Longtemps, Karl Kiribanga Ébodé conserva l’habitude de prendre son petit déjeuner chez les vendeuses de beignets. Il y avait entraîné Syracuse, avant de m’associer à mon tour à ces virées matinales. Avant de se rendre à son travail, il s’arrêtait dans l’une des nombreuses gargotes que l’on trouve sur le bord des routes de Douala. Là, il buvait sa tasse de kourkourou, cette lourde bouillie de maïs, comme on boit du petit-lait ou du café. Parfois, selon son humeur, il avalait un ou deux beignets du même maïs, pas plus.
Il prétendait que sa connaissance de Douala s’était approfondie auprès des vendeuses de beignets et de kourkourou, les fameuses mamies makala. Il avait appris à leur contact les rudiments de la langue douala et l’essentiel de ce qu’il fallait savoir de la ville. Les quartiers fréquentables, ceux qui l’étaient moins et où se cuisinaient les viandes grillées, les soyas, furent évidemment ceux vers lesquels il courut avec appétit et inconscience. Les logements les plus intéressants pour les étudiants et les mille et une combines pour se faire de l’argent de poche lui avaient été conseillés par les mamies makala. De nombreuses rumeurs circulaient dans les gargotes et se révélaient parfois fondées. Les camaraderies initiées dans ces restaurants de fortune, faits de baraquements en bois, étaient souvent les plus durables. C’est là que Karl rencontra Bakio et Kamga. Il put aussi vérifier combien les habitants de Douala affectionnaient ces lieux de tchatche. Il parut évident, lorsque se développa la rude concurrence des maisons des « veuves joyeuses » – on disait que ces femmes à la quarantaine pimpante étaient responsables de la mort subite de leur mari –, que les mamies makala, moins aguichantes, plus rondelettes et au langage moins châtié, perdraient une partie de leur clientèle. Mais il n’en fut rien. Les gargotes restaient bondées, les mamies makala se multipliaient et les jeunes femmes n’attendaient plus d’avoir plusieurs bouches à nourrir, des petits dont les pères étaient dans la nature, pour tenter de monter une activité ou un commerce rentable.
Le phénomène des veuves joyeuses avait fait son apparition dans les années soixante-dix. On avait remarqué que, la neuvaine du deuil achevée, les jeunes veuves ouvraient un restaurant dans leur domicile particulier et jamais sur le bord des routes. Ces restaurants-là, enfoncés dans le quartier, étaient plus proprets et anonymes. Ils servaient aussi de « seconds bureaux », autrement dit d’hôtels de passe.
Enfant, mon père m’entraîna dans les gargotes du bord des routes où je m’empiffrais de beignets le matin et de soyas certains soirs. Nous allions surtout dans les lieux où les beignets se cuisinaient sous nos yeux. Celle qu’on voit partout à Douala est bien la vendeuse de beignets, la mamie makala. Elle a généralement un formidable embonpoint, proportionnel à la grosse bassine derrière laquelle elle tente de dissimuler ses « jambonneaux ». La vendeuse de makala est donc omniprésente dans tous les quartiers. Nulle autre population au monde n’aime tant les beignets que celle de Douala. Sous des restaurants de fortune ou en pleine rue, la vendeuse de makala est la vraie reine de la ville. C’est autour d’elle que se nouent les échanges. C’est auprès d’elle qu’on saisit l’humeur de Douala. C’est dans son commerce que des gens qui ne se connaissaient pas la veille deviennent des amis inséparables en quelques minutes. Les beignets bien calés dans l’estomac, accompagnés de poissons grillés ou de haricots rouges, la tristesse s’oublie et l’optimisme revient. Dès la première gorgée de kourkourou, dans ces gargotes où l’odeur de l’urine cohabite avec celle de la friture, deux inconnus peuvent entreprendre des projets susceptibles de transformer le cours de leur existence.
