CHAPITRE 6

Syracuse

En attendant l’autobus qui partait pour Bafoussam, mon esprit ressassait les mêmes pensées : Fallait-il persévérer ? N’avais-je pas été lâche en ne mettant pas un poing ferme et dévastateur dans la sale figure d’Ichar ? À quoi servait-il de courir d’un lieu à un autre ? Et si mes efforts n’aboutissaient à rien ? Qu’est-ce que j’allais encore apprendre sur mon père en me rendant à Bafoussam ?

Sur la banquette défraîchie de l’autobus où je m’étais affalé, je me mordis la langue et les lèvres à plusieurs reprises en mâchonnant du chewing-gum avec nervosité. Les marchands de coquillages, d’objets d’art, de bimbeloterie, de sandwiches, de fruits divers, d’œufs durs et de pains criaient autour du car avant son départ. Le nez collé à la vitre, mon regard ne se fixa d’abord vraiment sur rien qui fût capable de me distraire ou de me détourner de mes questionnements. Comment allais-je présenter mon projet à mon parrain Syracuse ? Y avait-il un moyen habile de lui exposer les événements que je venais de vivre ? Comment m’aiderait-il à préparer la cérémonie de la dot ? Accepterait-il de me voir poursuivre mon projet ? Ses vues s’accorderaient-elles à celles de mon père ? Que penserait-il des recommandations d’Ichar ? Me serait-il possible de lui relater les frasques paternelles et le secret que je connaissais désormais et qui m’empoisonnait l’existence ? Ne commettais-je pas une erreur en continuant à suivre les conseils dudit Ichar ? Avais-je eu raison de prendre la route de Bafoussam ? N’aurais-je pas plutôt mieux fait, en revenant à Douala, de me rendre chez les deux autres amis de mon père, Bakio et Kamga ? Qu’est-ce que j’allais gagner à respecter les consignes d’Ichar ? « Rien. Tu ne seras qu’un lâche », me dis-je.

Je m’étais mis debout, dans l’idée de descendre de l’autobus, mais il était déjà trop tard. Il roulait ! Et si j’arrêtais le car ? On me prendrait pour un fou. Le chauffeur ne me rembourserait pas ma place. Je voyais son énorme cou et ses biceps qui me dissuadaient de tenter quoi que ce soit. Je m’étais rassis. L’envie de prendre des distances par rapport aux indications de Thimoté Ichar s’évanouit. L’idée de voir Kamga avant le voyage à Bafoussam était pourtant pertinente. Il était originaire de l’ouest du pays, et il m’aurait fourni des renseignements sur Bafoussam et sur les activités que Syracuse y menait. Mon père y avait-il vécu ? Je n’en savais rien. Il ne me revenait en mémoire aucun élément qui le laissât supposer.

Je n’envisageais pas de passer plus de trois jours à Bafoussam, baptisée « La coquette de l’Ouest » par les voyageurs. Le climat, l’atmosphère agréable, empreinte de sérénité et de douceur qui entourait la ville, séduisaient généralement les étrangers. La gentillesse des gens y était naturelle, jamais dérangeante, mais un rien obséquieuse. J’avais en tête quelques commentaires glanés ici et là sur la coquette de l’Ouest. On disait, en regard de la tranquille assurance des habitants de la cité, que le geste brusque d’un pickpocket n’eût pas suffi à faire sortir de ses gonds un homme ou une femme agressés. Il semblait que le paysage aux vallonnements paisibles ne pouvait rendre les gens rouspéteurs. Mais c’était un calme trompeur car ces terres de l’Ouest avaient formé des bataillons de maquisards. Même un ecclésiastique comme Monseigneur Ndogmo avait été parmi les premiers hommes d’Église à exiger de Rome un engagement plus ferme pour une théologie de la libération. Il avait été parmi les derniers résistants, bien après l’indépendance, celui qui s’était opposé aux mensonges du pouvoir central.

Syracuse travaillait-il à collecter les témoignages des résistants dans ces vallonnements de l’Ouest ? Écrirait-il un livre sur le maquis comme il en évoquait parfois la possibilité lorsqu’il se retrouvait le soir avec mon père et qu’ils prenaient le temps, tous les deux, de reparler du temps des troubles qui avaient éclaté avant l’indépendance ? Peut-être ce paysage vallonné lui rappelait-il simplement sa terre gersoise ? Et Katrina ? Mais oui, il y avait Katrina… Partageait-il, lui aussi, un secret avec mon père ? Lequel ? Je me faisais bien des idées depuis les révélations d’Ichar. Si je devais en apprendre de nouvelles, serais-je en état de poursuivre le projet qui m’animait ?

