Mon père était arrivé à Douala au moment où la bataille faisait rage entre partisans et adversaires de l’indépendance. La puissance coloniale s’accrochait à son pouvoir tandis que les anciens tirailleurs nègres, revenus de la Seconde Guerre mondiale, revendiquaient plus de considération.
La ville de Douala, qui n’est jamais avare de démesure, était, au début des années cinquante, un foyer virulent de l’agitation autonomiste radicale. À quel camp appartenait Karl Ébodé ? À celui de l’action ! Il plaça son énergie au service de la révolte contre l’administration française. Nous ressentions une émotion toute particulière lors des conversations concernant ce morceau de l’histoire du pays et admirions donc les risques pris par le Patrouillard. Celui qu’on surnomma aussi « Docta », dans les rangs des maquisards.
Lorsqu’il évoquait sa découverte de Douala, il rappelait que l’aide que lui avait accordée son frère, Laurent Onguéné, lui avait été nécessaire. Mais, ne voulant être à la charge de personne, il avait très vite trouvé les moyens de sa liberté en allant transporter des pains de glace à New-Bell et au port. Son courage durant les années d’incandescence revenait souvent dans la bouche d’Ichar qui, très souvent, se trouvait à la maison.
Pendant ces années cinquante, juste avant l’indépendance, de nombreux mouvements politiques et associatifs avaient vu le jour ; puis les manifestations, d’abord tolérées, furent interdites. Les combats de rue commencèrent vers Penja avant de s’étendre aux départements du Moungo, de la Sanaga maritime et bien entendu du Wouri, avec Douala comme épicentre. Les barrages routiers se multiplièrent, les pillages aussi. Les fermetures d’écoles, les arrestations et les tueries aussi bien du côté des maquisards que de celui de l’administration, s’enchaînèrent. Karl aurait pu être blessé, arrêté, jeté en prison, torturé, fusillé. Il avait paru peu sensible à la prudence, évoluant par instinct, comme poussé par une force irréductible.
Ainsi s’expliquait la hargne qu’il portait à notre génération, l’accusant de mollesse.
J’admets que rien, en dehors du foot, ne nous passionnait vraiment. Nos aînés avaient subi l’épreuve de la répression et ne voulaient plus entendre parler de politique. Mon père avait du mal avec cette classe d’âge. Il se rabattait sur nous, pour essayer de nous réveiller, mais nous étions trop éloignés du monde qu’il nous décrivait. « Soyez utiles, bon sang de bon sang ! » tempêtait-il souvent. Utiles en quoi ? À ramasser les ordures ménagères et les détritus de toutes sortes qui empuantissaient les abords des rues et des ruelles de notre quartier ? Qui encombraient les caniveaux et bouchaient l’écoulement des eaux de pluies ? Oh, on allait tout de suite tenir pour débile profond celui qui se serait prêté à une telle action civique. Fallait-il combler les nids-de-poule sur les routes ? Arrêter les chauffards qui ne respectaient pas les feux rouges ? Barrer la route aux camions qui ravageaient la forêt et jetaient les Pygmées hors de leurs territoires naturels ? Traîner au tribunal les parents qui ne payaient pas la scolarité de leurs enfants et préféraient dépenser leur argent en buvant le kembé, cet alcool du pauvre, du matin au soir ? Déserter les terrains de foot ? Ah, non ! Et après ? Hein ?…
Plusieurs fois, j’avais effectivement entendu mon père moquer notre « mollesse » :
« À notre époque, n’arrêtait-il pas de grommeler, on ne s’ennuyait pas ! Mais vous… »
