En relisant La transmission vingt ans après sa publication, me reviennent deux échos suscités par ce livre : celui des lecteurs qui m’inondèrent de lettres de condoléances, et auxquels je répondis avec le ton attristé et plein de gratitude qui sied à la circonstance ; puis celui, furieux, de mes frères et sœurs ahuris à l’idée que je fasse paraître un roman dans lequel je racontais la mort de mon père alors que celui-ci était vivant, bien portant et n’avait recueilli aucun avis de la Faculté qui eût mis en alerte sa santé. Je reçus stoïquement leurs reproches, me bornant à dire qu’il s’agissait bien d’un roman, et j’attendis la suite.
Mon père voulut découvrir ce livre dont les médias parlaient bruyamment, comme cet article de Jean-Claude Perrier au titre fracassant et qui parut dans Livres Hebdo : « Scandale dans la famille ». Le journaliste y précisait le contexte, faisait monter l’adrénaline autour d’ébats osés, exposait la mission dévolue à un adolescent orphelin, relevait les nombreux enjeux du sujet abordé et concluait : « Eugène Ébodé écrit vif, drôle, poétique aussi. Il s’inscrit dans le renouveau de la littérature africaine auquel nous assistons actuellement, et qui offre un souffle salutaire au roman français. » Mon père lut donc le roman et sa réaction me parvint : la même fratrie, qui m’avait admonesté, rivalisa d’appels pour m’annoncer cette fois « En lisant La transmission, papa était mort de rire ! ». Il ne s’en tint pas à cette hilarité : il me réclama plusieurs exemplaires qu’il distribua à ses connaissances et, lorsque je fis le voyage quelques mois plus tard au Cameroun, il m’accueillit avec transport, me complimenta pour mon imagination et, à ma grande surprise, voulut « clarifier quelques points imparfaitement renseignés ».
Ce sont ces quelques points que la présente édition améliore et complète, notamment le jugement que mon père portait sur la politique en général et sur le premier président de la République du Cameroun en particulier, M. Ahmadou Ahidjo : « Un grand patriote et un éminent homme d’État », me confia-t-il à son propos. Comme je l’écoutais et le regardais avec des yeux qui imploraient une suite, elle vint : « Si j’ai quitté la politique, mais aussi les fonctions de trésorier de la ligue de football du Wouri, ce n’est pas à cause des considérations que tu as formulées. Mes démissions arrangeaient les opportunistes ! J’ai agi de la sorte poussé par une seule conviction : le monde politique ne s’élève que rarement, peut-être dans des circonstances exceptionnelles. La plupart du temps, il n’est qu’un théâtre où on écrase pour ne pas être écrasé. Ce n’est pas là une noble ambition, c’est la course aux intérêts particuliers. Or, la construction d’une nation prospère ne peut être l’affaire de quelques individus, auxquels les partis se sont accommodés de vouer un culte au lieu de consolider des institutions fortes. La volonté du peuple était escamotée, notre génie jeté dans la poussière. À mes anciens camarades du maquis, j’ai eu le tort de citer, pour les mettre en garde, une formule célèbre que tout homme public d’envergure doit méditer et reméditer : “Nul ne peut se prévaloir de ses propres turpitudes.” La turpitude, voilà l’enfer des gouvernants et de leurs oppositions politiques ! » Mon père avait bien aidé le mouvement insurrectionnel à Douala, mais c’est en démocrate qu’il voulait agir et non s’inscrire dans le radicalisme romantique de ses amis insurgés. L’impasse actuelle du Cameroun, il la voyait déjà ; et il poursuivit : « Les démocrates n’ont jamais vraiment existé comme force, et les radicaux ont trop plongé dans la puissance de la nostalgie et la culture de la véhémence pour construire une alternative crédible. Entre les deux, j’ai compris que la route semblait toute tracée pour le marais des opportunistes et le cycle des impuissances. Les opportunistes n’aiment qu’eux-mêmes ! ».
L’autre réaction qui m’est restée est celle des lecteurs. Ils rivalisèrent d’imagination dans leurs courriers où s’étiraient leurs condoléances attristées. Ils avaient pris mon roman pour un récit, une confession. Que devais-je faire sous la lueur éplorée de leurs lettres ? Le mort ? ou l’orphelin saisi de gratitude devant tant de compassion ? Je les remerciai avec toute la sincérité qui se puisse mobiliser, tant pour la forme que pour le fond des attentions prodiguées et, je dois dire, touchantes. Qu’est-ce qui motiva mes réponses ? L’ironie ? L’autodérision chère à la tribu des Betis dont je suis originaire ? Rien de tout cela ! Je ne fus guidé que par la manière dont mon éditeur, Jean-Noël Schifano, avait accueilli ce roman : « déployant comme personne, disait-il, le baroque existentiel que je tiens pour l’unique voie royale de la fiction ! » Mon éditeur exultait, exaltait le texte dans toutes les tribunes écrites ou audiovisuelles où il s’exprimait.
Cette nouvelle édition témoigne de son opiniâtreté. Il me revient qu’il s’était rendu au Cameroun pour présenter mon hymne baroque aux médias et aux autorités publiques. Il fut reçu par le ministre de la Culture de l’époque, l’écrivain Ferdinand Oyono, auteur de l’inénarrable et classique Le vieux nègre et la médaille. Le ministre prolongea leurs échanges autour de La transmission, au point que quand l’aide de camp du président de la République vint l’avertir que le chef de l’État l’attendait dans l’hélicoptère présidentiel, il le chargea de répondre qu’il tenait à achever une discussion animée avec un important éditeur parisien. Il me revient aussi que mon éditeur ne voulut pas rencontrer mon père quand je l’y invitai. Il répondit le plus sérieusement du monde : « Mais, c’est impossible, il est mort ! » Il le prononça sur ce ton définitif, le même que celui avec lequel il saluait la double audace qu’il avait lue dans mon écrit : formelle et générationnelle.