Malgré tout, la perspective de retrouver mon parrain atténuait un peu mes angoisses. Il y avait belle lurette que je ne l’avais vu et je l’associais toujours au souvenir de mes sept ans. C’est vraiment ce jour-là que j’avais fait la connaissance de Syracuse. Le jour de mes sept ans, je n’avais pas reçu mon habituel cadeau d’anniversaire ; je n’étais pas loin de penser que mon généreux parrain m’avait oublié, lorsqu’il survint à la maison. Il me souleva de terre comme on brandit un trophée. Il m’administra deux baisers sonores sur les joues avant de s’extasier devant ma musculature :

« À ce rythme, je ne pourrai plus te porter l’année prochaine », dit-il.

Je fus ravi de constater qu’il avait déposé des paquets à côté de lui.

Il me les donna. Je ne pouvais tous les tenir. Mes frères et sœurs voulurent m’aider à les porter, mais je les écartai brutalement. Après tout, il y avait des cadeaux pour eux aussi. Syracuse était d’humeur joyeuse. Son teint rougeaud m’avait surpris et un peu inquiété. Il était aminci, et son visage émacié paraissait alors mangé par une barbe de plusieurs jours. Je l’entends encore s’exclamer en me fixant de ses petits yeux rieurs :

« Comme il a grandi, le petit Eugène ! »

Ma mère lui avait adressé ce reproche :

« Si tu continues à t’absenter pendant si longtemps, la prochaine fois que tu mettras les pieds ici, ce sera pour le mariage de ton filleul.

— Impossible ! Il n’a pas encore célébré sa première communion !

— C’est justement dans quelques jours ! » s’exclama Magrita.

Pour moi, cela voulait dire : Il y aura d’autres cadeaux !

« On préparera tout ça, fit Syracuse.

— Tu seras d’ailleurs le parrain ! L’abbé Alphonse, le jeunot qui remplace le père René de Guilleret, t’attend pour la préparation de la cérémonie, lui annonça mon père.

— Moi ? J’aime pas trop les hommes qui mettent des robes, Karl ! Qui sait ce qui pend en dessous ?

— Des saucisses sèches ! dit mon père.

— Vous n’allez pas commencer, gronda Magrita, bande de mécréants ! Mon fils doit connaître Dieu et le craindre !

— N’aie pas peur, Magrita, j’irai voir le curé. Je reste un bout de temps à Douala cette fois-ci.

— Parfait ! dit mon père.

— On va faire une sacrée fête ! fit Syracuse en me caressant les cheveux.

— Quel vent te ramène à Douala ? hasarda Kamga.

— Le plaisir de vous voir. Et puis, dit-il, il y a l’odeur de la terre chaude de Douala qui me manque ; l’odeur de la terre surchauffée et arrosée par une averse. Elle me manque… Cette odeur m’étourdit, me donne envie de bouffer la terre, de la mordre. »

J’éprouvais les mêmes sentiments. Je la mangeais souvent, la terre, juste après l’averse. Je fus heureux que mon parrain partageât mes goûts. Il évoqua aussi l’ambiance de la ville à la tombée de la nuit : ses bars surchauffés, les rues bondées et les gens assis à même le trottoir, une bière à la main… Les souvenirs affluèrent, ceux qui le liaient à ses amis et aux tourbillons de la ville côtière. Il y venait aussi pour y suivre ses affaires.

Après cette soirée, Syracuse avait pris à cœur les préparatifs de ma première communion. L’abbé Alphonse, le tout jeune curé noir de notre paroisse, allait effectuer ses premiers pas d’ecclésiastique dans la paroisse du Christ-Roi ; sa longue amitié avec Syracuse datait de cet événement-là.