Ce type de critique ne nous émouvait guère. Il pouvait toujours causer. Était-ce parce qu’il avait œuvré pour l’indépendance qu’il ne devait plus se sentir concerné par la suite des choses ? Que devions-nous exactement entreprendre pour trouver grâce à ses yeux ? Demander des comptes aux gouvernants ? Bah, quoi, il lisait suffisamment la presse et notamment Crevette tribune, le seul journal de l’époque, pour savoir que des étudiants de mon établissement, le collège Libermann, inspirés par les idées libérales des pères jésuites, influencés par la lecture des textes et des livres de Mongo Beti, s’étaient révoltés. Ils avaient écrit un manifeste contre le régime du Président Ahidjo. L’affaire avait mis en émoi la République des Crevettes. Ces étudiants réclamaient plus de liberté de parole et de critique. Ils souhaitaient une presse pluraliste, ils voulaient lire tous les livres sans avoir à se cacher. Ce texte avait plongé les dirigeants dans une terrible colère. Gouvernants, parlementaires et hiérarchie militaire, c’est-à-dire : Biya, Semengué, Matip et autres Foncha, les enfants d’Ahidjo ou ses créatures, avaient eu peur pour leur poste. Ils avaient convoqué les militaires et leur avaient tenu le langage qu’ils aiment entendre :
« M’bérés, soldats, c’est quoi ça ? Les étudiants s’agitent et osent lever leurs stylos ingrats contre le fondateur de la nation et vous ronflez comme si de rien n’était ? On chante ses louanges ou on écrase tout de suite cette vermine ? Elle s’apprête à foutre la pagaille à Douala et dans le Pays des Crevettes tout entier et vous ne réduisez pas ce délire à coups de crosse et de botte sur les bites de ces vauriens ? »
Un certain Fochivé, tortionnaire patenté, aurait dit :
« Les étudiants doivent étudier. Un point, un trait. S’ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas, s’ils critiquent le père de la nation, alors vous, les militaires, vous ne pouvez gober les mouches et siroter tranquillement vos bières en caressant les fesses des rombières. Au lieu d’étudier, c’est les élèves qui donnent maintenant des leçons ? Merde alors ! Avant que le patron n’apprenne cet acte d’indiscipline, vous devez remettre immédiatement de l’ordre dans les lycées et collèges. Allez botter le cul à ces futurs ventrus si vous tenez aux vôtres, et que ça saute ! Dès demain, on prend un décret contre l’obésité dans l’armée, ça vous rendra plus prompt à l’éclatage des testicules de tous ces intellectuels en herbe ! »
La soldatesque n’avait pas attendu la fin de la diatribe et elle avait ramassé sa graisse et couru, transpirant et sentant la vinasse, au collège Libermann. Elle n’avait pas eu le pied léger, pressée qu’elle était de régler l’affaire et de reprendre le caressage interrompu des fesses des rombières. Tous les étudiants qui avaient Le pauvre Christ de Bomba de Mongo Beti dans leur bibliothèque ou Le devoir de violence de Yambo Ouologuem, avaient été arrêtés. Ils avaient eu beau protester : « Mais chef, ces livres-là sont au programme ! », les hommes en képi hurlaient : « Le programme, c’est l’embarquement sans causer ou nous casser les bonbons, et ça va chier au poste ! »
Pour les autorités, Mongo Beti, qui avait publié Remember Ruben, un roman écrit en hommage au leader de la lutte armée contre les colonisateurs, était l’inspirateur de ce mouvement des étudiants. L’un de ses pamphlets, Main basse…, que personne parmi nous n’avait lu, mais qui avait été interdit par les autorités, lui avait conféré une stature de rebelle. On essayait de le discréditer en arguant qu’il avait délaissé sa pauvre mère et n’était donc pas autorisé à critiquer quiconque. Mais les jeunes intellectuels et la mouvance upéciste, d’obédience marxiste, qui avait survécu aux brimades et aux exactions policières ne juraient plus que par lui. À l’université d’Ongola, des rafles eurent aussi lieu. J’avais quatorze ans. Quel rêve pouvais-je nourrir ? Manger les beignets à ma faim. Boire le kourkourou et taper dans le ballon. D’ailleurs, les bruits avaient vite couru quant au sort des jeunes révoltés. On disait que leurs vies, parce que ces jeunes gens étaient accusés de complot contre l’État, étaient foutues, qu’ils ne ressortiraient pas vivants des mains des militaires. Papa nous rabotait les oreilles avec son accusation de « mollesse ». Que faisait-il lui-même pour que notre existence s’arrange ? Comme à son habitude, il s’en était tiré en lançant une formule : « J’ai donné ! À vous d’arracher votre avenir à l’avenir ! »
Comment ? aurais-je voulu lui dire.
