On peut ravaler ses larmes, mais jamais ses idées. J’ai quitté le Pays des Crevettes pour Marseille. Aujourd’hui, des majorettes se tortillent le derrière le long de la corniche. C’est la fête du bleu, la fête à la mer.
En descendant la Canebière, je me suis dit que finalement j’étais ici. Le relief chahuté de Marseille me change de Douala. Mais je me suis établi, comme Karl Kiribanga Ébodé, au bord de la mer. Le soleil tape fort. La porte d’Aix est lumineuse et fière. La gare Saint-Charles charrie toujours son lot de voyageurs, dont certains sont un peu perdus, un peu surpris que Marseille et ses voyous ne les aient pas encore pris à la gorge. On a envie d’éclater de rire en les voyant si pincés, si hagards, dans une ville qui leur paraît être un enfer. Ils ont l’air surpris de ne pas rencontrer des hommes au complet-veston gris avec des chapeaux melons sur la tête ! Marseille, ça n’est pas que Borsalino ! S’ils n’aiment pas Marseille, qu’ils aillent à Aix ! C’est à une demi-heure de la gare Saint-Charles !
« Taxi ! »
J’ai circulé çà et là entre les immeubles ; les odeurs de poisson et les ondes de lumière dansant dans l’air m’ont rappelé Douala. Je me suis remis en mémoire le conseil de la prêtresse qu’astiquait Syracuse sur les hauteurs paisibles de Bafoussam. Mon parrain comparait leurs étreintes au galop en liberté d’un cheval. Il remettait en selle la chasseresse en la comblant et de foutre et d’encouragements.
« Faut répondre à la fièvre par la fièvre », avait énoncé ce diable de Syracuse.
Et les ruades, et les retournements, et les tourniquets du bassin réactivé de la prêtresse cadençaient leur rentre-dedans. Avant mon départ pour l’Europe, le bon Syracuse m’avait reparlé de sa Katrina. Elle en savait des choses sur la vie ! Elle m’avait dit :
« Va. Écris à Sitoé. Mais reviens prendre part à la cohue ou à la clarté. »
Elle m’apprit qu’il n’y a pas de soleil de minuit sans éclat d’or et m’enseigna aussi ceci :
« On amasse joies et trésors qui ne sont mesurables que par soi-même. L’essentiel est d’agir en vérité. Une œuvre de la nature qui s’étiole est une insulte à l’immuable beauté des êtres et des choses. »
J’ai aimé la sagesse de Katrina. Je lui suis redevable de cette confession.
Sitoé, toi qui es conscience, te voici postée en veilleuse sur les fragiles rebords de l’aube ! Les sangsues qui pompent la vitalité de l’homme en appellent à la culbute des morpions. Il y a comme une méthodique entreprise de ruine en marche ! Et l’armée des sangsues boit le sang des hommes tandis que se déploient les pelleteuses pour creuser la terre et y enfouir les âmes rebelles. Se redresser, c’est renverser toutes les sangsues !…
Sitoé, il me faut encore dire ceci : avant de quitter le Pays des Crevettes, j’ai, certes, planté un flamboyant à Mitouba, mais j’ai aussi déposé un bouquet de marguerites sur la tombe du roi Manga Bell à Douala, la ville rebelle qui a payé d’un lourd tribut sa revendication d’indépendance.
On ne s’est jamais penché sur cette détestable guerre et sur la puissance coloniale qui tenta, avec des moyens disproportionnés, d’empêcher un peuple de conduire son destin par lui-même. Un demi-million de morts, c’est pas rien ! J’ai retenu, des conversations avec les amis de mon père, que la langueur rend fou. Syracuse, qui bougeait tout le temps, avait pris le parti du mouvement, comme mon père, du reste. J’ai compris que l’ensevelissement de la mémoire est un naufrage supplémentaire. C’est ce diable d’Ichar qui me l’a finalement fait admettre. Il m’a montré qu’une génération, même extraordinaire, n’est jamais complètement admirable. Je me suis intéressé à la fabrique du destin collectif au Pays des Crevettes, et j’ai cru saisir, à travers le flegme de Bakio, que l’ordre est affaire de pédagogie et de doigté. Quant à Kamga, il m’a convaincu d’une chose : il est toujours urgent de s’émanciper.