Le matin, la chaleur du feu était supportable. Les mamies makala étaient, quant à elles, déjà en nage. Elles étaient vêtues de grands boubous et ceintes de pagnes qu’elles rabattaient toujours machinalement entre leurs cuisses, comme si la chaleur du foyer leur chauffait davantage le sexe que l’huile où frétillaient les boules de farine. Leurs mains et leurs jambes étaient donc toujours en mouvement. Les mains plongeaient dans un récipient où se trouvait la pâte à beignet, puis elles allaient alternativement de ce récipient-là à la grosse marmite en fonte posée en équilibre sur trois pierres. Du bois sec brûlait au milieu de celles-ci. Des flammes léchaient les marmites, mais souvent elles s’échappaient du foyer pour aller rôder près des jambes des mamies makala, remontaient le long de leurs jambonneaux comme des serpents lubriques, poussant les vendeuses à ces coups de chaud, nécessitant les mouvements d’ouverture et de fermeture des jambes que nous attendions avec impatience et excitation. J’observais à la dérobée cette danse aux allures érotiques, et nous nous bousculions pour être aux premières loges. Toute mon adolescence fut bercée par ces étonnants balancements sur lesquels les regards coquins des mômes et des adultes venaient se fixer.
De même, le rythme élevé auquel était soumis le buste de ces femmes faisait légèrement glisser leur boubou, laissant à découvert une épaule dont la rondeur captivait l’œil du spectateur. Les mamies makala ne soupçonnaient probablement pas nos vicieuses œillades, ou feignaient de ne pas s’en apercevoir, occupées qu’elles étaient à leur cuisson, à servir les clients, à recevoir la monnaie ou à la rendre. Elles surveillaient aussi d’un œil la ribambelle d’enfants en bas âge qui traînaient autour d’elles. Ils n’étaient pas inactifs. Sur un ordre de la mamy, les enfants obéissaient ! Ils aidaient leur mère à éplucher les bananes mûres, les pilant, apportant du bois mort pour attiser le foyer ou lavant la vaisselle qu’attendaient de nouveaux clients. Mon père me présenta parfois à quelques-uns de ces enfants en se contentant d’un :
« Dis bonjour à ton frère ! Dis bonjour à ta sœur ! »
Et je saluais, et découvrais ainsi, au hasard de nos promenades, une fratrie conçue en dehors des liens du mariage. Ma mère soupçonnait-elle leur existence ? Certainement ! Quand nous n’avions pas grand-chose à manger à la maison, il lui était arrivé de lâcher :
« Votre bandit de père a tellement de bouches à nourrir ! Et il tient tellement à cette ville ! »
Douala était pour lui le symbole de la liberté et le temple de tous les affranchissements. Elle semblait conduire à toutes les perditions, certes, mais elle favorisait aussi les rétablissements inattendus.
« C’est ici que je veux être enterré, m’avait dit mon père. Au milieu des gens d’ici qui savent que tout est toujours à refaire. »
Les habitants de la ville-fleuve l’avaient si bien compris qu’ils y étaient toujours en perpétuel déménagement. On changeait de quartier comme on change de chemise. L’immensité du territoire de Sawa, la ville des côtiers, le caractère versatile que son climat encourageait et l’humeur des gens invitaient en effet facilement aux migrations internes. Il y avait des jours où les rues de la ville n’étaient encombrées que de charrettes de meubles, de pousseurs transpirant toute leur sueur et qu’on voyait à peine derrière un amas de malles, de tabourets, de journaux jaunis, de vieilles godasses, de casseroles, de pilons, de mortiers, de nattes tachées et effilochées, de lits picots cassés, de postes transistors qui crachotaient en chemin les nouvelles de la BBC ou de RFI, de draps anciennement blancs et qui étaient devenus marron…
Les conducteurs de pousse-pousse, en nage, chemise trouée, rapiécée et ouverte sur la poitrine, assuraient ces déménagements, la langue pendante, les mollets secs, les muscles saillants, les sourcils et les cils couverts de poussière.
Les habitants de la ville portuaire déménageaient en permanence. On remarquait la vétusté du mobilier transporté, mais aussi la présence de la famille qui marchait à côté du pousseur. Elle contrôlait chacun de ses arrêts, vérifiant que des inconnus ne venaient pas distraire le déménageur pendant une halte, ou ne profitaient pas de son absence pour dérober quelques affaires. Il n’était en effet pas question de le laisser effectuer le trajet en solitaire. Une telle erreur se soldait par la disparition pure et simple du chargement et de son convoyeur dans le magma populeux de Douala.
Le déménagement a toujours été une activité prospère à Douala. Si l’on s’y trouve désœuvré, il est conseillé de s’établir « pousseur ». Il en a toujours été ainsi. Il suffit de s’acheter ou de louer un pousse-pousse et, avec cet engin, on s’offre un investissement qui permet de survivre.
