Depuis la mort de Karl Ébodé, je n’avais pas revu Kamga. À la maison, nous avions été surpris par le silence dans lequel il s’était muré. On avait d’ailleurs dû le forcer à assister à l’enterrement de son ami. Il me revenait que durant la cérémonie funèbre Kamga était apparu chancelant, brisé. Il tremblait et avait passé son temps, devant la tombe de son ami, à remuer un papier au fond de sa poche. Celui-ci crissait de manière désagréable. Lorsque l’abbé Alphonse avait demandé qu’un proche de mon père prenne la parole comme cela avait été prévu pour un dernier hommage, Kamga avait esquissé un geste, puis il s’était ravisé. On avait eu peur qu’il ne plonge dans le trou, la tête la première. Il avait fait signe qu’il renonçait à parler. On l’avait traîné hors du cimetière. Je l’avais ensuite perdu de vue. Il était passé à la maison une ou deux fois, mais sans prononcer le moindre mot. Ma mère avait bien tenté de lui arracher quelques propos anodins, mais en vain. Il repartait, enfermé dans son silence. Seul le commissaire Bakio Garba paraissait en mesure de le retrouver.
« Finalement, je crois que nos vies ne sont faites que de vexations contre lesquelles il faut cependant se dresser », avait attaqué Bakio Garba lorsque je m’étais assis dans l’un des fauteuils de son bureau.
La veille, dans sa villa de Bonabéri, j’avais été reçu chez cet homme affable dont le regard brillait d’intelligence. De tous les amis de mon père, il était celui que j’avais le moins connu. Les contraintes de son métier l’expliquaient largement, mais il y avait une autre raison à cela : la crainte que l’uniforme inspire en général aux enfants ne m’encourageait pas à rechercher sa compagnie. De plus, la douleur qu’il m’avait jadis causée avait été longue à disparaître. J’étais tout petit lorsque le bon commissaire Bakio se rendit en effet coupable d’un terrible acte de cruauté à mes yeux d’enfant.
Mon père donnait une réception pour fêter le quinzième anniversaire de son installation à Douala. Il avait réuni ses amis : le débonnaire et lymphatique Kamga était là ; Syracuse, mon parrain, volubile et transpirant, venait de me déposer plein de cadeaux dans les mains et j’étais parti dans ma chambre. Pour je ne sais plus quelle raison, j’étais revenu au salon et mon regard était tombé sur un pistolet. Ichar n’était pas loin. Il souriait béatement ; mon père narrait comme à l’accoutumée une histoire abracadabrantesque, et les gorges déployées des convives produisaient un roulement continu de gloussements et de rires mêlés d’étouffements. Le tout nouveau commissaire divisionnaire qu’était alors Bakio avait déposé son arme de service sur une commode de la salle à manger. Pendant que les derniers invités s’interpellaient et s’embrassaient, se congratulaient, se donnaient des accolades épaule contre épaule ou front contre front, j’avais décidé, négligeant les jouets qui envahissaient ma chambre, de me saisir du pistolet. Je m’étais emparé de l’arme rutilante. Et, d’un mouvement rapide, je m’étais élancé vers la cour, pointant le colt sur les chats et les chiens errants. Je me figurais dans un champ de bataille, dans la peau d’un cow-boy ; j’avais été à deux doigts d’appuyer sur la détente dont le chien était relevé. Un petit compagnon de jeu était venu me rejoindre. Le revolver pointé dans sa direction, j’avais fait « pan », avec la bouche.
Dans la salle à manger de la maison, les adultes continuaient à s’esclaffer et à rire comme des bossus, loin du danger que je courais et de la menace que je faisais peser sur mes petits camarades de jeu. Les bruits des couteaux et des cuillers, les éclats de voix et les conversations couvraient mes « pan, pan, pan ! » dans la cour. J’y tenais en joue les animaux et tout ce qui bougeait. Agacés par mon manège, les pigeons, assoupis aux quatre coins de la cour, s’envolaient à tire-d’aile, mais leurs mouvements désordonnés ne contribuaient qu’à accroître mon excitation. Quelques enfants du quartier m’avaient rejoint. Ce fut, je crois, l’un d’entre eux qui, vexé de n’avoir pas pu s’emparer du revolver, alla cafter. Le commissaire était brusquement sorti de table, et, d’un bond, il fut sur moi. Il me saisit si fermement que mon poignet resta longtemps endolori. Prit ma main, dirigeant l’arme vers le ciel au cas où un coup de feu serait parti. Puis il me plaqua au sol, au moyen d’une imparable prise de judo, avant de récupérer le pistolet que je venais de laisser choir. Pour montrer à quel point l’objet que j’avais subtilisé était dangereux, il fit feu sur le premier chiot qui passait devant nous. La balle lui arracha la tête. C’était mon Ekari, mon petit chien ! Il payait de sa vie le prix de mon incartade. Des rires éclatèrent derrière mon dos et je me mis à pleurer. J’étais terrifié par la succession d’événements qui avait abouti à la disparition d’Ekari.
