Devant les autres, nous passons la plupart de notre temps à fanfaronner ou à récrire la réalité. Face à l’épreuve, nous nous dégonflons généralement comme des baudruches. C’est le sentiment que m’avait laissé la nuit blanche passée au domicile d’Ichar. Mille fois, après ses extravagantes confidences, j’avais conclu que ma présence chez lui ne se justifiait plus. Un air pesant flottait dans la chambre que j’occupais, et, bien que déterminé à vider les lieux, les forces m’abandonnaient au moment de m’en aller. Thimoté était resté sous la véranda. Il ne tarda pas à la quitter à son tour. J’entendis son pas dans le couloir et pensai : « S’il ouvre ma porte, je le tue. »
Je saisis une chaise et attendis. Mais Ichar fila se coucher. Son pas lourd s’éteignit alors que je brûlais toujours d’une fièvre inhabituelle. Perdu, hargneux, dérouté, j’ouvris violemment la fenêtre de ma chambre. C’était une grande pièce où un lit minuscule, en bambou, bas, un rien branlant, m’attendait.
Je me penchai au-dehors. Les ombres derrière les arbres, la chute des fruits trop mous s’écrasant au sol avec un son mat affolaient mes sens, et l’environnement extérieur me paraissait traître et hostile. La nuit était d’encre ! Aurais-je réussi à survivre aux dangers extérieurs ? Les fauves étaient certainement de sortie ! Les mauvais esprits et les criminels pullulaient sans aucun doute dans le coin ! J’en vins à m’interroger sur la réaction de mes hôtes dans le cas où je les aurais quittés sans les prévenir. Que penserait la femme de Thimoté lorsqu’à son réveil elle découvrirait mon absence ? Que dirait-elle de ma conduite ? « Ce qu’elle voudra ! » ne cessais-je de me persuader en serrant les lacets de mes chaussures ou en remontant mon pantalon d’un air décidé.
Aussi, après plusieurs tentatives de départ infructueuses, je me mis à soupeser les arguments qui pouvaient militer en faveur de la prolongation de mon séjour à Kolbis. Devais-je sérieusement accorder du crédit aux propos de Thimoté Ichar ? Ses confidences étaient-elles vraies ? Non, il n’était pas homme à inventer une histoire aussi scabreuse que celle que j’avais entendue. Était-il possible que mon père, tout en m’invitant à payer sa dot, eût pensé que j’aurais connaissance du secret qu’il partageait avec Ichar ? S’il y avait pensé, m’aurait-il alors recommandé de revoir ses amis ? Peut-être ! Les idées se bousculaient dans ma tête. Si la dernière volonté exprimée par mon père avait consisté à faire de moi un garçon plus décidé, plus intrépide, j’étais loin du compte ! Que devais-je penser ? Pleurer ou me morfondre n’était d’aucune utilité. De la chambre de mes hôtes, me parvenaient des ronflements m’indiquant qu’ils dormaient paisiblement. Et si j’allais foutre le feu à leur baraque ? Et si je me munissais d’un gourdin pour l’abattre sur le ventre rebondi d’Ichar afin de le dégonfler comme un pneu ? Tout cela ne serait que lâcheté ! Non, il fallait partir ! Et les brigands ? Et les sorciers ? Et les monstres ? Tant pis…
Mais je m’arrêtai aussi devant cette supputation : Et si Thimoté possédait un puissant sortilège contre lequel je ne pourrais lutter ? Possédait-il un don inconnu qui me retenait chez lui ?
Soudain, le vent se mit à siffler aux volets de ma fenêtre comme un avertissement. J’abandonnai la partie. Je plaquai mes mains sur mes deux oreilles. Les sifflements continuaient. Comment pouvais-je affronter les éléments et lutter contre les idées troubles qui me venaient ?
J’ai souvent repensé à cet épisode au cours duquel j’avais mesuré mon impuissance. Cette nuit-là, pourtant, à un certain moment, j’avais essayé de me donner du courage en me remémorant une scène nocturne dont le souvenir terrifiant aurait dû me prémunir contre la peur et me pousser à défier la nuit et ses grondements.
