On craint certains rendez-vous de la même manière qu’on redoute une épreuve capitale. Pour moi, le 5 septembre était une date redoutable. J’avais cependant hâte que tous les événements qui se rattachaient à elle fussent enfin terminés. J’avais peu dormi la veille et même les jours précédents. Comme je l’avais espéré, nous nous étions tous retrouvés à Mitouba, chez mes grands-parents. Les amis de Karl Kiribanga Ébodé étaient là. La tante Atana s’était aussi déplacée et représentait ma défunte grand-mère, tandis que le chef Okoba assurait le rôle dévolu à Zak, mon grand-père paternel. Youbi, le cueilleur de vin de palme, avait rameuté sa troupe et des centaines de calebasses pleines à ras bord avaient été transportées jusqu’à Mitouba.
Avant que la cérémonie ne commençât, Kamga avait pris place à mes côtés, et je sentais sur ma nuque le souffle de sa respiration. Il paraissait plongé dans ses propres réflexions, mâchonnant un bâton dont les essences miraculeuses étaient censées combattre ses angoisses. Cette transformation ne laissait pas de m’intriguer, car j’avais connu Kamga plus posé, à mille lieues du personnage irascible qu’il était devenu.
Quant à Ichar, il rayonnait.
Je le voyais serrer les mains qui se tendaient à son passage, comme un candidat en campagne électorale. Il murmurait des mots à chacun des villageois, paraissait même vouloir subrepticement effacer l’ombre de mon père qui planait au-dessus de nous. C’est vrai, j’avais eu l’impression qu’il en faisait trop. Il s’était attardé aux côtés de grand-mère, dénonçant les douleurs que lui infligeaient les rhumatismes. Ne jouait-il pas au gendre idéal ? À peine l’avais-je remarqué qu’il se dirigeait vers grand-père et le complimentait sur ses citronnelles.
Grand-père aimait en effet ces plantes odorantes et, lorsqu’il quittait le village, il emportait souvent celles qu’il avait plantées autour de sa case pour qu’elles agrémentent son voyage de leur parfum. Ichar fit donc le tour de la grande assemblée ; j’eus l’impression, à voir l’air ravi qu’il promenait et qui irradiait son visage, qu’il se donnait des attitudes de vainqueur. Quel combat comptait-il gagner ? Ne ressemblait-il pas plutôt à un chien se pourléchant les babines avant d’avoir attrapé le gibier ? Mais où se trouvait donc sa proie ?
Syracuse, en éternel blagueur qu’il était, riait, frappait les genoux de ceux qui l’entouraient. Il était rouge, mon parrain. Une vraie écrevisse !
Mininga, la femme d’Ichar, servait les boissons, et une chèvre qu’on allait égorger freinait des quatre fers, braillait et soulevait un nuage de poussière en traversant la cour. Où était ma mère ? Une nuée de femmes l’entouraient. Elle fit une brève apparition dans la cour, comme pour prendre la température de la fête, puis elle disparut. Que faisait Ichar ? Je ne pus m’empêcher de repenser à son aveu. Était-il possible que ma mère ne se fût aperçue de rien lors de cette lamentable affaire ? Une femme peut-elle se faire emmancher par deux hommes sans flairer le coup tordu pendant le déroulement d’un si triste scénario ? Les respirations, les odeurs, les gestes ne sont-ils pas différents d’un homme à un autre ? Peut-on abuser une amoureuse sur chacun de ces points ?
Les gens, même si leur peau était d’un noir d’ébène, même s’ils étaient plongés dans l’obscurité africaine, dévoilaient leurs silhouettes. Comment ma mère s’était-elle laissé abuser ? L’émotion du moment avait-elle pu la priver de sa clairvoyance ? Avait-elle apprécié en secret ce que ses sens découvrirent dans le feu d’une sauterie inavouable ? Elle était jeune à l’époque des faits. L’amour pardonne tout. Elle avait probablement pardonné par amour pour Karl, expert en manigances tortueuses. Pouvais-je lui parler de cette histoire afin d’en avoir le cœur net ? Me montrerais-je assez courageux pour entrouvrir les portes d’un dialogue impossible ? Combien de douleurs tues par les femmes ! Valent-elles mieux d’être conservées sous le couvercle de l’oubli plutôt que de jaillir en surface ? La vérité vaut mieux que le silence. La vérité blesse mais soulage ; quant au silence, il étouffe à petit feu et pétrifie. Qui écrira le silence mortifère qui rend révoltés à jamais ceux qui peuvent ressentir une douleur sans en déterminer les contours anciens et les figures d’épouvante qui leur ont donné existence ? Qui percera le lieu secret où se mijote et s’élabore le sentiment de vengeance ? Je l’avais, ce sentiment, en regardant Ichar.