Car nous, on se contentait bien de ce que nous avions. Il pouvait critiquer, mais il oubliait que nous étions à un âge où les interrogations sur le futur ne nous passionnaient pas vraiment. Il avait connu une adolescence mouvementée. Ce qui parfois le rendait impatient. Je l’entends encore raconter : « J’avais très exactement seize ans quand je suis venu suivre la formation d’infirmier à Douala. La décision de quitter Ongola, la capitale, n’avait pas été simple. »
J’ai fini par me persuader que ce départ signifiait non seulement une inadaptation au mode de vie de la capitale où il comptait sa famille et ses amis d’enfance, mais aussi une rupture avec les usages traditionnels dans lesquels il avait baigné. La santé de son père, reclus dans sa chefferie en ruine, n’était pas à ce moment-là très florissante. Par-dessus tout, la réputation de Douala n’encourageait franchement personne à lui délivrer l’autorisation de s’y rendre. L’action clandestine et armée qui revendiquait l’accession rapide à l’indépendance inquiétait. La contagion de la contestation allait-elle faire basculer tout le pays dans la guerre ? Les politiciens, installés à Ongola, plaidaient pour une émancipation progressive, au rythme voulu par la puissance coloniale.
« Toute puissance, observait Karl Ébodé, ne regarde que midi à sa porte. Toute impuissance ne rêve que de l’anéantissement du temps du maître. »
À entendre mon père, Ongola, je veux dire Yaoundé, la capitale, cultivait chez ses habitants le goût pour les compromis policés et trompeurs. Lui, Karl Ébodé, ne se sentait pas en accord avec les hommes qui temporisent. Il était d’un tempérament volontaire et direct. Il méprisait le compromis, affaire de diplomates et de poltrons, estimait-il. En revanche, la truculence de la ville portuaire, les luttes qui s’y déroulaient, l’attiraient. Malgré les craintes que suscitait l’atmosphère fiévreuse de Douala, la simplicité des relations entre les gens et l’humour pratiqué dans la ville correspondaient mieux au caractère enjoué de Karl Ébodé. Les récits des voyageurs revenant de Douala – qu’il ne connaissait pas encore – l’avaient amené à désirer s’y rendre en secret.
Cette ville-là était à sa mesure : fantasque, fiévreuse, aventureuse et attirante. Il la sentait sienne, elle lui appartiendrait, il fusionnerait avec elle, ils ne se quitteraient plus, car un pressentiment, de plus en plus insistant, l’avait convaincu qu’un champ de manœuvres autrement plus intéressant l’attendait à Sawa. Il semblait las de la vie à Nsimalen, ce quartier d’Ongola où il avait suivi ses classes élémentaires. Les excitations qu’il pouvait y connaître n’avaient rien de comparable avec les frissons que la seule idée du port de Douala lui procurait. En ce temps-là, circulaient sous le manteau à Ongola, avant qu’il ne décide de son installation à Douala, les portraits des indépendantistes. Il avait entrepris de les collectionner. À ses risques et périls. Il possédait ceux de Um Nyobè, Mbèm Mayi, Mayi Matip, Ernest Ouandié, Akono Vincent, Ousmanou Muisse, Noah Ahanda et Felix Moumié. Ils étaient ses modèles.
Aller à Douala ou reconstruire le palais de grand-père ? Son choix était fait. Malgré tout, je ne parvenais pas à croire que sa dernière conversation avec grand-père Zak ne l’avait pas davantage affecté qu’il ne voulait le laisser paraître.
Je sais, pour l’avoir compris après sa mort, que son désir de s’éloigner de son village natal avait aussi été renforcé par les polémiques qui sévissaient entre les clans formés autour de mon grand-père. Zak, le vieux lion, ne se sentait plus d’attaque pour imposer le calme et ses vues à chacun d’entre eux. L’atmosphère était des plus détestables.
Mon oncle, Laurent Onguéné, avant de disparaître à son tour cinq mois après le Patrouillard, m’en donna quelques aperçus. Je compris ceci : pendant que grand-père se mourait à petit feu, la lutte à laquelle se livraient les clans de ses sept épouses pour le contrôle de ce qui restait du patrimoine de Zak faisait rage. Pour y échapper, Karl communiqua à mon aïeul son intention de partir à Douala. Grand-père garda d’abord le silence, puis il lui demanda :
« Tu n’aimes pas la terre de tes ancêtres ? »
Avant qu’il n’ait répondu, Zak Ébodé eut cet autre argument :
« Douala est trop… folie et perdition, voilà ce qu’elle fabrique. C’est l’incendie des Crevettes qui y couve et des gens qui parlent de révolution sans savoir ce que ça veut dire soufflent dans les braises. Et l’incendie va grandir. Un Ébodé ne va pas se consumer dans un brasier qui n’est pas le sien.