Maintenant, je me dis que le Pays des Crevettes, ce coin de terre du golfe de Guinée, tarde à se libérer du bricolage. Il se traîne dans l’impuissance et le refus d’opérer la réconciliation entre les vrais combattants de la guerre d’indépendance et les opportunistes au pouvoir. Il tarde à raconter toute son histoire aux enfants des uns et des autres, tous accusés de mollitude généralisée. Seuls les Lions indomptables, en football, échappent à la critique quand ils se donnent la peine d’imposer leur cadence et leurs rugissements. Ils fichent alors une de ces trouilles à la planète foot ! Avec leurs épaules luisantes qui plaisent tant aux dames, ils adorent rouler sur le ventre de leurs adversaires. Gagner est une chose, il faut triompher d’un adversaire et le rendre cependant heureux d’avoir perdu contre de si élégants athlètes. C’est à cela qu’ils doivent maintenant s’atteler. Ils en ont toutes les aptitudes et le génie…
Sitoé, Marseille m’enchante…
Cependant, devant les couleurs de la mer et ses miroitements, la rage de secouer le monde m’empoigne. Les envies de vie montent et grondent. Une autre question, plus confuse encore, me revient : « Que raconterais-je à mon père, Karl Ébodé, si, au-delà de ce monde, nous nous revoyions ? »
Qu’il eut tort de ne pas assez respecter la femme ? Non, je ne lui reproche pas d’avoir cherché la flamme auprès d’elle. Mais de n’avoir pas entendu ce qu’elle avait à dire. Aussi passa-t-il à côté des idées que développait ma mère. Elle qui me disait encore : « Kin enë gui ai bitul », autrement dit : « La force du cou vient des épaules. » Il eut certes des amis, mais il s’éteignit en solitaire.
Avant de mourir, il avait eu ces mots pour qualifier nos gouvernants :
« Ils n’ont qu’une vision unitaire de la politique ; elle pétille au début, puis les pétillements s’estompent et les buveurs s’affaissent ! Ils se cabrent alors et deviennent irascibles et méconnaissables. »
C’est bien ce que pensait Mongo Beti qui a tiré sa révérence il y a peu de temps. A-t-il rejoint son ennemi le Président Ahidjo ? Parlent-ils de la terre des hommes ou se moquent-ils de leurs terriennes querelles ? Faut dire qu’Ahidjo est mort il y a longtemps, mais il est enterré au Sénégal où il est maintenu dans un exil post mortem. Lui, Ahidjo, premier Président des Crevettes, fondateur de la vision politique vin-de-palme, doit être affligé de voir ses créatures ou ses successeurs tâtonner en permanence. « Qui va à tâtons, va au bâton », crie l’homme de la rue à Douala et à Ngomedjap, mais cela n’a l’air d’émouvoir personne. Un soupçon de démocratisation sous ordonnance n’est pas l’hirondelle qui annonce le printemps démocratique. Quand rentrera donc le corps d’Ahidjo pour que le peuple, enterrant dignement ses morts et ses fantômes, s’écarte de la rapine et libère la mémoire du Pays des Crevettes ? Ce n’est qu’à ce moment-là que la claire vision des enjeux prendra forme et que disparaîtra la posture névrotique actuelle. Qu’en pense Thierry Fougères ? Je lui poserai la question dans un instant. À mon avis, Karl Ébodé eut tort de se retirer des affaires de la cité…
Marseille est lumière. La brume qui recouvrait la ville hier a disparu, on aurait dit le geste brusque d’une mariée enlevant sa robe de cérémonie…
Les noces sont des joutes ; la nuit éclaire les portemanteaux ! J’aime l’odeur de la Canebière… et c’est ici que j’entends vivre.
Aujourd’hui, j’ai rendez-vous avec Thierry Fougères sur le promontoire qui domine Endoume, et qui vous envoie en pleine figure ses nuances de bleu et de vert moutarde. En contrebas, il y a la baie qui bruit de toutes les sonorités de la ville et de la mer. Les goélands lanceront dans l’air leurs cris, comme pour dire aux promeneurs de se dépêcher de jouir du spectacle des vagues et du va-et-vient des bateaux. Il y a aussi, alentour, les crissements des pneus, l’odeur de la gomme qui chauffe. La corniche braille. Il y a la colline et, tout autour, des habitations et des villas : Clémence, Farniente, Akiba !…
De loin, elles ressemblent à des champignons multicolores. Cette vision apaise lorsqu’on remonte la rue du Docteur-Giraud. Thierry habite à deux pas. Un chemin étroit se contorsionne entre les figuiers, les pins et les saules. Lui et moi, nous dévalerons la colline en faisant rouler quelques pierres du bout de nos chaussures. Elles nous devanceront sur la terrasse d’Endoume. Le sort de ces cailloux me paraît parfois enviable, même si un vieil adage a réduit à néant leur rêve de liberté : « Pierre qui roule n’amasse pas mousse. »
Au diable, l’avarice ! J’aime la cadence de ces pierres. J’aime les ramasser, les faire danser dans ma main. Leur musique est belle. Et leurs sons résonnent comme des notes de mémoire. Elles sont utiles au souvenir, celui des jeux d’enfants, là-bas sur les plages de Douala. Elles ne permettent pas de congédier le passé, mais de rêver encore à demain.