Le repas avait été interrompu. Un attroupement s’était vite formé autour de moi. Je chialais. Insensible à ma douleur, on me gronda de tous les côtés. Puis, s’adressant à ma mère, quelqu’un cria dans mon dos :
« Que celui qui a fait monter l’âne au sommet du minaret le fasse descendre ! Bakio n’avait pas à laisser traîner son revolver ! C’était donc à lui de régler cette affaire ! »
La même voix continua :
« Magrita, tu nous cuisines ce chiot et on vient dévorer ça demain ! Pour guérir les molles banderies du bangala, les os des chiots sont plus efficaces que le gingembre ! »
Un autre convive avait surenchéri :
« Alors, qu’est-ce qu’on attend pour dépecer ça ! La bête est encore chaude !
— Oui, c’est le moment », fit une autre voix qui acheva de me désespérer.
Mes sanglots redoublèrent d’intensité. L’invité qui voulait manger le chiot demanda un couteau. Il l’obtint, trancha ce qui restait de gorge au malheureux animal et se mit à le dépecer. Mes cris ne furent d’aucune efficacité devant la précipitation à découper la pauvre bête.
Cet événement, plus que tout autre, contribua donc à froisser mes rapports avec le commissaire. Le temps et les manières en réalité très douces de Bakio Garba devaient néanmoins atténuer mes aigreurs et cicatriser mes blessures. Lorsque, grâce à Bakio, je reçus mon baptême de l’air à bord d’un avion militaire entre Douala et Yaoundé, notre différend cessa. Peu après le décollage de l’avion, la sensation d’arrachement à la terre puis le sentiment d’élévation qui m’avait envahi me guérirent de la rancœur qui m’avait jusqu’alors habité.
Le physique du commissaire était plutôt menu. Le cheveu très court sous le képi, le regard perçant, mais qu’il savait adoucir, le geste mesuré, la voix feutrée, tels étaient les éléments déterminants qui se dégageaient de sa personne.
Tout au long de mes pérégrinations pour retrouver les amis de mon père, j’avais eu le pressentiment que Bakio serait parmi les quatre hommes, et ce malgré la brièveté de nos rencontres, le seul que je n’aurais aucun mal à convaincre de venir à Mitouba. Il était partisan de l’ordre et la dot de ma mère lui apparaissait comme un devoir. Même des obligations de service n’auraient pu le contraindre à manquer notre rendez-vous.
Haut fonctionnaire, et par conséquent soumis à la mobilité professionnelle, il était, lui aussi, revenu à Douala après plusieurs affectations dans le Nord-Ouest et à Ongola. Sa femme, originaire de la partie anglophone du pays, me portait une affection ostentatoire, de sorte que je me blâmais de ne pas leur rendre ces visites régulières qu’elle encourageait et que je m’obstinais à négliger ou à repousser par nonchalance ou par oubli.
Quand j’étais entré dans sa coquette villa de Bonabéri pour évoquer les préparatifs de la cérémonie de la dot, Bakio était déjà devenu le très respecté commissaire principal en charge de la sécurité publique de la ville de Douala. Il jouissait d’une rare autorité au sein de la police. Ses troupes appréciaient sa discrétion, son sens de l’honneur et sa redoutable efficacité dans le maintien de l’ordre. Les brigands le respectaient, car, si Bakio était prompt à intervenir et à traquer les malfaiteurs, il le faisait avec un grand sens tactique et une franche répugnance envers la brutalité. Il mettait un point d’honneur, lors de ses interventions, à remplir sa tâche dans le respect de la personne humaine. « Ce n’est pas parce que nous avons affaire aux voyous que nous devons imiter leurs méthodes », proclamait-il.
Mon père l’appréciait pour cela. Ils avaient appartenu au même réseau de maquisards. Quand je lui eus annoncé mon projet de régler la dette de Karl Kiribanga Ébodé, le commissaire me félicita de cette décision. Il me raconta comment, l’indépendance acquise, il avait fait ses premiers voyages en Europe en compagnie de mon père. Ils étaient allés ainsi à Paris, puis à Londres. Mais leur itinéraire avait bifurqué par la suite.