— Douala me plaît, murmura mon père.
— J’ai compris ! rétorqua grand-père Zacharie. Fils, cette discussion tombe à point. Je vois trop d’appétits s’aiguiser ici. Les miettes de la splendeur des Ébodé intéressent encore les gens. Je crois connaître chacun de mes enfants. Tu as en toi mille vies. Tu es bondissant, tu peux mettre un genou à terre, mais tu renais toujours quand on te croit perdu. Je l’ai remarqué !… Pour peu que tu le veuilles, tu seras quelqu’un.
— À Douala…
— Non !… Ici ! Commençons par le début ! Ne veux-tu pas redonner vie aux ruines qui s’accumulent tout autour de moi ? »
Selon ma mère, Karl avait eu cette réponse :
« Père, je doute d’en avoir la force.
— Évidemment, quand on doute, on ne voit que la chute et le malheur. Viens ! »
Grand-père l’avait entraîné vers la cour et il lui avait montré une aile de la grosse maison bourgeoise de style colonial qu’on appelait le « palais ». Depuis qu’un incendie en avait ravagé de nombreuses pièces, les deux étages supérieurs étaient devenus inaccessibles. Le manque de moyens financiers pour leur réhabilitation avait accéléré leur destruction.
Lorsqu’ils eurent marché en silence sur les pierres calcinées et sur les gravats qui s’amoncelaient alentour, grand-père reprit :
« Fils, lui dit-il, tu es parfois impulsif, impatient et dépourvu de finesse. Tu es cependant capable de travailler avec la force de dix bœufs réunis, comme tous tes frères d’ailleurs. Tes sœurs ? Dieu seul sait ce qu’elles vont devenir. Elles ont une mentalité servile qui m’agace. Je ne peux que regretter de n’avoir pas suffisamment pris en charge leur éducation. Ainsi, tu veux me quitter…
— Non, je veux aller apprendre un métier. Laurent Onguéné, que j’ai rencontré il y a trois jours, m’a affirmé que je réussirai à Douala. Une école d’infirmiers vient d’y ouvrir ses portes, avait répliqué mon père.
— C’est Onguéné qui décide de ce que tu vas faire ? C’est lui qui t’a mis au monde ? Et ce n’est qu’à Douala que tu peux devenir infirmier ? Écoute, je sens que ma résistance au mal ne durera pas longtemps. Je veux que tu prennes ma succession. Les Ébodé ne sont pas difficiles à diriger. Il faut leur indiquer les tâches à accomplir, les rudoyer souvent pour qu’ils ne cèdent pas à leur indiscipline et ils se rueront toujours au travail. La nature les a dotés d’une force de buffle.
— Mes frères sont capables de remplir ce rôle de chef des Ébodé. Il y a Athanase, Charles Onana, Laurent Onguéné, Théophile Awana, Ébodé Onomo et j’en oublie… Ils seront tous à la hauteur de la tâche.
— D’accord, d’accord, fit mon grand-père. Mais toi, te sens-tu capable de consolider ce que j’ai bâti et de l’empêcher de s’écrouler ? Et puisque tu me parles de tes frères, je sais ce qu’ils valent. Chacun d’entre eux rêve d’un tout autre destin, car chacun est aussi convaincu qu’il n’y aura rien à tirer de ce patelin après ma mort. Athanase ne pense qu’à l’uniforme, à l’ordre et à recevoir des galons sur les épaulettes. Charles n’a que la politique dans la tête et ses douces intrigues. Laurent est attiré par la carrière des hommes de loi. Il fera demain un bon greffier, car il aime écrire. Quant à Théophile, est-ce qu’on l’a déjà entendu dire autre chose que le goût de servir Dieu et de rentrer dans les ordres ? J’ai oublié Tsogo, qui ne pense qu’à voyager. Il veut faire le diplomate quand nous aurons un État indépendant. C’est loin tout ça ! Vous méprisez à tort ce qui a fait de nous ce que nous sommes. Je considère cela comme le plus douloureux des effondrements. Cela me cause davantage de peine que ces pierres qui s’écroulent autour de moi, les unes après les autres. Vos mères et leurs entourages m’épuisent… Ils vous épuiseront de même, à moins que tous ces destins que vous imaginez vers d’autres cieux ne soient précisément le moyen que vous avez trouvé pour échapper au déclin. »
Zak Ébodé avait observé une pause. Mon père, surpris par cette conversation, ne sut trop quoi dire.
