Je ne connaissais pas grand-chose des origines de l’amitié entre mon père et Syracuse. Avant de quitter Bafoussam, je voulus en avoir le cœur net. J’étais davantage guidé par la curiosité que par un raisonnement construit. À ma question, Syracuse garda un petit silence et, faisant coulisser sa serviette sur son cou, il me dit :
« Je travaillais dans l’administration coloniale… Dans les services du Gouverneur du Pays des Crevettes, M. Franck Vasco. Nous nous occupions des relations avec les indigènes. Je dis “nous”, car il y avait également là Thierry Fougères, un ami avec qui je partageais les mêmes sentiments sur l’Afrique. Nous étions venus échanger nos savoirs et nous baignions dans tout autre chose. Thierry était sur le point de retourner à Paris où sa mère le réclamait, ne cessait de verser des larmes et redoutait que son fils ne revienne jamais d’une aventure tropicale qui prenait des tournures tragiques. Elle-même connaissait quelques soucis familiaux et espérait que son fils serait en mesure de les régler. Toujours est-il que c’est Thierry qui, peu avant son départ définitif du Pays des Crevettes, vint me demander de m’occuper de quelqu’un qui hantait nos bureaux à la recherche d’un certificat de port d’arme. Thierry me l’avait présenté en ces termes : “Un homme qui dit s’appeler un ‘indigène qui va être heureux’ est dans mon bureau. Je n’ai pas le temps de m’occuper de son affaire. Je te l’envoie ?”
« Intrigué par ces mots, j’avais accepté de le recevoir. C’était Karl Kiribanga Ébodé. Sa bonhomie, son rire, sa dégaine mettaient à l’aise. Il voulait effectivement obtenir la délivrance d’une autorisation de port d’arme. Personne ne pouvait la lui donner dans le climat de tension qui régnait dans le pays à ce moment-là. Le couvre-feu durait depuis des mois, et Douala était l’objet d’un quadrillage militaire sévère. Il nous était interdit de remettre à tout autochtone une telle autorisation. Toutes celles qui existaient venaient d’ailleurs d’être déclarées illégales par décret du Gouverneur. De plus, tous les détenteurs d’une arme à feu avaient reçu l’ordre de venir la déposer au gouvernorat, sous peine de sanction. J’expliquai ce que tu viens d’entendre. Mais Karl me déclara alors : “Nous avons notre fête traditionnelle dans quelques jours. Ce que je vous demande, c’est de pouvoir utiliser nos lances pour la danse des guerriers. Venez y participer, vous êtes nos invités. — Des lances pour la fête ?” fis-je.
« Il nous avait tant et si bien embobinés que l’autorisation lui fut donnée. C’est moi qui lui ai remis le fameux papier. Je crois que nous avons échangé des regards de confiance. Il est donc revenu me remercier le lendemain, et nous avons pris notre premier verre ensemble, puis d’autres… Il m’avait fait découvrir le kembé, et moi, je ne tardai pas à l’initier au Vieux-Pape. Mais ce n’est que plus tard que j’ai appris les vraies raisons de la présence de Karl dans les bureaux du gouvernorat. Karl était déjà membre d’un maquis. Il prévoyait de monter une expédition punitive contre le Gouverneur en personne. Un pari fou !
— D’où lui était venue l’idée de s’attaquer au Gouverneur ?