« Karl, me dit Bakio, a été, à vingt-deux ans, le plus jeune conseiller municipal de Douala. Je n’ai pas été d’accord avec sa décision de se retirer si tôt des affaires publiques. Mais voilà, les trop longues réunions l’agaçaient. Il s’y ennuyait ferme. Je me souviens de notre voyage au pays de Shakespeare ; il renonça, juste après celui-ci, à la reconduction de son mandat de conseiller de la ville de Douala. Beaucoup de gens n’ont pas compris ce geste et lui en ont voulu. »
J’avais écouté la suite sans broncher, et j’attendais le moment propice pour inviter le commissaire à Mitouba. Je voulais aussi solliciter son aide sur un point : retrouver Kamga. J’étais en effet déçu par l’échec de mes démarches visant à rencontrer ce dernier personnage. Nul ne paraissait savoir ce qu’il était devenu. On le disait tourmenté par son refus de retourner au village et de reprendre la chefferie de son père. On prétendait par ailleurs que Kamga n’ayant jamais eu d’enfant avait été convaincu par sa nouvelle et jeune épouse d’aller s’installer au pied du mont Coupé, où se comptaient les meilleurs devins du Pays des Crevettes. Il s’y serait donc rendu pour les consulter et recevoir leur aide.
J’avais frémi en entendant cela car les gens ne se rendaient au mont Coupé qu’en désespoir de cause. De plus, on revenait rarement vivant d’une telle expédition ! Était-il donc à ce point affligé pour entreprendre cette démarche ? Qui avait bien pu lui suggérer une telle idée ? S’il avait disparu, il ne me serait plus possible de rassembler tous les amis de mon père. Avant d’aborder le sort de Kamga, j’avais toutefois été satisfait d’entendre le commissaire me dire, devançant la demande que je n’aurais pas manqué de formuler :
« Tu as besoin de moi pour Mitouba ? Je serai présent à la remise de la dot. Je t’encourage, poursuivit-il, à remplir cette mission. Tu peux compter sur moi ; tu dois le faire. C’est quand déjà ?
— Le 5 septembre, répondis-je.
— Je prends dès maintenant des jours de congé pour cette cérémonie. Demain, j’en informerai ma hiérarchie. Où aura-t-elle lieu ? Je te pose cette question parce que je dois signaler mes déplacements au commandant, par mesure de sécurité. Nous autres officiers sommes finalement les personnes les moins libres de leurs mouvements, dans ce pays. Quand nous voyons les gens se plaindre et dire que nous brimons leur liberté, ça nous fait rire. Oui, si je veux me déplacer de plus de cinquante kilomètres en dehors de ma circonscription, je dois obtenir au préalable une autorisation du ministère. »
Comme mes yeux trahissaient une grande surprise, il ajouta :
« Eh oui ! on a beau être un officier supérieur de la police, on est d’abord aux ordres et au service de la sécurité publique. Allons, ne nous plaignons pas, dit-il en s’administrant une petite tape sur la main. Qu’attends-tu de moi, jeune Ébodé ?
— Je te remercie de venir à Mitouba. Je suis aussi là parce que Kamga a disparu, avouai-je avec gêne.
— Je ne l’ai pas vu depuis… quatre mois. Il faut qu’il soit à Mitouba. Il ne peut manquer ce rendez-vous, n’est-ce pas ?
— Oui, dis-je.
— Viens me voir demain, je tirerai cette affaire au clair. »
Je m’étais donc rendu dans son bureau. À peine étais-je installé qu’on frappa à la porte. Le commissaire cria :
« Entrez ! »
Un homme d’un âge avancé, rond et portant des lunettes, ouvrit la porte. Le commissaire s’écria :
« Ah, mais c’est Kalla ! »
Se tournant vers moi, le commissaire enchaîna :
« Eugène, je te présente Kalla, un ancien collègue à la retraite. Il coule maintenant des jours paisibles, loin de la tension de notre métier. Il a connu Karl, ton père, et il a travaillé avec ton oncle Athanase Nkoa, ce grand serviteur de la police et de l’État qu’on avait baptisé “bébé”.
— Bonjour, jeune homme, me dit le retraité. Mais, contrairement à ce que pense Bakio, y en a qui me chauffent le crâne et troublent ma retraite.
— Qui ? s’enquit Bakio.
— Notre ministre de l’Intérieur, pardi ! Tu n’as pas entendu sa dernière connerie ? Lui aussi parle maintenant de nous faire respecter les droits de l’homme et la procédure pénale. Mais il délire !
— Il veut donner un signe à l’étranger ! hasarda Bakio.