La cérémonie de la dot commença. On demanda à mon oncle Pim de se retirer et d’attendre une dizaine de minutes dans une case obscure avant de nous rejoindre. Un attroupement se fit autour de grand-père. Des murmures enflèrent. Je crus entendre : « On le ridiculisera car on n’apprend pas au vieux singe à faire la grimace. » De qui parlait-on ? À qui s’adressaient ces terribles propos ? J’entendis : « Ce Karl Kiribanga… Nous lui retournerons sa plaisanterie… »
Je fus sur le point de défaillir. Kamga le sentit et me réconforta du regard ; il avait compris ma lassitude et la nervosité qui me gagnaient. Bakio vint me passer la main sur le visage, en signe de bénédiction. Syracuse, accompagné de ce diable d’Ichar, me serra dans ses bras avant de me laisser à ma place, face aux villageois de Mitouba. N’étais-je pas aussi devenu l’adversaire de ce diable de Karl Kiribanga Ébodé ? Était-il en train de se foutre de nous en nous observant du haut d’un monde auquel nous n’avions pas accès ?
Les gens du village, conviés à la cérémonie, étaient là depuis l’aube. Les jeunes gens étaient sagement assis sur le sol recouvert de grandes feuilles de bananier. Ils ne trahissaient aucune impatience. Des vieillards, qui d’ordinaire se traînaient sur le chemin poussiéreux menant à la case de grand-père, avaient depuis longtemps pris place autour de nous sur des tabourets de bois.
Grand-mère, un peu sourde, demandait à quelqu’un qui lui parlait de répéter ce qu’il venait de dire, lorsque le tam-tam roula au milieu de la cour les sonorités d’usage qui introduisaient la cérémonie. Quand il se tut, grand-père, souriant, se lança :
« Bienvenue à vous tous, témoins de ces épousailles qui feront date dans notre histoire. On dira désormais que c’est l’enfant qui enfante le père. On est bien d’accord ?
— Oui, cria l’assemblée.
— Le père absent, c’est le fils qui épouse la mère !… tam-tams, tam-tams ! tam-tams ! Battez la mesure et envoyez les messages… », ordonna l’énergique septuagénaire.
Les notes métalliques des bois frappés retentirent aussitôt. Elles transmettaient en même temps aux villages voisins le discours grand-paternel. Puis, comme si une guêpe l’avait piqué, grand-père lâcha contre toute attente :
« Mais ne croyez pas que tout se déroulera ici, dans ce village où est née Magrita. Nous devons aller à Douala. C’est dans la ville qu’a tant aimée Karl Kiribanga Ébodé que cette cérémonie doit se tenir. Pas ici !
— C’est quoi, ce piège ? » dis-je.
Non, je ne pouvais accepter ça ! Ma voix se perdit dans le brouhaha du tam-tam reprenant les propos de mon grand-père.
Après avoir bataillé pour ramener tout le monde au village, voilà que j’apprenais qu’il fallait retourner à Douala !
Mon oncle Pim, revenu parmi nous, m’enfonça un coude dans les côtes :
« On ne discute pas avec le nuage qui passe », me souffla-t-il.
Je ne compris pas sa mise en garde et je m’écriai :
« Les gens sont venus manger ; qu’ils se goinfrent donc !
— Le petit a raison de s’énerver, fit quelqu’un. Douala est loin et nos vieilles cannes ne nous porteront pas jusque là-bas. Qu’on mange d’abord ; on verra le reste après. »
Grand-père s’insurgea :
« Quoi ? Tu veux insinuer que je suis aussi grabataire que toi ? Et puis, qui t’a autorisé à l’ouvrir ? Est-ce toi Karl Kiribanga Ébodé ? Moi, dit grand-père en se frappant la poitrine, je veux lui prouver que j’ai jeté la rancune à la rivière. Voilà le sens de ma proposition.
— Buvons d’abord, cria quelqu’un, on réfléchira mieux après. Nos gosiers sont secs.