Je m’étais rappelé une veille de match de football. Nous devions disputer une demi-finale de la coupe interquartier…
Notre entraîneur, sous le prétexte de souder l’équipe et de nous forger un moral d’acier, nous avait contraints à nous rendre dans un cimetière. J’avais treize ans. Les morts, ainsi qu’on le racontait, ne supportaient pas les peureux. Et puis, le coach nous avait indiqué que ceux qui échapperaient au rendez-vous du cimetière courraient de grands risques : « Les poltrons pourront toujours jouer, mais les génies de la brousse leur casseront les tibias ! » avait-il menacé. Ce fut donc en tremblant et en trébuchant sur les mottes de terre et sur les dalles des tombes que nous fîmes notre ultime séance de footing. En courant dans ce cimetière, quelques-uns étaient tombés dans des caveaux vides. Alors que nous ne pensions qu’à nous enfuir, le coach rattrapait les uns et les autres en disant : « Il faut bouillir d’envie pour vaincre un adversaire et combattre la peur. Qui veut pisser ? – Moi, moi, moi, moi aussi, répondirent plusieurs voix. – Pissez dans votre culotte si vous voulez, mais alors ne vous présentez plus dans un stade ! »
Et on avait porté secours aux copains tombés dans les tombes. Et on avait couru encore, sans pisser autrement que dans nos culottes et sans piper mot. La peur qui nous habita cette nuit-là m’avait paru indépassable. Mais voilà que chez Ichar j’avais également été tétanisé par un sentiment de panique qui surpassait celui de mes souvenirs.
À Kolbis, j’étais seul, livré à moi-même. Il n’y avait ni coach ni copains auprès desquels j’aurais pu m’appuyer. De plus, il m’aurait fallu, pour rallier Ongola, la capitale, parcourir une trentaine de kilomètres à pied, traverser la brousse, affronter hyènes et autres bêtes féroces.
Je m’interrogeai : Quelle allait être ma réaction lorsque je reverrais ma mère ? Comment pouvais-je m’affranchir de l’aide et des conseils d’Ichar si je maintenais l’idée de payer la dot ? Étais-je encore capable de l’associer à ma mission ? Cela n’allait-il pas contribuer à asseoir son influence et son implication dans nos affaires familiales ? N’avait-il pas déjà été suffisamment mêlé à celles-ci ? Mais qui m’apporterait alors la confiance et la complicité que la réalisation du vœu de mon père exigeait ? Quel être au monde n’eût écrasé son poing sur la figure du même Thimoté Ichar après les révélations qu’il m’avait faites ?
Moi…
Le désarroi dans lequel les révélations d’Ichar m’avaient plongé, l’état de colère qui me submergeait, bref la conjugaison de tous ces éléments me retint chez Thimoté. Ce ne fut qu’aux premières lueurs du jour que je m’endormis, après avoir constaté avec fatalisme l’extinction des nobles sentiments qui m’avaient continûment suggéré de lever le camp.
Au réveil, des odeurs de rôti de porc-épic m’avaient tiré du lit. Diable, mon plat préféré ! Si ma tête était encore alourdie par les interrogations de la nuit, l’envie de m’en aller disparut complètement à mesure que les effluves du repas s’échappaient de la cuisine de Mininga.
À table, je fus un convive peu bavard, mais cela n’avait rien de surprenant ; me sachant d’un naturel secret, mes hôtes ne trouvèrent pas de signes alarmants dans mon comportement. Au début du repas, Ichar m’avait adressé des regards obliques. Ses yeux baissés trahissaient son inquiétude. Regrettait-il de m’avoir parlé ? Comme mon attitude ne laissait entrevoir aucune animosité, il redevint affable. Mininga me souriait, ne se doutant pas des affres qui me restaient de la nuit agitée que je venais de vivre. Comme son repas m’avait redonné un brin d’enthousiasme, je lui dis :
« Ta cuisine est excellente !
— Vraiment ?