— Je crois rêver, il dit qu’il y a trop de foutoir dans les commissariats, trop de bastonnades, trop de je-m’en-foutisme et trop de gardes à vue arbitraires. Mais c’est un gauchiste ou quoi, ce mec-là ? Les conditions d’hygiène dans les cellules seraient horribles ! On ne devrait plus tirer dans le dos d’un malfaiteur, etc. Mais c’est un con, celui-là !… »
L’ancien commissaire en bavait de rage. Bakio l’écoutait sagement. Le retraité fulmina :
« Tous les policiers devraient se mettre en grève et demander la démission de ce sinistre ministre pour abandon de troupes et désertion sous le feu de l’ennemi. Il veut se faire applaudir par la presse étrangère et par les bailleurs de fonds internationaux qui n’ont à la bouche que le mot de Droits-de-l’homme. C’est ça qu’on mange ? M’enfin, Bakio, on va laisser passer ça ? Les pillards nous harcèlent. Les coupeurs de routes et de gorges prolifèrent. Et qu’entend-on ? Droits-de-l’homme ! Droits-de-l’homme mon cul ! Les bandits se frottent les mains en entendant de telles âneries ! Non, Bakio, ça me fout hors de moi ! Quand les truands canardent les poulets, y compris dans les commissariats, personne n’invoque les Droits-de-l’homme à notre avantage. Et voilà qu’un ministre se mêle aussi de décourager les défenseurs de l’ordre public que nous sommes. Nous, qui prenons tous les risques sur le terrain, sommes sacrifiés, comme des poulets ! Notre hiérarchie, je te le dis, n’a plus les couilles ! Elle fait dans son froc au lieu d’assumer nos erreurs. Quelle époque, mais quelle époque ! »
« Qu’on me dise où est Kamga ! » pensai-je, en me désintéressant de la discussion. Au bout d’un moment, le silence se fit dans la pièce. Kalla avait vidé son sac et aurait certainement pu vider son arme sur le ministre de l’Intérieur s’il l’avait eu devant lui. On passa à autre chose. Les deux hommes, qui aimaient les courses de pirogues, évoquèrent la dernière compétition qui venait d’avoir lieu sur le fleuve Wouri, le week-end précédent. Elle avait été remportée par les Akwa sur les Deïdo. Puis ils se quittèrent en se donnant rendez-vous le lendemain.
Bakio se tourna vers moi :
« Je n’oublie pas Kamga. »
Une ride lui barra le front et, avant qu’il ait saisi le combiné du téléphone qui se trouvait sur son bureau et vers lequel se dirigeait sa main gauche, un gradé fit irruption dans la pièce :
« Vous m’avez appelé, chef ? »
Le commissaire Bakio avait souri, et, une main caressant toujours le poste de téléphone, il dit :
« J’allais le faire. Une fois encore, vous avez devancé ma pensée. Oui, ça m’étonnera toujours. Connaissez-vous mon ami Kamga ?
— Celui qui habite au Kilomètre 5 ?
— Oui. Je veux rapidement savoir où il se trouve.
— Parfait, chef. Vos souhaits seront exaucés ! » dit le gradé en claquant les talons et en se précipitant dehors.
Je l’entendis hurler des ordres aux policiers. Puis les vrombissements des puissantes motos annoncèrent le départ de la patrouille. Les recherches réclamées par le commissaire commençaient.
Une pluie fine se mit à tomber et, derrière les volets des persiennes, on voyait des gouttes d’eau qui perlaient. Il était midi. Le commissaire me tendit un billet de mille francs et me dit :
« Va donc te restaurer et reviens ici vers quatorze heures. J’ai quelques dossiers à finir. Nous allons très rapidement savoir où est Kamga. J’ai confiance dans l’efficacité de mes gars. »
J’étais allé sur la place de la poste principale et, à l’ombre d’un flamboyant, je m’étais mis à déguster un sandwich avant de retourner voir le commissaire. Il avait de bonnes nouvelles à m’annoncer :
« On a retrouvé Kamga ! Je ne te dirai pas comment nous avons procédé car il n’est pas à Douala. Mais il ne parle pas !
— Il est malade ? fis-je.
— On le trouve bizarre, mais il est vivant. J’ai ordonné qu’on le ramène à Douala. Il sera chez moi demain. »
Le surlendemain, je fus mis en présence de Kamga : il semblait déterminé à demeurer dans sa torpeur. Mais lorsque j’eus annoncé mon projet de règlement de la dot de ma mère, il me considéra avec étonnement et changea d’attitude. Il murmura alors, comme s’il s’interrogeait en lui-même :
« Qu’est-ce qui m’a rendu muet ? »