On prétendait d’ailleurs que le rôle de parrain avait obligé Syracuse à se rendre à l’église, ce qu’il n’avait encore jamais fait depuis qu’il était au Pays des Crevettes. Il ne cachait pas qu’il était païen et voyait dans la religion un obstacle à la liberté. Il dut cependant se rendre à la confession, la veille de la célébration de mon baptême. Une tradition locale – dont personne ne savait comment elle avait été établie ou encore à quelle période elle remontait – exigeait en effet des parrains et marraines un acte de repentance avant le baptême. Ce rituel de purification des âmes avait pour fonction, selon l’abbé Alphonse, d’ouvrir plus largement encore aux filleuls et filleules les portes de la maison du Seigneur. On pensa alors que ce dernier argument fut celui qui contraignit Syracuse à aller confesser ses fautes.

J’ai appris, de la bouche de nombreux témoins de la scène, la longue confession à laquelle s’est livré Syracuse. La veille de mon baptême, il avait en effet donné l’impression d’égrener à l’infini le long chapelet de ses errements.

À l’inverse de ma marraine, Félicité, simple et sans histoire, qui s’acquitta vite de son devoir et ne s’attarda guère dans le confessionnal, Syracuse resta à confesse plus de deux heures d’horloge avec l’abbé Alphonse. Une foule importante s’était massée dans l’église. Pour la première fois, un curé noir allait confesser un homme blanc ! C’était aussi la première fois qu’un homme blanc parrainait un petit garçon noir. Au lendemain de cette confession, les interprétations sur sa durée allèrent bon train :

« Voilà ce que c’est que de se conduire en païen ! Devant Dieu, on a mille méfaits à avouer !

— Toutes les barriques de vin qu’il a bues sont sorties !

— L’abbé Alphonse connaît peut-être maintenant le papa des enfants métis qu’il y a dans le quartier !

— Hé, si c’était l’homme blanc qui a confessé l’abbé Alphonse ? L’autre jour, n’a-t-on pas entendu une femme crier : Alphonse, ô Alphonse, c’est géant !!!

— Arrêtez ! Alphonse n’a que la prière à la bouche !

— Mais l’œuvre de la queue peut être ignorée par la bouche, non ? Et puis, qui peut, mieux que les hommes d’Église, connaître le meilleur moyen de se faire pardonner les péchés d’ici-bas ? »

Les non-avertis pensent encore que l’aveu des bouteilles de vin, des débauches de toutes sortes dont Syracuse s’était rendu coupable, rallongea son tête-à-tête avec l’abbé Alphonse. Voici la vérité sur cette affaire, telle que me la révéla Syracuse au cours de la visite que je lui rendis à Bafoussam. Il me dit :

« L’abbé Alphonse avait effectivement, à l’époque de ton baptême, pris la succession du père Guilleret. C’était la période où on commençait à africaniser les personnels des administrations publiques, au Pays des Crevettes. Le clergé suivait le même mouvement. Le jeune abbé avait fait ses études en Europe mais il avait eu le trac en me voyant devant le confessionnal.

« “Fermez les yeux, et j’en ferai autant, m’avait-il dit. Nous parlerons ainsi et nous serons tous les deux dans le noir ! avait commencé l’abbé Alphonse. Croyez-vous en Christ ?

« — Non ! fis-je.

« — De quand date votre dernière confession ?

« — Ah ! mon pôvre, c’est loin tout ça”, avais-je dit », m’informa Syracuse, avec la pointe de désinvolture qu’il devait à son fort accent du Sud-Ouest.

Il avait enchaîné en faisant rouler les syllabes :

« “La dernière fois que j’ai mis les pieds dans une église, cela remonte à… non, ça se perd dans les vallons du Gers, avait répondu Syracuse en insistant sur le s final.

« — Le Gers ? Mais j’en viens ! s’était écrié l’abbé Alphonse. J’ai été élevé à la prêtrise dans votre région. Où habitiez-vous exactement ?

« — À Lectoure.

« — J’ai été ordonné prêtre non loin de là : à Nérac !” »

Alphonse en gardait encore un souvenir ému :

« “J’ai aimé votre pays. Clairac !…

« — Clairac, c’est pas chez moi ! s’était exclamé Syracuse. C’est dans le Lot-et-Garonne. C’est plus le Gers, ça ! Ah ! monsieur l’abbé, tous les Gascons ne vivent pas sur le même territoire !

« — Mais, s’était timidement défendu l’abbé, les paysages, l’architecture, tout y est tellement semblable !