— Oui, je me suis régalé !
— Ébodé, ça me fait plaisir de l’entendre. Tu vois, continua-t-elle, je peux présenter les meilleurs plats du monde à cet imberbe d’Ichar, il faut toujours le supplier pour lui arracher un compliment !
— C’est que tu m’épuises avec tes sauces ! répliqua Ichar.
— Quoi ? questionna Mininga.
— Tes plats sont succulents, mais quand on se moque de mon obésité, tu ne dis jamais que c’est à cause de ta cuisine que je suis rond comme un ballon.
— Hein ! Ichar… Tu penses vraiment ce que tu avances là ?
— Non seulement je le pense, mais je les porte bien, tes sauces ! Cela se voit !
— Ekékélékéléééé ! Ichar, moi qui me donnais tant de mal ! Tu me critiques aujourd’hui ? »
J’avais essayé de calmer le jeu :
« Elles sont bonnes, les sauces de Mininga.
— D’accord, répliqua Ichar. Elle m’engraisse comme une oie mais elle n’a pas le droit de réclamer des louanges pour cela. »
Mininga s’était écriée :
« Si tu n’avais pas entendu ça, me croirais-tu, Eugène ? Voilà comment ce cochon me remercie ! “Un homme, un vrai, doit être fier de sa graisse”, me disait ma mère. Il a même le devoir de l’exhiber. En tout cas, ce n’est pas ma belle-mère qui m’aurait reproché de trop nourrir son fils ! Elle trouvait toujours qu’il était maigre comme un clou et me soupçonnait de ne jamais lui donner assez. Ichar, dès qu’Ébodé s’en va, tu t’occuperas de tes repas pendant une bonne semaine…
— Si ça pouvait être vrai…, murmura Ichar en joignant les mains et levant les yeux au ciel.
— Tiens, voici la religion de feu ton ami : le Vieux-Pape ! » s’exclama Mininga en posant une bouteille de vin sur la table.
Elle se tourna vers Ichar :
« Bois maintenant et tais-toi ! »
Après le repas, j’avais profité de l’habituelle sieste d’Ichar pour fausser compagnie à Mininga et pour me précipiter dans ma chambre. J’avais dormi jusqu’à l’heure du dîner. Nous avions ensuite achevé les restes du porc-épic avec de la banane plantain pilée ; mûre, elle était sucrée, son goût se mariait fort bien à la sauce aux herbes aromatisées préparée par la maîtresse de maison. Et cette journée s’écoula ainsi, sans qu’Ichar et moi nous ayons eu une conversation qui rappelât ses confidences de la veille. M’avait-il malgré tout senti sur la réserve ? Lorsque Mininga se retira et que je m’empressai de l’imiter, il ne fit rien pour me retenir.
Ce ne fut qu’au quatrième jour de mon séjour que j’informai Ichar du motif de mon voyage. La nuit précédant mon départ, je le pris à part :
« Je voulais te consulter depuis longtemps, commençai-je. Sur son lit de mort, mon père m’a demandé de payer la dot de ma mère… J’ai accepté. Mais les années passent… Depuis deux ans, je n’arrive pas à agir… »
Ichar m’avait écouté. Nous étions dans le salon et la figurine, qu’il avait installée sur la commode, semblait nous observer. Détournant le regard et fixant mes chaussures, je lâchai à mon hôte :
« L’histoire que tu m’as racontée l’autre soir me ronge. J’ai beaucoup hésité à rester ici. »
Ichar avait relevé ses paupières et opiné de la tête. J’avais toutefois tenu à dire :
« Je veux payer cette dot. Mais je redoute la réaction de mes grands-parents. Je crains aussi celle de ma mère ainsi que le comportement des gens du village. Accepteront-ils, les uns et les autres, qu’une telle cérémonie ait lieu ? Personne n’a jamais organisé ça. Une dot sans le mari, ça ne s’est jamais vu ! »
J’avais aussi soulevé la question des enveloppes que m’avait confiées mon père. Je livrai mes craintes :
« Cet argent peut se perdre. Je ne souhaite pas le conserver plus longtemps. Je ne veux pas qu’une malédiction me frappe parce que j’aurais dépensé l’argent de la dot et désobéi à mon père. »
Quand j’eus terminé, Ichar me regarda, posément, puis des lueurs brillèrent dans ses yeux mouillés. Une nuée de libellules multicolores pénétra à cet instant-là dans la maison et elles vibrionnèrent un moment autour de nous. Un signe du destin ? Un encouragement outre-tombe de mon père, satisfait de nous voir travailler ensemble à la réalisation de son vœu ? Je ne pouvais que formuler des hypothèses. Je constatai aussi la disparition provisoire des idées belliqueuses que j’avais nourries à l’encontre de Thimoté Ichar.