— Mais on va boire ! hurla grand-père. Est-ce que ce que j’ai dit est sans importance ? Que l’homme blanc qui n’a pas le même esprit étourdi et impatient que ces gens-ci parle !
— L’homme blanc ne dira rien, tant qu’on n’aura pas apporté la première chèvre et la première dame-jeanne de vin rouge ici. Est-ce que c’est moi qui ai inventé cela ? questionna Syracuse.
— Non, répondit le commissaire Bakio, comme si la question lui était adressée. Je dois dire que le voyage pour venir jusqu’ici nous a déjà beaucoup fatigués. Alors, grand-père, précise ce que tu veux dire… »
À ce moment-là, une de mes vieilles tantes s’approcha de moi. Sur les conseils de ma mère, elle me chuchota quelques mots à l’oreille, pendant que grand-père, qui ne regardait pas dans ma direction, apostrophait un nouvel arrivant. Elle me dit :
« Reste calme. Ne t’énerve pas. Ce que dit ton grand-père fait partie des épreuves que tu dois subir. On teste ta patience. »
Je m’apprêtais à pester, et la tension qui me chauffait la tête retomba un peu. Il était recommandé, en cette circonstance, de jouer avec les nerfs de celui qui demandait une femme en mariage. Grand-père tenait son rôle à la perfection. N’en rajoutait-il pas ? Avait-il oublié que je n’étais que son petit-fils ?
Comme il rompait des lances avec l’un de ses voisins, je profitai de ce répit pour me remettre de mes émotions et me préparer à esquiver ses futures attaques. J’avais accepté de prendre la place de mon père, ce n’était pas le moment de défaillir. Je glissai alors des regards d’envie vers Kamga. L’air distrait, plongé en lui-même, il paraissait peu concerné par mes tourments. Il mâchonnait des morceaux de bois aux vertus apaisantes. La tension que je ne parvenais pas complètement à évacuer montait et descendait sans que je puisse la dominer. J’esquissai un pâle sourire en attendant avec résignation la suite des surenchères de grand-père.
« On n’a jamais affamé quiconque ici, l’entendis-je dire. Qu’on apporte le vin !
— Oui, qu’on n’oublie surtout pas le rouge ! Nous devons adresser un salut aux Gaulois. Car, comme disait Karl Ébodé, “Ce n’est que dans le vin rouge que nous reconnaissons que nos ancêtres étaient des Gaulois”, n’est-ce pas ? » rappela Syracuse.
L’assistance l’approuva d’un tonitruant :
« Owé ! Oui ! Owé !
— Parfait, approuva grand-père. Mais je veux qu’on sache, poursuivit-il en se tournant vers moi, que je ne vais pas garder ma langue dans ma poche ! Et celui qui veut la main de ma fille doit la mériter ! »
Quel comédien ! me dis-je.
On apporta des verres et ils restèrent vides un long moment. Grand-père grinça :
« Ce sont peut-être nos larmes que nous allons boire ! L’homme qui nous a réunis veut-il seulement nous nourrir de paroles comme c’est l’habitude des gens de la ville, et de Douala en particulier ? »
Je faillis hurler de colère. Douala était la ville de mon père et la mienne aussi. Ces villageois ne vont pas me les chauffer ! En plus, j’avais déjà offert à boire. Pourquoi ne sortait-on pas mes dames-jeannes de vin ? Que fout Youbi, le cueilleur de vin de palme ?
Kamga, ayant compris ce qui se passait, saute alors sur la scène et je l’entends dire :
« Ah, j’étais distrait ! Karl que voici, et il me désigne, a fait de moi son cueilleur de vin. Je l’ai donc tiré, et, n’ayez crainte, vous en aurez autant que vous souhaitez. Cependant, je veux, bande de fainéants, qu’on me donne un aide pour aller le chercher ! »
À quoi rimait encore cette comédie ? Comment Kamga s’y prendrait-il ?
« Messanga ! siffla mon grand-père en montrant son voisin. Va aider notre hôte ! »
Et Messanga, sans se démonter, dit :
« Je n’ai plus qu’un œil valide. Si vous voulez que je verse votre vin dans le fossé, maintenez-moi dans cette fonction. Afegue ! Toi qui as des jambes de gazelle, c’est pas le moment de te rendre actif ? »
Afegue s’exécuta. Kamga vint me murmurer une information à l’oreille. Il m’indiqua qu’il avait apporté du vin en secret. Il connaissait l’esprit des Atemengué et s’était préparé à cette demande. Il savait aussi que j’avais imprudemment offert les boissons avant l’heure. Il me souffla également que Pim, mon oncle, évoquerait la mort de Karl. À ce moment-là, il me faudrait être attentif et me laisser tomber par terre. C’est alors qu’il lirait, lui, Kamga, la lettre de mon père. J’acquiesçai.