« Karl, reprit grand-père, dis-moi exactement quel est le fond de ta pensée.
— Sur le fauteuil de chef ?
— Non, sur ce qui se passe et se trame ici.
— La fatigue est générale, père. Tu as laissé agir les entourages, alors que tu aurais dû te montrer cassant et énergique. Les Ébodé ont besoin de la fermeté pour avancer. Tu l’as dit et c’est ce que tu as fait jadis. Tu aurais dû mettre les intrigants à la porte, donner du fouet à ceux qui pouvaient être récupérables et renvoyer certaines femmes qui complotent dans ton dos. Leur place n’est plus ici.
— Y compris Nkollo, ta mère ?
— Y compris ma mère, si nécessaire, répliqua Karl.
— Et tu l’aurais suivie à Leboudi ? Et tu aurais vécu dans un village où les gens ne font que fumer la pipe en regardant passer les voitures, avachis sur leurs chaises en rotin ?
— Oui, je l’aurais fait, car Nkollo, ma vieille mère, est ma mère.
— Sans blague ! Tu l’aurais donc choisie contre moi ?
— Est-ce qu’on choisit une mère ? On la suit dans tous les exils, voilà ! C’est ce que j’ai entendu dire, et j’approuve une telle attitude. Mais les gens qui la conseillent m’énervent. Pour eux, pas de pitié ! Remets-les à leur place !
— Hmm ! Je vois ! À propos des entourages, j’ai manqué de vigilance, c’est vrai. Je les ai ignorés. J’ai voulu donner toutes leurs chances à chacune de mes sept femmes. Et puis, mon petit, sache qu’il n’est pas facile de décider sans se tromper.
— On attend ta mort pour que s’accélère la chamaillerie autour des miettes.
— On se râpera alors les couilles ! » prévint grand-père.
Néanmoins, étonné par ce que mon père, juste âgé de seize ans, venait de lui dire, il lui lança :
« Tu verras à ton tour, quand tu auras femmes et enfants, s’il est facile de dicter sa loi. La position de responsable n’est pas forcément la position du maître, dominateur et infaillible. Un chef subit aussi, mais on ne le lui pardonne jamais. Il doit savoir ravaler sa salive sans donner l’impression de manquer d’air. Je ne parviens plus à le faire, la maladie m’achève et, quand on est rongé de l’intérieur, on ne pense qu’aux jours qui vous restent à boire, à manger et à ranger les pauvres affaires qu’on peut encore ranger. Et, quand on ne peut plus risquer le moindre pas sans avoir le sentiment qu’on file droit vers la tombe, que reste-t-il à faire ? Soit on sème partout le désordre, soit on cherche celui qui sera en mesure de protéger et de transmettre l’essentiel de ce qu’on a bâti. Je suis arrivé à ce stade. Je ne peux plus rien remettre d’aplomb. Semer le désordre n’est pas dans mon tempérament. Alors, toi…
— Non !
— Soit ! »
Leur entretien s’était achevé par l’acceptation du départ du fils pour Douala. Le lendemain de cette conversation, Karl apprit que, sur ordre de grand-père, Soukouma, un intrigant qui n’avait pas son pareil pour dresser deux personnes amies l’une contre l’autre, avait été chassé du village. Ce fut le dernier acte important de grand-père avant de s’éteindre quelques mois plus tard. Karl se trouvait déjà à Douala.
Il considéra avec frayeur combien cette disparition était arrivée trop tôt. Il en avait conclu qu’il ne faut rien attendre de la vie, sinon la croquer le plus profondément, le plus impétueusement même puisqu’on ignore l’instant où survient la mort. On a beau s’y préparer, estimait mon père, elle surprend toujours. Il était reparti au village pour les cérémonies funéraires. Il échangea à cette occasion de violents coups de poing avec Soukouma. Il l’avait retrouvé devant la dépouille de grand-père, séchant avec ostentation des larmes de crocodile. Karl revint à Douala, les mains endolories.