— Il y avait d’abord eu l’arrestation de Hagbè, le chef d’un village bassa situé sur les rives nord du fleuve Sanaga. Il était accusé de collusion avec le maquis et on soupçonnait son village de servir de base de repli aux troupes du redoutable révolutionnaire Um Nyobè. Hagbè niait avoir un lien avec l’organisation insurrectionnelle et il avait refusé de donner les noms des maquisards qu’on lui réclamait ainsi que ceux de ses administrés qui lui portaient assistance. Il fut condamné à une peine inédite : essuyer pendant trois mois les fesses du personnel masculin qui travaillait dans la résidence du Gouverneur. Thierry et moi avions refusé de nous livrer à cette mascarade. Mais elle avait plu à beaucoup qui trouvaient là une plaisante manière de travailler dans les colonies puisqu’on n’avait même plus à se torcher le cul soi-même. Au terme de sa peine, le chef du village était sorti à moitié fou des toilettes du palais. C’est pour le venger que Karl imagina l’expédition punitive. Et c’est dans ce dessein qu’il était venu jouer les espions au palais. L’autorisation de port d’arme n’était qu’un prétexte pour sympathiser avec les hommes du gouverneur. Karl voulait connaître l’emploi du temps de M. Vasco avant de mettre en œuvre le scénario des représailles. »
Syracuse m’informa qu’ils étaient rapidement devenus amis, mais qu’il ne fut que tardivement informé des projets du Patrouillard. Il avait risqué, en entrant en amitié avec un Nègre, un renvoi en métropole ou, pire, une arrestation pour haute trahison et intelligence avec l’ennemi. Mais il avait bravé les interdictions. Durant la même période, Karl était devenu un personnage écouté de la guérilla que livraient les indépendantistes. Les soins qu’il prodiguait aux blessés s’étaient intensifiés. L’accélération des actions de harcèlement contre les autorités, suivie de sanglantes représailles, donnait du travail aux personnels soignants. Je savais tout cela, mais les faits qu’allait me rapporter Syracuse m’étaient inconnus. Il me dit encore :
« Karl eut néanmoins l’élégance de m’avouer ce qu’il envisageait de faire, après qu’il aurait amassé les renseignements qu’il jugeait utiles. Je dois dire que ce qui me surprit, c’est que ton père ne me demanda jamais d’informations sur mon travail. L’amitié qui nous unissait le poussa à me tenir éloigné du projet qu’il voulait réaliser. Avant la mise à exécution de celui-ci, il m’avait expliqué ses motivations en disant : “Un chef blanc a baissé la culotte d’un chef noir ; un tel affront ne se lave que par la main de celui qui l’a commis”. » Syracuse avait ajouté :
« À la suite de cette conversation avec ton père, j’ai très vite demandé à être déchargé de mes fonctions pour entrer dans une entreprise commerciale. Les appuis parisiens de Thierry Fougères m’ont aidé à l’obtenir. Les affaires ont bien marché. Après l’indépendance, j’ai été nommé directeur général de l’entreprise avant d’en devenir l’un des principaux actionnaires. La société a aidé le maquis, puis ton père lors de ses campagnes électorales.
— Et le projet de mon père contre le Gouverneur ?
— Karl avait appris que M. Vasco se rendait souvent dans une crique proche de Limbé, qu’on appelait Victoria à l’époque. Je ne connaissais pas l’existence de cette beauté de la nature. C’est un lieu étourdissant. Merveilleux. Il y avait là l’un des plus beaux paysages de bord de mer, l’un des plus phosphorescents qu’on puisse admirer dans ce pays. J’y ai moi-même contemplé un mélange de lumière et de couleurs impossible à décrire lorsque, au coucher du soleil, la terre fait mine de tourner de l’œil, vire d’une teinte à une autre, dévoilant des figures et des graphismes inouïs. Ébahissements. Enchantements. Le Gouverneur avait besoin de s’y plonger, à l’écart de l’agitation de Douala, à l’abri des regards, même de ses familiers. Au début de ses escapades, quand Franck Vasco commença à fréquenter cette crique, il paraît qu’il y débarquait au milieu d’une imposante escorte. Mais celle-ci restait à distance et, le lieu étant en apparence vide, ignoré de tous, il ne vint plus qu’accompagné de son seul chauffeur. Un dimanche matin donc, le Gouverneur débarqua sur la crique, les sifflotements à la bouche. Il ne se doutait de rien et s’apprêtait à sacrifier à sa petite promenade sur le promontoire qui dominait la baie ; il ne put ni embrasser des yeux ce qu’il appelait son “domaine” ni inspecter la floraison des hibiscus. Comme il adorait les hibiscus ! Il cueillait leurs fleurs et les suçait à la manière des indigènes. C’était bien là le seul geste qu’ils avaient en commun. Il n’eut pas le temps de quitter son casque colonial et de se faire enlever ses lacets par son chauffeur ; il ne put ce jour-là ni fumer sa pipe ni faire un plongeon dans l’eau dont le calme écoulement l’invitait à s’y ébattre sans délai. Des hommes aux visages peinturlurés l’entourèrent avec la soudaineté de la foudre. Ils avaient des colifichets aux pieds et aux poignets. Des grelots pendaient sur leurs sexes et les rallongeaient terriblement. Certains se dressaient et tintinnabulaient. “Les macaques ! jura Vasco, entre ses dents. Ils osent perturber mon extase !”