« — Pas tout ! Y avez-vous mangé les mêmes melons qu’à Lectoure ? Non, c’est impossible ! Il y a des différences entre les gens de Clairac et ceux de Lectoure. À Clairac, les gens vivent dans la génuflexion alors que nous, les Lomagnols, nous sommes pour une seule flexibilité : celle du coude. On s’est jadis partagé les rôles : à eux, le pain de Dieu, et à nous, son sang ! C’est pas beau comme distribution, monsieur le curé ?

« — Alphonse, appelez-moi Alphonse ! Pour quelle raison avez-vous quitté le pays des vallonnements ? s’était encore écrié l’abbé.

« — À cause des ormeaux… Oui, Alphonse ! Ils dissimulaient le pays aux regards cupides. Les passants ne voyaient que les vallons et rien d’autre. Ma bonne vieille Lomagne, vous l’avez donc connue, Alphonse ?

« — Ah, oui, j’y ai apprécié la beauté des couvents et des monastères. J’ai appris les exploits et la science de la guerre du maréchal Lannes. N’est-ce pas Napoléon qui disait de lui : ‘J’ai engagé un nain dans mon armée et j’en ai fait un géant.’ ? J’ai aimé le Floc, le pousse rapière, le foie gras, le vin de Buzet, l’armagnac !…

« — Arrête, Alphonse, tu remues une corde trop sensible. Le pays chante dans ta bouche. Je revois la Lomagne, les belles Hollandaises qui venaient se dorer la pilule sous notre soleil et sous nos caresses. Quelques Polonaises aussi ! Rares mais uniques ! Tu as goûté à ces hosties-là ? Avoue, Alphonse ! Nous sommes entre nous ! Rien ne sortira d’ici ! Un homme de ta trempe a soulevé des jupes et étreint la chair rutilante des femmes après bronzage… Les tétés qui s’allongeaient sous tes grosses lèvres, ton zob dressé sous la bure fumante… Alphonse, décris-moi tout ça !

« — Non, Syracuse ! Tu oublies que nous sommes dans la maison de Dieu ? Que ma religion… que j’ai fait vœu de chasteté et tout le tralala ?

« — Non, Alphonse, cessons de nous mentir. Les vœux sont faits pour être prononcés mais rarement pour être respectés.

« — Diable de Gersois ! Tu vas finir par me faire craquer. Arrêtons !… Mais tu as raison sur tout le reste. La Lomagne m’a tellement enchanté.

« — N’est-ce pas ? Mais elle est morte ! J’ai refait un petit tour au pays, il y a quelques années. L’absence des ormeaux de mon enfance m’a de nouveau été insupportable ! Bientôt on n’y parlera plus que des langues étrangères : l’anglais et le pointu parisien. Tous ces nouveaux venus nous cassent les bonbons… pardon Alphonse… Les plus chiants sont les retraités parisiens. Ils croient que la Gascogne est un second bureau dans lequel ils continuent à donner des ordres et à faire courir les autres tout en étant eux-mêmes immobiles. Les Gersois n’aiment pas ça.” »

 

Ils avaient longuement parlé, sans se soucier du temps. Ils chuchotaient parfois pour que leur conversation ne soit entendue. Heureusement, il y avait une chorale dans une salle contiguë à l’église et on y chantait à tue-tête. Quelques éclats de voix sortaient toutefois du confessionnal, mais ils étaient suffisamment imprécis pour que les personnes agenouillées sur les prie-Dieu ne comprennent ce qui se disait. Syracuse et son confesseur se murmuraient des recommandations de prudence. Les « chuuut ! Alphonse ! » succédaient aux « chuuuuuut ! Syracuse ! » lorsque des pas s’approchaient. Mais, sous le vacarme produit par les vocalises de la chorale, ils reprenaient de plus belle leur conversation insolite.

« Non, c’est des fables ! La disparition des ormeaux n’est pas l’unique raison de ton départ de Lectoure ! avait glissé avec suspicion l’abbé Alphonse.

— Tu as raison. Mais on nous regarde. Et puis, j’ai mangé un poisson pimenté hier et il me fout la chiasse. En plus, il fait aujourd’hui une chaleur à donner son congé au bon Dieu !

— Silence, Syracuse, mon Patron me regarde ! Celui qui veut mériter la tranquillité et l’absence de soif éternelles doit prier !