J’ai parfois pensé que la mort de son père l’avait tellement perturbé qu’il était prêt à exposer encore plus sa vie à tout moment. C’est après les funérailles de grand-père Zak qu’il fut enrôlé dans l’un des mouvements de revendication de l’indépendance. Ils ambitionnaient de s’asseoir à la table des négociations, face à la puissance coloniale, car on annonçait l’ouverture imminente des pourparlers. D’autres organisations n’aspiraient qu’à la radicalité pour occuper tout le pouvoir avant que les discussions ne l’émiettent entre les diverses composantes et les multiples ethnies du Pays des Crevettes. Karl n’avait pas accordé toute l’attention requise à ces subtilités, bien que quelques conversations à l’école d’infirmiers où il se trouvait lui eussent ouvert l’esprit sur ces débats. Il fut rapidement confronté au choix de rejoindre la guérilla ou d’être considéré par elle comme un « vendu ». Les radicaux avaient lancé des opérations de guérilla urbaine destinées à « chauffer » les fesses des autorités. Elles étaient suivies de représailles. Les militaires rasaient parfois un quartier supposé abriter des maquisards. Les manœuvres d’intimidation, le racket, les emprisonnements arbitraires, les incendies avaient vocation à dissuader la population de sauter dans la contestation. C’est l’inverse au fond qui se produisait.
Karl ignorait les couvre-feux, courait aussi dans tous les quartiers où se donnaient des fêtes. Comme s’il était poussé par l’urgence de vivre. Il allait cependant à ses cours, peinant souvent à repousser le sommeil qui le gagnait. Malgré tout, cette vie insouciante l’avait préparé aux risques qu’il allait devoir bientôt assumer. Un soir, en effet, quelqu’un frappa à sa porte :
« Docta ! Docta ! s’exclama l’inconnu, utilisant donc cet autre surnom qu’on donnait à l’étudiant infirmier. On a besoin de toi. »
Il ajouta :
« La situation est grave, Docta.
— Pour qui ? Où ? répliqua mon père en imaginant une rixe dans un des bars de son quartier.
— Un frère va mourir. Il saigne, se vide de son sang, Docta. »
Karl s’était rhabillé en toute hâte. Il avait pris une petite sacoche dans laquelle se trouvaient du Mercurochrome, un flacon d’alcool à 90°, des compresses, du sparadrap et une paire de ciseaux.
« Où allons-nous ? questionna-t-il, perplexe.
— Pas loin », mentit l’inconnu dont la lèvre inférieure était parcourue de tremblements qui en disaient long sur son anxiété.
Au bout d’un quart d’heure de marche, Karl Ébodé s’impatienta :
« C’est encore loin ?
— Non, c’est là-bas », dit-il en désignant des lumières qui scintillaient dans la nuit.
Au terme d’une demi-heure de marche à travers des maisons basses, ils étaient entrés dans une case où gémissait un homme. Il pissait effectivement tout son sang.
« Que lui est-il arrivé ? Parlez ou je sors, menaça-t-il.
— Il a ramassé une balle dans la cuisse.
— À la chasse ?
— Euh… Non ! À la guerre que nous livrons aux Blancs. »
Et c’est à ce moment que mon père réalisa qu’il était face à un maquisard. Il retroussa ses manches, farfouilla dans sa trousse, déchira le pantalon du blessé, examina l’état de sa cuisse et commanda :
« Un couteau, vite ! Un tranchant. »
L’homme qui l’avait entraîné là disparut et revint avec un grand couteau dont la lame brillait dans la nuit. Karl Ébodé cria :
« Mettez-moi immédiatement ce couteau dans de l’eau bouillante. Il faut le stériliser. »
L’ordre fut exécuté. Il posa un mouchoir sur son nez, demanda qu’on mît un bâillon sur la bouche du blessé. On le bâillonna dans la minute. Cet empressement à répondre aux indications qu’il assénait eût pu inquiéter mon père, mais cela sembla au contraire l’encourager à poursuivre. Il s’apprêtait à faire sa première intervention chirurgicale clandestine, bien qu’il n’eût aucune réelle formation, et cela le troublait bien peu. À peine se rappelait-il les gestes qu’il avait appris durant les cours de dissection pratiquée sur les animaux. Balayant toutes ses réserves et ses appréhensions, il chassa d’une main le voile qui gesticulait devant ses yeux, plongea l’autre main dans sa trousse, retira le bouchon du flacon d’alcool, versa le liquide sur une compresse, désinfecta les alentours de la plaie et, pendant que le blessé sursautait sous l’effet de l’alcool, lui tailla la cuisse d’un geste sec. Le bâillon sauta avec le hurlement. Trois ou quatre hommes armés rentrèrent dans la pièce. Ils crièrent :