« Les grelots et les breloques se mirent à s’agiter, à sonner pendant que le sol résonnait d’inquiétants pas de danse. Franck Vasco eut d’abord un frémissement, puis une ride se forma sur son front. C’était l’exaspération d’un supérieur troublé dans sa concentration par une horde de subalternes. Les pas de danse se firent plus lourds. Vasco sourit, comme pour amadouer le groupe des danseurs dont il ne pouvait reconnaître les visages. À travers les peintures, brillaient des yeux rougis et inquiétants, comme si les danseurs avaient fumé du nkou. On ficela bientôt le chauffeur, on lui banda les yeux. Des voix crièrent au Gouverneur comme dans un prétoire :
« “Accusé, présentez-vous ! Qui êtes-vous ?
« — Franck Vasco, Gouverneur des Crevettes !
« — Vous êtes donc le vantard qui n’en finit pas de profaner un territoire sacré ? Ici, les gens ont pris l’habitude de ne pas se précipiter pour voir jusqu’où la bêtise ou le mépris peuvent conduire. Vous, vous avez passé les bornes. À plusieurs reprises, on vous a vu gifler les morts, ici.
« — Moi ? Mais je n’ai jamais vu un seul cadavre dans cette crique depuis que je la fréquente, protesta Vasco.
« — Voici l’aveu ! Vous confirmez donc le rapport des sorciers ! Non seulement vous admettez avoir pris ce lieu pour votre chambre, mais vous osez prétendre n’avoir pas entendu les hurlements des morts que vous écrasiez !…
« — Écraser ? Moi ? fit le Gouverneur.
« — … de votre suffisance ! Cette terre vomit les fanfarons de votre espèce ! Vous ne prenez pas garde où vous mettez les pieds. Comment expliquez-vous le fiasco dans lequel vous, Vasco, et ceux qui vous ont envoyé avez sombré ?”
« Et Vasco baissa la tête.
« “C’est parce que nous avons le sens de l’être que nous veillons à la force de sa culture. Nous avons aussi le devoir de vous guérir du virus de la fanfaronnade. Les esprits supérieurs l’ont ordonné. Choisissez votre sanction : vous faire sodomiser par un gorille ou…”
« Le Gouverneur avait lancé un regard terrorisé en direction de la forêt. Un gorille, sorti de la brousse, s’avança vers eux. Il entama aussitôt une furieuse danse érotique autour du Gouverneur. Celui qui dirigeait les opérations reprit :
« “Vous n’avez jamais cru en notre bonté d’âme !”
« Un silence tomba sur le groupe, puis le porte-parole souffla encore le froid dans le cou du Gouverneur :
« “Et vous avez eu tort de croire que vous étiez le maître absolu de ce lieu. La cérémonie que vous allez vivre est nécessaire au rétablissement des usages que vous n’avez pas respectés. Gorille !
« — Non, pas lui ! fit le Gouverneur en voyant le gorille bander.
« — N’ayez crainte, on n’est pas des sauvages. Votre salut passe par la stricte observation de trois points : vous allez d’abord danser, nu, avec la troupe de revenants qui vous entoure. Ensuite, vous enlèverez les crottes de nez qui encombrent les grosses narines des revenants, et enfin, vous les avalerez, toutes ! Si une seule se perd, nous laissons le gorille se défouler.”
« La voix de Karl, qu’il ne pouvait reconnaître au milieu de la troupe de gens peinturlurés qui l’entouraient, s’éleva pour conclure :
« “Enfin, vous, Franck Vasco, vous torcherez tous ces hommes, après qu’ils auront déposé sous vos yeux les semences dont ce sol a besoin, vu la profanation qu’il a subie. Vous torcherez à mains nues ces culs nègres.” »
Syracuse, qui avait été emmené là, et qui suivait la scène d’un poste d’observation à partir duquel il ne pouvait être vu, m’affirma que le Gouverneur, qui aimait trop la vie, s’exécuta avec la docilité d’un matou.