Est-ce l’émotion qui me gagna moi aussi ? Toujours est-il qu’il m’avait semblé apercevoir le visage de mon père dansant dans les yeux embués d’Ichar. Il était là, il nous regardait, il réclamait la paix, il nous poussait à enterrer la hache de guerre. Il m’ordonnait d’être un homme, une sorte de mutant dont l’action marquerait peut-être une ère nouvelle. Les libellules colorées de vert, de rouge et de jaune s’envolèrent les unes derrière les autres, exécutant un ballet autour de nous avant de quitter la pièce. Thimoté et moi gardions le silence. Des frissons m’envahirent. Ichar rompit le premier la glace. J’ai fidèlement conservé en mémoire les paroles qu’il prononça alors :
Je te remercie de m’associer à la réparation des fautes de Karl Kiribanga Ébodé. Les anciens disaient que « l’étoile jaillit des ténèbres pour éclairer le chemin de la taupe ».
Il dit encore :
Au cours de ma petite vie, qui aurait pu être insignifiante, l’étoile, mon étoile a été Karl. Ton père est devenu le frère que je n’ai pas eu. Il a été le guide de l’orphelin de père que j’ai été trop tôt. Mais il n’a jamais été l’enfant que le bon Dieu m’a refusé. Je vais t’en dire davantage à ce sujet. Si je n’ai pas connu les joies de la paternité, c’est parce que j’avais des empêchements bizarres au moment où les femmes sont dans la bonne période de conception. Ce phénomène m’est demeuré inexplicable. Quand je devais donner à Mininga la goutte qui ensemence, eh bien, rien ne tombait. Et quand ça venait, je la versais sur le côté, pris par une espèce de secousse qui me saisissait soudain. Parfois, durant la pleine lune, je restais des heures entières au lit avec Mininga. Mais la goutte ne coulait pas, tellement j’étais angoissé. Ma femme en avait marre et me repoussait sans vouloir comprendre. Bref, le temps a passé, Mininga s’est faite à l’idée que nous n’aurions pas de bébé dans la maison. Avais-je peur d’être père ? L’angoisse d’élever un enfant, la peur de donner naissance à un monstre ? Il y a des choses qu’on subit ou qu’on ne parvient pas à maîtriser. Alors, si tu veux me croire, Eugène, sache que je suis prêt à tout entreprendre pour que la dernière volonté de Karl soit exaucée. En participant au règlement de la dette de Karl, je me sentirai un peu père, je me sentirai aussi un peu moins redevable de tout ce qu’il m’a donné. Il me pardonnera, là où il se trouve, de t’avoir révélé ce que tu sais désormais sur ta mère. Karl se moquait des traditions. S’il a finalement voulu que la dot soit payée, il n’y a pas de temps à perdre. La saison des pluies bat son plein, ce n’est pas la bonne période pour organiser une fête ; elle risque d’être gâchée par les inondations qui coupent les routes de Mitouba. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus compter sur la science des pluviateurs. Les plus sérieux d’entre eux ont disparu sans avoir transmis leur savoir. En septembre, le temps sera meilleur. Prions le ciel pour que tes grands-parents restent en vie. Pour moi, ce que tu dois faire sans tarder se résume en quatre points : D’abord, rends-toi immédiatement à Mitouba pour recevoir l’assentiment de tes grands-parents sur la cérémonie de la dot.