— Oh, Alphonse, ce langage te vieillit ! Sors de là, et allons nous péter la gueule dans un bar ! »

L’abbé avait souri avant de conclure :

« Avance vers le tabernacle, et signe-toi cinq fois au moins. J’en ferai de même pour le grand péché que cette conversation nous a fait commettre. Ensuite, il faudra réciter, sans te tromper, autant de Je vous salue Marie qu’il te plaira ! On verra après ce que nos âmes de pécheurs vont pouvoir faire pour résister aux tentations du diable. »

Syracuse s’était dirigé vers le chœur de l’église ; il ne se rappelait même plus comment on faisait le signe de croix. Il avait hésité entre le pouce, l’auriculaire, le majeur ou l’annulaire pour se signer. Alors, il ferma les cinq doigts et se frappa le front et la poitrine avant de s’agenouiller. Il se mordait les lèvres pour ne pas pouffer de rire, glissant des regards sur les côtés. Il observait les expressions sur les visages des paroissiens et essayait de chasser de son esprit les rires qui roulaient dans sa gorge et chatouillaient ses lèvres.

Quant à Alphonse, il acquit ce jour-là une aura extraordinaire auprès de ses ouailles. On le désignait partout comme celui qui pouvait faire avouer les pires turpitudes à quiconque. N’avait-il pas réussi à confesser un Blanc ?

C’est de ce jour-là que datent les longues confessions qui s’instaurèrent dans notre paroisse.

 

Le car avait cahin-caha roulé vers Bafoussam…

 

Nous fûmes bientôt au pied de la chaîne de montagnes de l’Ouest. Le mont Coupé surgit à notre droite, menaçant. Sur notre gauche, les monts Manengouba et Lonako allaient alternativement apparaître puis disparaître, comme des mirages espiègles se jouant de l’imagination d’un voyageur harassé.

Songeur, je repensais à Syracuse.

 

C’est en toute confiance que je comptais me présenter à lui. L’affection qu’il me témoignait était sincère. Dans quel état physique allais-je le trouver ? Il faisait chaud. Allait-il se présenter devant moi avec son éternelle serviette autour du cou ? Les grandes chaleurs marquaient Syracuse. Il transpirait alors à un point tel qu’on craignait que son corps ne se vidât de toutes ses eaux. Toutefois, sa bonne humeur effaçait le sentiment de pitié qu’on avait devant les rougeurs et les inflammations de sa peau. Longtemps, il avait partagé avec mon défunt père l’attachement pour Douala. Il aimait cependant s’éloigner de la ville portuaire qui, parfois, l’étouffait. Il la quittait pour mieux la revoir, ainsi que le font certains amants qui goûtent dans l’éloignement provisoire le doux envoûtement des retrouvailles et la promesse des enlacements explosifs qu’elles annoncent. Lors de ses retours à Douala, la joie de Syracuse était en effet aussi démonstrative que spectaculaire.

Syracuse et mon père partageaient un autre plaisir : le vin. C’est ainsi qu’on croyait à tort que les rougeurs sur la peau de mon parrain n’étaient dues qu’au soleil. Syracuse faisait partie des grands consommateurs des boissons locales et du vin rouge. Certaines personnes prétendaient qu’il avait été trempé, très jeune, dans une barrique d’armagnac, cette liqueur de Gascogne qu’on trouvait toujours à sa table lors des grandes fêtes de fin d’année. D’autres affirmaient, en riant, qu’il était plutôt tombé dans un bouillon de Mercurochrome quand il était petit. Mon père lui devait-il l’amour de la bouteille, ainsi que l’avaient suggéré de méchantes langues à la mort de Karl Ébodé ? La rumeur avait d’ailleurs couru, indiquant que Syracuse n’avait pas assisté aux obsèques de mon père parce qu’il se sentait un peu responsable de l’avoir initié à l’alcool.

En réalité, il avait dû garder le lit un bon mois, après une lourde chute de cheval. On avait craint une fracture du bassin qui l’eût paralysé à vie, mais ce fut moins grave. Il resta cependant immobilisé dans une clinique de Bafoussam, avec deux côtes brisées et un traumatisme crânien.

J’ai questionné ma mère sur cette histoire. Elle me raconta donc qu’avant de connaître Syracuse mon père s’enflammait déjà à la vue d’une bouteille. En fait, ce fut bien le Patrouillard qui initia Syracuse à la consommation des alcools locaux et à la fréquentation des bars enfiévrés de Douala. Syracuse imposa à son ami la dégustation du « Vieux-Pape », l’un des vins d’exportation que la contrebande écoulait alors facilement et à bon marché à Douala.