La cérémonie officielle de la dot faisait toujours l’objet de surenchères en public. Ce qui avait été donné en secret ne comptait presque pas. Et la famille de la fiancée cherchait à ridiculiser le prétendant. J’eus des sueurs froides. Pourquoi ne m’avait-on rien dit ? Ichar n’ignorait pas ces pratiques ! Mais il avait laissé faire. Dans quel dessein ?
Quand tout le vin fut apporté, Kamga se présenta devant mon grand-père et, tapant des mains pour réclamer le silence, il dit :
« Le vin est tiré et livré, il n’y a plus qu’à le boire ! »
Et on applaudit. Et les verres furent remplis. Et les conversations reprirent comme si de rien n’était. Et des bouches rendues bavardes par l’alcool ou par la seule perspective de s’enivrer s’ouvrirent avec empressement.
Grand-père était songeur. Il réfléchissait à la suite des événements.
Pendant qu’on nous servait à boire, ma mère réapparut au milieu d’un autre groupe de cinq femmes et je distinguai aisément, parmi elles, celles que l’on appelait les « accoucheuses ». Elles avaient pour mission de donner à la future mariée les recettes pour conserver un mari, et de lui apprendre les rites de la fécondité. Puis, quand l’obscurité descendit complètement sur le village, une voix s’éleva des fourrés, suffisamment forte pour que tout le monde l’entende. C’était mon grand-père :
« Un homme, dit-il, vient demander la main d’une femme. Il arrive donc comme un bûcheron qui va arracher un arbre à la terre. Moi, fils des Atemengué, père de Magrita, je suis d’accord pour cette union. Mais tout le monde est-il de cet avis dans ce village ? Ce n’est pas sûr ! »
Je jetai un regard circulaire ; la cour était noire de monde. Les gens me regardaient. Un rictus se posa sur mes lèvres. Que voulait encore dire cette histoire ? Quel avis fallait-il encore recueillir ? Qui pouvait me renseigner ? Bakio, Kamga et Syracuse avaient disparu. Où se trouvait mon oncle Pim ? Il était invisible. Mes pensées roulèrent vers Ichar. Que faisait-il ? Il était le seul ami de mon père, le seul encore visible. J’en fus réconforté une fraction de seconde mais m’interrogeai aussitôt : « Pourquoi ne vient-il pas à mon secours ? »
Replié sur lui-même, à deux pas de moi, Thimoté Ichar fixait ses pompes. Le vin que nous avions bu me tournait la tête. Je ne savais plus quoi dire. Croyant alors que tout était fichu, qu’un piège se refermait autour de moi, je fus sur le point de crier qu’on arrête la mascarade. J’allais parler quand je vis surgir de la nuit quatre hommes enturbannés. Ils arrivèrent en courant dans la cour du village, tirèrent Ichar de sa chaise et l’entraînèrent vers la brousse. Il y eut un peu de remous dans l’assistance, un murmure de surprise s’éleva. Puis les hommes, poussant Ichar devant eux, revinrent aussi vite qu’ils étaient partis. Les quatre enturbannés se plantèrent devant la foule et, désignant Ichar, ils dirent :
« Cet homme, bien qu’il vienne de Kolbis, a un avis à exprimer sur ce mariage ! Car il est, parmi nous tous, celui qui connaît le mieux Karl Kiribanga Ébodé ! »
C’était la voix de Bakio. Les amis de mon père portaient tous des pagnes, et, bien que leurs visages fussent couverts, je reconnus une peau blanche. Elle était badigeonnée de cire noire et trahissait Syracuse. Je dis alors :
« Qu’il parle !
— Trois vaches ! Il faut donner trois vaches à ce village, et vite ! cria Ichar.
— Formidable ! C’est ce que nous attendions ! » s’excitèrent les villageois.