Un déménagement coûtait entre trois cents et six cents francs pour une distance de dix kilomètres en moyenne. La charge transportée oscillait entre deux cent cinquante et cinq cents kilos. Le pousseur évaluait le poids du chargement, prenait en compte la longueur du parcours, la valeur des frusques, calculait mentalement les pourcentages des pentes sur son chemin, se demandait s’il allait se trouver sur le versant ascendant ou descendant de la colline qu’il aurait éventuellement à affronter. L’angoisse des pousseurs était la colline, sa raideur et sa longueur. Les orages, le palu et les petits truands vivant dans les quartiers périphériques ont toujours été les autres adversaires des pousseurs. En revanche, si étonnant que cela puisse paraître, les policiers leur ont toujours foutu la paix, ne les arnaquant jamais, voyant peut-être dans cette humanité suante et poussante l’incarnation de la vertu. Ils ne leur extorquaient pas d’argent, les protégeaient même contre l’État qui voulait que ces voituriers fussent taxés. À Douala, les pousseurs connaissaient donc une paix relative. Sauf lorsque le paludisme les clouait au lit. Sauf lorsque à la fin d’une journée faite de rage, de sueur et de goudron surchauffé collant aux semelles, ils s’abandonnaient devant une caisse de bière. Hélas, les petites frappes de Nkongmondo ou de Bonamoussadi les attendaient au coin des bistrots ! À la faveur de la nuit, ils les soulageaient de leurs maigres gains, s’emparaient aussi du pousse-pousse qu’ils revendaient le lendemain. Quant aux orages, puisqu’ils surviennent sans crier gare à Douala, les pousseurs les redoutaient et les appréciaient aussi.
Ils les redoutaient lorsqu’ils n’avaient pas pris la précaution de bâcher leur barda, de l’envelopper d’une couverture en plastique qui eût protégé le contenu du pousse-pousse. La famille abreuvait les imprudents d’injures, les menaçait de ne pas payer. La pluie interrompait les élans des pousseurs, coupait les jambes aux déménageurs. Les crampes étaient l’ennemi des pousseurs. Dès qu’elles survenaient, on les voyait grimacer et claudiquer en bordure de route, tandis que la famille qui les suivait se montrait renfrognée, les maudissait et les blâmait de prendre du retard sur la livraison.
Mais, pour ceux des pousseurs qui acceptaient d’investir dans l’achat d’une bâche en plastique et qui l’utilisaient à bon escient, la pluie était la bienvenue. Sous la chaleur éternelle de Douala, les pousseurs tiraient cette fois la langue avec bonheur quand tombait l’orage. Ils se moquaient des éclairs qui zébraient le ciel, se moquaient des trombes d’eau qui descendaient comme une barrière géante dans la rue, se moquaient de la foudre et des coups de tonnerre. Ils retrouvaient le sourire. Ils reprenaient des forces sous la pluie, se désaltéraient sous l’averse, sachant qu’elle serait de courte durée. Ils houspillaient la famille, refusaient tout arrêt, et ce petit monde suivait les hommes aux muscles saillants et à la langue pendante.
À Douala, il fut une époque où, lorsqu’on avait le sentiment d’étouffer dans un quartier, il fallait très vite s’en aller habiter dans un autre. Mon père avait ainsi, en digne Beti, déambulé dans plusieurs d’entre eux. Il avait été à Akwa, à Bonaminkengué, à New-Bell, puis à Bassa. Il nous les raconta, entre deux gorgées de Vieux-Pape. Le dernier de ces déménagements eut lieu après une brouille avec un ami douala : Tokoto. Lorsqu’ils se fâchèrent, il fila s’installer au camp Sic de Bassa.
« Ainsi était Douala en ce temps-là, nous renseigna-t-il. Lorsqu’on avait envie de modifier le cours de sa vie, on partait ailleurs. Mais l’anonymat souhaité ne durait pas ; on nouait vite de nouvelles relations, on trouvait facilement un paysage plus conforme au rêve qu’on avait à cœur de réaliser. »
Je compris que si on voulait entrer dans les affaires et s’enrichir très vite, il n’était pas question de s’aventurer dans le tapageur et grouillant New-Bell ; il était plus indiqué de se glisser à Bonamoussadi. Si un poste dans l’administration vous tentait, c’est à Bonapriso qu’il était conseillé de trouver un toit, à quelques pas des cités administratives de Bonanjo. L’import-export avait ses quartiers à Akwa, non loin du port et de ses intrigues. Les « bayam-sellam », le petit monde des revendeurs, s’était d’abord établi à Ngodi d’où il avait été expulsé pour aller au quartier Madagascar, puis au « Kilomètre 5 ».