« On t’a emmené pour le soigner, pas pour le tuer ! »
L’homme qui avait entraîné Karl dans ce taudis leur fit signe de se calmer. Sans se démonter, Karl Ébodé, chirurgien de fortune, leur lança des ordres secs :
« Un tissu ! Et vite ! »
L’objet dans ses mains, il tonna :
« Qu’on ferme la bouche au blessé ! »
L’action achevée, il s’emporta contre les miliciens qui se trouvaient dans la pièce :
« Que ceux qui n’ont rien à faire ici sortent ! Toi, et toi, et aussi, oui, toi qui montres les gros yeux là-bas dans le noir, dehors ! »
Il désigna ceux qui étaient autorisés à l’assister :
« Vous deux, vous restez ! »
Il leur demanda de tenir les bras et les jambes du blessé afin que l’opération puisse s’achever. À travers la lueur des bougies, le blessé jeta au « Docta » un regard de chien battu. La balle fut bientôt extraite et le médecin de fortune la posa sur la table où tous les regards vinrent se fixer. Les visages hirsutes esquissèrent un sourire de gratitude. L’apprenti chirurgien fit un garrot pour interrompre l’hémorragie. Il l’enleva ensuite et pansa avec précaution la plaie qu’il ne pouvait recoudre. On apporta des bières. Il les vida en compagnie des maquisards, et, tandis que le blessé dormait, on tint des propos si flatteurs sur mon père qu’il se laissa enrôler comme médecin. C’est ainsi qu’il entra dans la rébellion.
Au cours des semaines et des mois suivants, il fit encore plusieurs interventions de cette nature et, petit à petit, il eut une réelle influence sur le groupe des combattants qui menaient la guérilla à Douala. On l’affecta au maquis du quartier New-Bell. Il lui arriva donc souvent de manquer les cours, car il était contraint de pratiquer des interventions toute la nuit. Il nous raconta comment il avait commencé à travailler dans l’hôpital de fortune du maquis.
Au début, par méfiance, on lui bandait les yeux et on le fourrait dans une fourgonnette et celle-ci effectuait maints détours dans la ville avant d’arriver près d’une bicoque perdue dans la jungle. Des corps saignants, dont certains n’avaient même plus la force de se plaindre, attendaient la mort. Ce n’étaient que visages éclatés, abdomens ouverts, chairs à vif et viscères pendants. Karl passait entre les blessés, évaluait autant qu’il le pouvait l’étendue des traumatismes, repérait les circuits empruntés par les balles, avant de trancher net. Pour lui redonner du courage, on lui apportait du whisky ou du kembé, le casse-pattes local. Il saisissait le couteau qu’on lui tendait, puis découpait la chair sans se départir de son calme, jetant des ordres aux gens qui étaient là, au milieu des puanteurs et des hurlements assourdis par les bâillons. Ce ne fut que plus tard, lorsqu’il découvrit les vertus anesthésiantes de certaines plantes, qu’il améliora le confort des blessés. Il fut même contraint de faire fumer le nkou à certains malades, et, quand ils avaient cette fumée de chanvre plein les poumons, il leur tranchait la jambe ou le bras atteints par la gangrène.
On enterrait les morts à la hâte. On avait des bidons remplis de bière de maïs, et d’autres qui contenaient de la liqueur de manioc. Les blessés recevaient quelques rasades pour exalter leur vaillance. Quelquefois, ils suppliaient qu’on leur en versât des quantités importantes. Karl leur donnait satisfaction. Et, tandis que certains agonisaient à deux pas, des rires nerveux éclataient çà et là. La douleur suscite parfois le rire. Vaut mieux ça que se lamenter. Les chairs et les artères sectionnées giclaient leur sang. Les garrots ne suffisaient pas. Les râles déchiraient les bâillons. La nuit était illuminée par les balles traçantes et les explosions.
Karl Ébodé, chirurgien impromptu, le regard brouillé, la gorge serrée, un chiffon sur le nez pour tenter de se protéger des odeurs et des jets de sang, soignait, charcutait, pansait, réconfortait. Il lui arrivait aussi de précipiter nombre de ses patients dans la mort, par erreur ou par méconnaissance de la lésion à soigner. De temps à autre, par ivresse ou par fatigue, il tranchait un nerf, crevait un organe sensible, expédiait l’infortuné blessé de vie à trépas. C’était la guerre.