Thierry a préparé son bateau. Le vent est nul ; la mer est calme. Tout à l’heure, je glisserai donc de nouveau ma main derrière les billes d’eau éclatant dans le sillage du bateau lancé plein pot sur l’autoroute marine. Le ciel est bleu, le soleil tape dur sur la Corse et, là-bas, sur la Sardaigne. Cette dernière nous dévoilera aussi ses criques, son eau claire et ses rochers. Ma main se placera sous les vagues et caressera leurs rondeurs posées sur la mer comme des fesses bombées. J’aime ce contact. Et il m’arrive de penser que je tends une main à la mer et qu’elle me tend la sienne, dans le roulement des flots et des consentements mutuels.
L’autre jour, j’ai posé une question à Thierry Fougères :
« Qu’est devenu Vasco, l’ancien Gouverneur des Crevettes ?
— Il a publié ses mémoires, il y a quelques années de cela. La recension n’a heureusement pas eu un fort écho dans l’opinion, bien qu’un quotidien ait cru utile de titrer : “L’Afrique est incivilisable. Propos d’un Gouverneur lucide.” »
Je m’étais exclamé :
« Il n’avait donc pas digéré…
— C’est le cas de le dire ! Il n’avait pas digéré les crottes de nez des primitifs, reprit Thierry. Il affirmait aussi, dans ce livre aujourd’hui introuvable, que l’Afrique choisira toujours la barbarie contre l’humanité. Elle n’est pas à plaindre, selon lui, mais plutôt à abandonner à son sort car elle dévorera toujours ses enfants et… ses amis. “L’Occident, disait-il, ne doit se préoccuper que de commerce dans son rapport à l’Afrique. Sans états d’âme. Des esclaves aux trains de bois, du pétrole aux minerais, des tirailleurs aux ouvriers, du trafic d’organes humains aux vaccins contre les pandémies, voilà tout ce qu’il y a à entreprendre avec l’Afrique. Le reste est du chewing-gum.”
— A-t-il parlé des représailles de mon père dans la crique de Victoria ?
— Pas un mot ! Eugène, raconte-moi à présent comment s’est passé le règlement de la dot de ta mère ?
— Très bien, tu sais. Je suis quitte avec le Patrouillard et j’ai déjoué les pièges tendus par la belle-famille. En réalité, la bande à papa m’a presque volé la vedette.
— Et la nuit de noces ? Je suis curieux de connaître comment tu t’en es sorti. Qu’as-tu fait du fameux fruit que les mariés doivent manger ensemble ?
— Il avait été déposé dans ma chambre. Oui, faut que je te raconte tout. Ce soir-là, ma décision de rejoindre ma mère avait été approuvée par les amis de mon père. Seul Ichar était venu me voir après leur départ. Une lueur étrange dansait dans ses yeux imbibés d’alcool et de chanvre. Il m’a dit : “C’est pour te rendre service, Eugène, que je te parle. Cette nuit, j’irai à ta place dans la chambre de ta mère, lui porter le fruit… Je veux le faire par devoir…” Je n’ai pas réfléchi. J’ai abattu mon poing dans la figure d’Ichar.
« Il s’est étalé de tout son long. La nuit était vraiment noire. Tout le monde dormait. Les tam-tams s’étaient tus. Tout était redevenu calme. En abandonnant Ichar, je suis reparti vers le flamboyant que j’avais planté. J’ai alors pris la direction de la case de ma mère. Elle m’attendait et des larmes de bonheur inondaient ses yeux. Elle m’a dit :
« “Tu as recousu le pagne du village qui était en lambeaux. Maintenant, va chercher le corossol ! Il nous désaltérera…” »