de son extase.
« Katri… Katrina… Waouh !!! »
Le lendemain, lorsque je me retrouvai avec Syracuse, il me parla de Katrina :
« C’est une ancienne prêtresse des savanes, commença-t-il. J’ai pensé partir de ce pays, mais l’idée m’est venue de découvrir des femmes et des hommes gardiens de la mémoire. J’ai ainsi pu assister à une cérémonie que la prêtresse dirigeait. Il y avait foule. Elle avait revêtu les habits d’apparat qu’elle ne porte que tous les six ans. J’ai dû insister pour la rencontrer après la cérémonie. Cela m’a été refusé. Alors, je me suis dit que je ne quitterais pas cet endroit avant de connaître Katrina. »
Syracuse me raconta comment l’affaire avait été réglée à son avantage :
« Cela a pris des mois. Un notable de son village a fini par me la présenter. Heureusement, elle parlait le français et nous avons fait connaissance. Puis j’ai voulu la revoir en dehors de la présence des siens. Elle est venue à Bafoussam. Elle y revient très régulièrement maintenant. »
Il avait hésité avant de se résoudre à poursuivre :
« Tu es jeune, mais tu es sur le chemin des grands. Foin de mystères ! Les hommes ont toujours eu peur d’elle et aucun ne s’est occupé de la femme qu’elle est. Vous dites ici que les vieux et les vieillards sont précieux, mais vous croyez tous que la carrière sexuelle d’une femme s’interrompt avec ses premières rides. Je peux te dire que derrière cette peau qui n’a plus toute sa fermeté, malgré ces seins qui tombent comme des sandalettes et ces yeux plissés par la fumée, ces joues creusées par la fatigue, il y a une femelle à l’énergie démente. Au-delà, il y a un être qui sait et, surtout, qui sait donner. Avec elle, je passe mon temps à m’imprégner de sa science de la tendresse et de sa connaissance des mystères de l’Afrique. Elle me rappelle une femme qui n’échappera jamais à mon souvenir… »
Syracuse s’était tu avant de poursuivre :
« Elle me parle et me guérit de mes vieilles blessures. Nous en avons chacun notre lot. Il faut se sentir pleinement membre de cette terre pour rayonner comme Katrina. Alors je travaille à mon tour à lui redonner la saveur oubliée des ébats. Puisque tu es sur le chemin des adultes, n’oublie pas, à Mitouba, de planter l’arbre du désir. Karl a toujours rêvé de le faire. Réfléchis-y. Tu réaliseras l’un de ses vœux. Je ne peux te dire à quoi correspondait cette envie chez lui. Mais je m’en souviens maintenant. »
Katrina était entrée et s’était mêlée à la causerie.
« Vous parlez d’un arbre ?
— Oui, cocotte, dit Syracuse.
— Avant de creuser la terre qui doit le porter, il faut aussi que celui qui tiendra la pioche s’entoure du conseil des sages. »
J’avais sursauté. S’entourer du conseil des sages ? Où allait donc m’entraîner cette conversation ?
« Qui sont-ils ? Où sont-ils ? demandai-je.
— Tu es sympathique et c’est pourquoi je te donne le nom d’une femme exceptionnelle : Aline Sitoé Diatta ! Lorsque tout te paraîtra perdu, confie-toi à Aline Sitoé Diatta !
— Qui est-ce ? avais-je fait.
— Une rebelle, un talisman. On la croit morte, mais elle vit. Son histoire est incroyable… Écoute-moi bien !… »
Et c’est Katrina qui me raconta l’histoire de cette dame qui fut d’abord bonne à Dakar et qui entendit une voix lui dire sur le chemin de son travail : « Rentre chez toi. »
« Deux, puis trois fois, elle entendit la même voix, suivie enfin de cette menace : “Rentre chez toi ou il t’arrivera un malheur.”
« Quelques jours plus tard, elle est tombée malade. Paralysée. Elle a donc quitté son métier de bonne à tout faire d’un colon de Dakar pour partir vers la Casamance. Aussitôt arrivée, elle a vu sa vie se transformer. Elle a recouvré la santé et s’est découvert des capacités extraordinaires. Elle a inventé un nouveau calendrier conforme aux saisons de son pays ; elle a guéri les malades, elle s’est attachée à faciliter la vie des femmes avant de s’occuper de celle des hommes. Et c’est ainsi qu’elle a rapidement été reconnue digne d’être Reine de Casamance grâce à son pouvoir charismatique et aux services qu’elle était désormais capable de rendre à son pays. Par la suite, elle s’est opposée à l’administration coloniale. Pendant deux ans, elle a refusé la levée de l’impôt du riz pour financer l’effort de guerre, si coûteux en Casamance. Elle a d’ailleurs réformé l’agriculture et l’enseignement, faisant en sorte que l’économie de la région fût d’abord tournée vers l’alimentation locale et non vers l’exportation. »
Et Katrina avait conclu :
« Au motif que cette femme ne respectait je ne sais quel accord-cadre réglant les rapports entre la France et la Casamance, elle a été arrêtée pour insubordination vis-à-vis de l’autorité supérieure. Elle a été déportée. On dit que personne ne sait ce qu’elle est devenue. Moi, je le sais. Alors, quand on se quittera, si tu te souviens de cette conversation, et si tu as besoin de conseils, demande de l’aide à Sitoé. Où que tu sois, je lui transmettrai ton message. »
J’avais dit :
« Où se trouve-t-elle ?
— Chut !… »