Quant aux employés de bureau, ils naviguaient entre Bassa, le Carrefour-des-Deux-Églises et Bonamouang.
Les putes sédentaires se trouvaient au quartier Mozart et les prostitués nomades roulaient leurs arrière-trains du côté d’Akwa et du port. Cela, je n’avais pas eu besoin des récits de mon père pour le savoir…
Karl Kiribanga Ébodé appréciait Douala pour son aptitude à donner à celui qui s’y installait le sentiment d’être chez lui, d’avoir par conséquent été toujours attendu pour ne pas dire désiré depuis fort longtemps… La cité portuaire ouvrait grand ses portes, et cette ouverture à tous les vents pouvait paraître suspecte. L’humidité qui vous collait les vêtements à la peau vous pénétrait d’anxiété. Et de nouveaux venus détestaient la moiteur de Douala, s’affolaient devant les lézardes sur les murs, prenaient peur, redoutaient un piège tendu par quelques adversaires tapis à l’ombre des taudis où pullulaient cafards, rats et lézards.
Parce qu’elle est côtière, Douala donne l’impression que tout se déverse en elle et que le métissage y est la règle. C’est aussi une ville qui a toujours promu le cul. Et on s’y culbute partout, surtout derrière les cabanes et les baraques en bois. Parce qu’il fait chaud à l’intérieur des maisons en tôle, c’est fou ce qu’on aime le derrière des cases à Douala !… Mais pas seulement celui des cases ! Les gens adorent s’accoupler la nuit, sous le clair de lune sans pareil, quand une fine pluie humidifie tous les rapports, rend acceptable la moiteur tropicale et fluides les frottements derrière les maisons en bois. Et la friction des corps produit sur le bois un son tout particulier : le son mat made in Douala.
Et tous les Africains venaient aussi se fondre dans la fournaise de la ville et ajouter leurs frôlements, leurs langues aux sonorités et aux chansons des pasteurs douala. Et le chant paraissait n’être que de ce pays-là. Et tous ses habitants chantaient. Et mon père aima cela aussi. Et, dans cette ambiance, la ville s’était désaccordée à l’allure un rien guindée qu’affichaient les Sawa, ses habitants autochtones. Ils avaient été frappés successivement par trois grands chocs et avaient du mal à s’en relever.
Le premier avait eu lieu sous la colonisation allemande avec l’assassinat par pendaison de Rudolf Dualla Manga Bell, le roi douala. Les autochtones avaient ensuite vécu avec effarement et consternation l’interdiction du Ngondo, la fête traditionnelle des hommes de la côte, sous la République d’Ahidjo, après l’indépendance et même après la réunification des deux parties anglophone et francophone. Enfin, les vieux Douala avaient encouragé l’exode massif de leurs enfants vers d’autres cieux. Ils ne parvenaient pas à justifier la liquidation du patrimoine foncier qu’ils avaient subie sous les Allemands et qui s’était prolongée sous l’ère Ahidjo. Les Douala avaient été conquis ; ils juraient à leur tour de conquérir le monde. Et les anciens marmonnaient des adieux intraduisibles à l’oreille de leurs enfants : « Partez, fils de la mer… volez, oiseaux immortels vers d’autres cieux, pour chanter notre gloire ! Sauvez-vous, pour ne pas voir la déchéance quand on n’a plus pour seule alternative que de crever ou de mendier pour manger la tête du poisson pêché dans votre propre rivière ! Tout est désormais perdu ici ! Partez ! Soyez poissons, mais pas esclaves sur votre propre terre ! »
C’est ainsi que devant le renoncement de plus en plus manifeste des hommes, les femmes avaient pris le pouvoir à Douala. Sans les mamies makala, sans les deuxièmes bureaux, sans les djangui, nos tontines, sans les ateliers de couture, sans les chants des pleureuses, Douala n’existerait déjà plus. Même les crevettes ne se laisseraient plus prendre aux filets des pêcheurs…