Je voulus parler, mais il m’arrêta :
Dès que tu auras recueilli leur accord – fais tout pour qu’il en soit ainsi –, cours au village de ton père et mets en alerte le vieux Okoba, le chef intérimaire ; informe la vieille tante Atana de la situation et dis à Youbi, le cueilleur de vin de palme, de ne pas trop solliciter les meilleurs palmiers avant la date de la cérémonie.
La troisième démarche sera de te rendre à Leboudi, au village de ta grand-mère paternelle. Tu y réuniras tes tantes et tes oncles, et une représentante de feue ta grand-mère devra se joindre à la délégation qui ira à Mitouba. Enfin, tu dois revoir, avant la date de la cérémonie, les amis de ton père. Ils sont aussi ces autres êtres chers que Karl aurait aimé avoir, en ces circonstances-là, autour de lui. Il te l’a dit. Karl sera fier de toi, il appréciera ce rassemblement qui ne sera pas celui des larmes, mais celui de l’allégresse. L’acte qu’il t’a chargé d’accomplir est unique. Personne, je dis bien personne, n’a jamais réalisé ce que Karl t’a demandé de faire. Il a voulu que les rires qui s’élèveront de Mitouba soient un médicament. Il prendra ainsi sa revanche sur ceux qui l’ont tant vilipendé à cause de cette foutue dot. Ah, Karl Kiribanga Ébodé, dit le Patrouillard ! Le sol où tu es enfoui se soulèvera de joie ! Nous ferons une fête digne de tes vœux, respectueuse de ton désir de surprendre les vivants.
Eugène, tu peux compter sur moi. Je n’agirai que sur tes instructions, si je devais prendre des initiatives, elles seront inspirées par la seule volonté de t’aider.
J’admets que les propos de Thimoté Ichar étaient raisonnables. Je me mis en tête de respecter l’enchaînement des quatre points qu’il avait suggérés. C’est ainsi que je me rendis à Mitouba sous les trombes d’eau que le mois de juillet pissait. Ces pluies rendirent mon voyage pénible et long ainsi que l’avait du reste pronostiqué Ichar. On ne pouvait pas faire un pas sans glisser et se retrouver le cul en l’air.
Je m’étais attendu à trouver mon grand-père alité. Ce fut un homme qui plaisantait et jouait aux dominos que je découvris. Il avait dans la main l’éternel chasse-mouches avec lequel il se tapotait machinalement les chevilles même si aucun insecte ne rôdait dans les parages. Ma grand-mère, toute voûtée, passait ses mains dans sa chevelure entièrement blanche. Puis elle allait s’affairer au milieu de ses tubercules de manioc. Elle ne pouvait s’empêcher d’être active, sauf lorsqu’elle se plaignait de son éternel mal de dos. Elle aimait à tremper les tubercules de manioc dans une grande bassine où elles devaient passer des jours entiers ; ramollies, elles devenaient ainsi prêtes à la fabrication de la liqueur de manioc.
Tout le monde vaquait à ses occupations. Je fus d’abord pris d’un sentiment d’exaspération. À part, je murmurai à ma mère :
« Les grands-parents respirent la santé ! Je croyais les trouver au bord de la tombe.
— Les jours ne se ressemblent pas, fils ! Si tu les avais vus il y a trois jours, tu aurais cru que c’en était fini pour eux. J’ai déjà, par deux fois, fait venir le curé du village pour qu’il leur donne le dernier sacrement. On dirait que l’odeur de l’extrême-onction les régénère… »
À moitié satisfait par cette réponse, je ne pus m’empêcher de penser aux jugements de mon père sur mes grands-parents. C’est donc vrai, me dis-je, ils font du cinéma pour retenir ma mère à leur chevet !
Je me tournai vers ma mère :
« Maman, je les croyais presque morts !