Je faillis m’étrangler. Je faillis crier à Ichar : « Merde, t’aurais pas pu la fermer ? Où veux-tu que je trouve ces ruminants à une heure pareille ? Je ne les ai pas ! Tu veux ma perte ou quoi ? Père m’a dit de donner des boas boucanés… »
Les mots restèrent dans ma gorge. Était-ce une nouvelle crapulerie d’Ichar ? Je m’apitoyais déjà sur mon sort quand l’un des hommes enturbannés, l’un des amis de mon père, ôta son pagne. C’était Bakio. Il piqua un sprint et disparut dans la nuit. Il revint quelques instants plus tard avec trois vaches. Un tonnerre d’applaudissements salua l’entrée des bêtes et leurs beuglements se perdirent dans le brouhaha causé par l’exultation des villageois. Bakio les remit à grand-père. Retrouvant ma confiance, je me tournai de nouveau vers la foule :
« Qui d’autre a quelque chose à dire ? »
De nouveau, ce fut Ichar qui parla :
« Il faut ici autant de sacs en peaux de crocodile qu’il y a de cousines et de tantes dans cette famille », dit-il.
La famille africaine est grande. Des cousines et des tantes, ce n’était pas ce qui manquait. Ichar mesurait-il l’énormité de sa proposition ? Pourquoi ne laissait-il pas les gens du village s’exprimer ? Ils diraient, eux, moins de bêtises !
Et, avant que je ne fusse revenu de ma surprise, un des amis de mon père sortit du rang et revint peu après les bras chargés des fameux sacs. C’était Syracuse. Il posa de gros paquets devant mon grand-père qui s’empressa de faire signe à la doyenne des tantes d’emporter les cadeaux. Sans délai, elle commença à les distribuer. Les youyous des femmes éclatèrent alors dans la cour du village. Et toutes eurent droit à un sac. Je m’approchai du centre de la scène pour dire :
« Qui veut parler ?
— Moi, fit un vieil homme de Mitouba. Les enfants doivent aller à l’école parce que, sans instruction, ils ne seront que grondements, vexations et colères. Alors, pour éviter ça, il faut payer l’école des enfants de cette maison. Il faut deux cent mille francs pour cela ! »
J’avais déjà donné à grand-père l’argent que m’avait remis mon père et je fus à deux doigts de crier : « Hé, vous croyez que Karl Kiribanga Ébodé a attaqué une banque avant de venir ici ? »
Ils allaient me saigner jusqu’à l’os ! Je réfléchissais à ce que j’allais dire lorsque mon oncle Pim, sortant de sa poche une liasse de billets, alla à la vitesse de l’éclair les déposer sous les pieds de mon grand-père. Il se tourna vers moi et dit :
« Karl m’a remis ceci, en prévision de votre requête. L’éducation des enfants ne se marchande pas ! »
Il ajouta :
« Il y a dans le mariage deux portes : celle qui donne vers les emballements et la porte de secours qu’on n’emprunte que pour renier ses choix. Karl Ébodé, laquelle veux-tu prendre ?
— La première ! » dis-je.
Et il continua :
« Il y a dans le mariage un vaisseau qui élève les mariés au-dessus de la crête des nuages. Le mariage est aussi le grand vent qui refoule la solitude. Le mariage est enfin la mort de l’enfance. Il faut qu’un mot soit dit sur la mort !… »
Il m’adressa des clins d’œil. Je compris que cela avait un rapport avec la lettre de mon père. Je m’écroulai et je fis donc le mort. Et la voix de mon oncle Pim continua :
« Oui, il y a des morts que la parole des autres réveille, protège ou accompagne. Celle d’un ami, par exemple… »
Et il s’écarta pour laisser la place à Kamga. Et celui-ci lut le texte qu’avait écrit mon père. Il dit :
Je m’adresse au peuple des hommes et non à la forêt des singes. La mort est un bûcher où il faut précipiter les lâchetés, les mochetés et les cadavres !… Elle est aussi une libération. Elle s’ouvre comme une perspective d’ensemencement pour qui veut, demain, moissonner. C’est donc ainsi, peuple fourbu, que la mort nourrit et signale sa grandeur sur le front des famines qui vous tétanisent. Alors, halte aux gémissements d’un autre âge !…
L’esani, danse funèbre, suivit. J’entendis : « Makë mawulu etam etam ! J’entreprends un voyage tout seul… »
À la fin de la scène, je me remis debout, aidé par Kamga. Son menton tremblait de nervosité et de soulagement. À son tour, il me glissa discrètement un papier qu’il avait préparé pour moi. J’en donnai lecture à la foule :
« Le vieil homme qui est mort en moi a en effet beaucoup emprunté à d’autres vies. Il a aussi bénéficié du concours des gens que le hasard a mis sur mon chemin. Ils sont tous là : Syracuse, Ichar, Bakio, Kamga, et c’est pour moi un merveilleux cadeau. Vous aussi, peuple de Mitouba, vous êtes présent et je vous remercie d’avoir résisté à l’emprise de la colère. Mais le jeune homme qui naît à une vie nouvelle a d’autres portes à ouvrir ou à refermer. Merci ! »
Un silence accueillit mes propos. Puis des murmures s’élevèrent, et ensuite des applaudissements.