La transmission convoquait aussi, en arrière-plan de la figure paternelle, une héroïne du Sénégal et des luttes africaines pour l’émancipation du continent : Aline Sitoé Diatta. Elle se serait éteinte après avoir été emprisonnée puis déportée quelque part au Mali pour insubordination devant l’occupant français durant la collaboration du régime de Vichy. L’insubordination est le motif que j’ai retenu et qui se manifeste dans la scène, fictive, où Karl Ébodé et son commando font subir une humiliation à un gouverneur français au Pays des Crevettes dans les années cinquante pour venger un compatriote outragé par la puissance occupante. La scène avait amusé mon père. Il en avait encore les yeux qui larmoyaient de plaisir lorsque je me rendis à Douala en 2003. Il me lança à ce sujet un mot sibyllin en s’essuyant les yeux : « Finalement, l’imagination des écrivains n’est pas un vilain défaut ! »
L’académicien et ancien Premier ministre gaulliste Pierre Messmer, qui avait administré le Cameroun et connu la période que je relatais et ses tragédies, m’adressa un mot de félicitations, lui aussi bref, riche de souvenirs dissimulés sous les origines ibériques du nom du Cameroun : « Je me souviens du pays des camarones ! » Voilà pour ce qui touche aux aspects politiques de ce roman.
Une autre donnée, et non la moindre, à la fois familiale et sociale, me conduisit à placer l’axe central du roman dans la réparation de l’affront fait à Magrita, la mère du narrateur. Il faut comprendre que lorsque Karl Ébodé renonce à sacrifier au rituel de la dot, il rompt et annule une étape traditionnelle qui consacre un mariage et vaut l’adoubement de la tribu. C’est en pensant aux vexations éprouvées par les femmes, blessées et méprisées quand leur époux refuse de payer la dot, que j’ai écrit La transmission. Le patronyme de mon père, Charles Ondobo Ébodé, est légèrement modifié, tandis que celui de ma mère – Vilarienne – subit ici une transformation et éloigne le roman du récit. L’intrigue n’était pas une ode à une tradition mercantile et avilissante pour la femme, comme des lecteurs ou une recension conservatrice ont pu le croire. Non, je m’étais certes inspiré des reproches que ma mère, pendant mon enfance, adressait à mon père qu’elle accusait de n’avoir pas offert la dot, et, par conséquent, « de n’avoir pas donné à manger aux mamans », c’est-à-dire aux femmes qui l’avaient élevée et nourrie dans son village. Magrita, l’épouse de Karl Ébodé, porte ainsi le cri des femmes mariées a minima, que la cérémonie de la dot n’a pas reconnues et honorées. La fonction éducative et nutritionnelle en Afrique appartient souvent à une cellule plus large que celle qui relève de la stricte famille biologique.
Il m’importait de rendre visibles, dans le contexte de la décolonisation, les turbulences qui agitaient une société, de montrer les destins collectifs en mutation, de décrire des trajectoires individuelles contrariées ou contrariantes, de restituer l’itinéraire d’un père convaincu que l’histoire est une référence collective. Dans mon rêve d’écrivain, La transmission était un commencement, un avant-texte dans l’univers des textes, dont le projet amalgamait l’autofiction, la géographie, l’Histoire, les parcours individuels pris dans un moment particulier : les indépendances africaines. Ce premier roman dans la collection « Continents Noirs » avait valeur initiatique et vertu civique. Il me permettait de sonder mes origines, de parler de la famille et de l’État national, sans oublier l’état du monde. J’ai donc commencé mes déambulations littéraires au plus près de mon jardin avant d’ouvrir les yeux sur l’ailleurs, sur les joies qui nous illuminent et sur les catastrophes qui nous interrogent, sur les bruits et fureurs du monde, sur les génocides, sur les abandons de ceux qui croupissent dans les îles du désespoir.
Citoyen d’ici et du monde ? Incontestablement, car je suis convaincu de la pluralité en nous et méfiant vis-à-vis des assignations à résidence. Les générations n’héritent pas du passif de leurs pères. Ceci ne correspond qu’à une lecture juridique et non à une logique de civilisation solidaire. « Les générations héritent surtout de la passivité de celles qui les ont précédées », m’a encore confié mon père. La transmission est le livre des réparations, ajouta-t-il, en épilogue à notre vieille conversation qui eut lieu à Douala en juin 2003 autour de mon roman.
Je ne pourrai plus proposer à mon éditeur d’aller saluer mon père, puisqu’il nous a vraiment quittés le 13 octobre 2005, onze jours avant Rosa Parks, six mois après Jacques Rabemananjara – mon mentor malgache. Pour honorer la mémoire de Jacques et notre compagnonnage littéraire, je suis allé enseigner à Mayotte et en suis revenu avec Le balcon de Dieu. Lors de la dernière conversation téléphonique avec mon père, qui eut lieu quatre jours avant sa mort et dans laquelle il me fit ce que je pris pour ses adieux, il me rappela de m’adosser à l’éthique de responsabilité. La clé de voûte de toute action digne et admirable. Aussi suis-je persuadé que lorsque nous prendrons en charge l’épuration des passifs que l’Histoire nous a légués, nous grandirons et consoliderons par là même nos propres legs aux enfants, aux femmes et aux hommes de demain.
M’Zouda (Maroc)
7 août 2019