— Tu parles comme ton père, s’effraya-t-elle. Ils ne font pas exprès d’être malades. C’est leur nature qui est ainsi. Un jour n’est jamais semblable à l’autre. Tu comprends ? »
Je préférais les voir en bonne forme pendant que j’avais encore en ma possession les enveloppes laissées par mon père. Durant les trois jours que je passai auprès d’eux, aucune alerte sérieuse ne vint perturber le rythme de notre vie. Mon oncle, Jean-Claude Pim, paraissait peu troublé par les variations d’humeur de mes grands-parents. Qu’ils vivent ou qu’ils meurent, cela ne pesait plus sur lui. Le soir même de mon arrivée, ayant préparé ma mère à l’annonce que j’allais faire, je provoquai la réunion de la famille et j’exposai le sujet de la dot :
« Mon père m’a demandé de réaliser ce qu’il n’a pu accomplir de son vivant.
— Lui ? Quand a-t-il exprimé cette volonté ? questionna mon grand-père en fronçant les sourcils. Tu m’entends ça, Mengué ? » dit-il en se tournant vers ma grand-mère.
Elle se tassa encore plus qu’à l’accoutumée pendant que je répondais :
« Il me l’a dit, juste avant de fermer les yeux.
— Encore ses fantaisies ! laissa tomber mon grand-père. Mengué, voilà ses fantaisies qui le reprennent ! Même chez les morts, il veut encore nous torturer ! Là, c’est fort !
— Oui, c’est lui tout craché. Le diable l’inspirait déjà ici, mais, en enfer, Lucifer et lui doivent bien s’entendre, approuva grand-mère. Ils sont capables de nous entraîner dans une nouvelle farce à travers la naïveté d’un petit garçon. Rien que pour nous emmerder ! Tout ça est fait pour nous tuer ! »
Oncle Pim fronça les sourcils :
« Enfin, voyons ! Mon beau-frère a peut-être compris son erreur. Vous voulez aller contre sa dernière volonté ? Le petit Ébodé est là pour corriger ce que son père a mal fait.
— Mêle-toi de ce qui te regarde ! A-t-on déjà vu un enfant s’occuper d’une telle affaire ? On ne plaisante pas avec le mariage, coupa grand-père.
— Quoi ? Me faites pas rire ! À son âge, vitupéra Pim, vous me pressiez déjà de prendre femme. Qui d’autre que toi a voulu me jeter cette poilue de Grociska dans les pattes ? J’avais l’âge d’Eugène, non ? Alors… shut up ! C’est un homme que vous avez devant vous, pas un enfant, cria-t-il en pointant un doigt ferme dans ma direction, il a dix-huit ans !
— Vous voulez que je vous dise ce que je pense vraiment ? s’enquit grand-père. Ce Karl nous emmerdera jusqu’au bout. Pourquoi n’a-t-il pas réparé lui-même ses propres bêtises ? Dans quels nouveaux tourments veut-il nous plonger ? Oh ciel, fasse que je vive longtemps ! Et quand je fermerai les yeux, j’espère ne plus croiser ce diable d’homme dans le monde du repos et du silence. Il le transformerait en enfer. »
Entendant cela, ma mère était sortie de son silence.
« Cette histoire me concerne, dit-elle avec calme. Cette dot impayée est d’abord ma croix.
— Ton mari nous a humiliés et il n’est pas question de céder à ses caprices d’outre-tombe », glapit grand-père.