« Quelle belle cérémonie ! Bravo, les Ébodé ! »
Grand-père ne put s’empêcher de siffler, comme un serpent à sonnette qui a encore du venin à cracher :
« On croyait avoir tout vu avec Karl Kiribanga Ébodé ! Voilà que son fils s’y met à son tour. Il sera farceur comme son père ! »
Okoba intervint :
« Moi aussi, j’ai des choses à réclamer aux morts, à tous les morts ! Ils me doivent l’intelligence qu’ils ont emportée ! Ils me doivent le secret des plantes qui soignent la prostate ! Ils me doivent, là-bas où ils sont, un accueil digne d’un chef, sinon ils ne me verront pas de sitôt parmi eux ! »
Le peuple de Mitouba avait ri. Syracuse me fit un signe. Il voulait parler. Il dit :
« Que décide maintenant le peuple de Mitouba au sujet de la demande en mariage présentée par Karl Kiribanga Ébodé ?
— Nous allons vous le dire », fit grand-père.
Grand-père, grand-mère et le collège des oncles et tantes se retirèrent pour délibérer.
Ils revinrent vite, et la voix du plus âgé des oncles de ma mère retentit :
« Le vent et l’eau du fleuve de Mitouba, les tam-tams et les oiseaux de la nuit devront porter la nouvelle suivante aux peuples voisins : “Nous, descendants des Atemengué, fidèles travailleurs du cycle du cacao, grands avaleurs de bâtons de manioc, secoueurs de palmiers et d’avocatiers, mangeurs de chiens et de rats palmistes, nous, qui n’avons qu’une parole, donnons la main de Magrita à Karl Kiribanga Ébodé !” »
Les tambours roulèrent. Les femmes, en rangs serrés, firent cercle autour de Magrita et elle arriva enfin dans la cour pour prendre place à mes côtés. Elle fut congratulée. Les hommes vinrent la saluer, posant sur son front des feuilles de karité. Une troupe de danseurs et de musiciens sortit de la nuit avec balafons et tambours. Et les danseurs se mirent à exécuter d’acrobatiques pirouettes. Grand-père vint poser sur mon front le sceau de l’union. Syracuse me fit signe de ne pas oublier de planter un arbre. Je lui répondis que j’avais compris et je pris la parole :
« Chers Atemengué, vous avez accepté un Ébodé parmi vous. Permettez-moi encore d’accomplir un acte qui me tient à cœur. Je dois planter un arbre. »
Pim m’apporta un arbuste qu’il avait préparé pour moi. Je creusai le sol moi-même pour la plantation d’un flamboyant.
Il existe encore aujourd’hui à Mitouba et ses branches s’inclinent, me dit-on, quand souffle le vent, comme un grand oiseau en liberté dans le ciel.
Les danseurs et musiciens invitèrent la population à se joindre à eux et à danser. Nous suivîmes bientôt le mouvement général. La cour ne résonnait que de rires et de cris de joie. L’heure où les mariés se retrouvent seuls approchait. On l’annonça. Je tressaillis. Fallait-il y aller ? Bakio, Syracuse, Kamga m’entourèrent. Ichar vint nous rejoindre. Un petit conciliabule nous réunit. On me dit :
« Vas-tu aller chez Magrita ou tu envoies quelqu’un à ta place ?
— Je ne sais pas. Que me conseillez-vous ?
— C’est à toi de décider ! »
Ichar s’était rapproché. Je sentais sa respiration qui me glaçait la nuque. Quel acte s’imposait-il ? On emmena la mariée vers sa chambre. Avais-je accompli mon devoir ? Tout le monde ou presque avait l’air satisfait. Mes oncles et tantes, les vieillards du village étaient heureux.
Je retournai auprès des amis de mon père et leur annonçai :
« J’irai chez Magrita. »