Grand-mère ajouta :
« Il nous a donné assez de coups comme cela ! Il a beaucoup ri pendant que nous versions les larmes. »
Ma mère s’emporta :
« N’y aura-t-il jamais de repos pour moi aussi, avant que la mort ne m’enlève de cette terre ? Vos jugements sont durs comme du bois d’ébène et coupants comme la machette d’un cueilleur de vin de palme. Faudra-t-il que mes os crient, craquent et sortent de ma chair pour qu’on me plaigne ? Faudra-t-il que je me précipite toute nue dans la cour du village pour qu’on réalise mes déchirements ? Faudra-t-il geindre en permanence pour vous intéresser enfin à mes plaies ? Elles ne cicatriseront jamais à cause de cette dot et des reproches que vous faites à Kaal ! Eugène est venu vous présenter l’offre de repentance de son père et vous n’écoutez rien, vous ne me regardez pas, vous ignorez mes blessures. Seul votre orgueil s’agite. Comment pouvez-vous faire comme si je n’étais pas là ? Interrogez-moi, demandez-moi mon avis ! N’allez pas croire que j’oublie les humiliations que le temps n’a pas corrigées et qui vous sont restées sur le cœur. Toi, par exemple, oui, toi Mengué, ma mère, tu ne t’es jamais vraiment relevée après les frasques de mon mari. Père lui-même n’a plus été tout à fait le même. Et moi, pensez-vous que je n’ai pas, enfant, vécu dans l’idée de rassembler tout le village le jour de mon mariage ? Depuis l’annulation de la dot, je suis tombée dans un puits de honte. Kaal m’a volé une grosse part de mon bonheur, mais c’était mon mari. Je dois le défendre. Quoi, vous ne comprenez rien au cœur d’une femme qui a aimé et qui aime encore ou vous ne cherchez que la prolongation de mes souffrances ? Kaal est parti. Je ne savais pas qu’il avait chargé son fils de panser nos plaies… un feu a toujours une limite. Éteignons celui qui nous consume depuis longtemps.
— Éteindre quoi ? Tout a brûlé ! dit grand-mère.
— Doucement, Mengué ! » s’écria grand-père.
Tout le monde s’était tourné vers lui. La plaidoirie de sa fille l’avait ému. Il conclut :
« Il faut savoir étouffer les cendres de l’incendie qui couve encore. Que les malheurs de ma fille cessent ! »
La date de la « cérémonie du rachat », ainsi que la baptisèrent mes grands-parents, fut fixée au 5 septembre.
J’étais retourné voir Ichar avant de poursuivre mon périple à Leboudi puis dans le village de mon père pour rencontrer Okoba, le chef intérimaire. Il me sembla, durant le développement ultérieur de ma mission, que l’aide d’Ichar était incontestable. Mais elle réduisait progressivement mon propre rôle. Je sus qu’il effectua plusieurs voyages à Leboudi, chez ma grand-mère paternelle, ainsi qu’à Mitouba. On m’informa qu’il était allé voir le cueilleur de vin de palme pour négocier directement les quantités de vin qui prendraient la route de Mitouba en septembre. Il se rendit aussi chez Atedzoé, l’éleveur de chèvres. Il avait passé commande, chez un charmeur de serpents, des reptiles boucanés faisant partie de la liste des cadeaux à offrir à mes grands-parents. Il avait ajouté, de son propre chef, des tisanes en sachets achetées au Monoprix, le supermarché d’Ongola. Il connaissait le goût prononcé de mon grand-père pour les infusions : ces différents parfums venus de France feraient certainement son bonheur ! Quand Mininga me raconta ces achats, j’en voulus à Ichar de prendre trop d’initiatives. Comme il allait vite ! Mince ! Ce n’était pas à lui de faire tout ça ! Je ne lui en avais pas donné l’ordre ! De quel droit !… Il n’était quand même pas le fiancé de ma mère ! N’essayait-il pas de se substituer à moi et de récupérer à son profit la mission que m’avait confiée Karl Ébodé ? Que manigançait Ichar dans mon dos ? Il oubliait la haine immense qu’il m’inspirait et qui ne demandait qu’à jaillir. Je pris ombrage de ses actions et commençai à réfléchir au moyen de rester maître de la tâche que j’avais à mener jusqu’au bout.
J’étais retourné à Kolbis, mais je m’étais gardé d’ouvrir toute polémique avec Ichar. Cette fois, nous mîmes Mininga au courant de ce qui se préparait. Ichar me pressa d’aller moi-même en informer les autres amis de mon père.
« Rends-toi d’abord chez Syracuse, m’ordonna-t-il. Je crois qu’une certaine Katrina le retient à Bafoussam. Va le voir ! »
Sa voix n’appelait aucune contestation.