CHAPITRE 9

Les origines de la fantaisie

Mon père excellait dans l’art de raconter les histoires, ce que je n’ai jamais vraiment su faire. Il fut un temps où je rêvai de réaliser par l’écrit ce qu’il accomplissait au moyen de la parole. Je caressai l’espoir d’introduire dans les textes que j’avais entrepris de fabriquer en secret la même incandescence que celle qui jaillissait de sa langue.

J’avais douze ans, en ce temps-là.

Les difficultés du genre littéraire, la pénibilité de l’écriture, les sauts de concentration, les emballements, puis les satisfactions trompeuses, les pièges de l’exercice qui consiste à aligner des mots et des phrases en respectant cohérence et syntaxe me firent y renoncer. Il est assommant d’écrire ! Le temps passé à créer des ambiances, des personnages et à agencer ou inventer des mots constitue une drogue. J’en mesurais les travers avant d’opérer une longue cure de sevrage et de désintoxication. Durant cette période de mise à distance de mon désir d’écriture, je compris aussi combien les mots pouvaient devenir traîtres. Ils vous échappent, vous torturent, se prêtent à de multiples interprétations et combinaisons. Leur utilisation doit être précise, mais y parvenir n’est guère aisé tant l’univers auquel ils renvoient se révèle aussi ondoyant et fuyant qu’un mirage.

 

« J’ai cherché la flamme dans la femme… », m’avait dit mon père. La phrase m’est restée, tout comme la discussion qu’il avait eue avec Syracuse sur son retrait précoce de la vie publique. Son ami lui avait en effet reproché d’avoir renoncé à la carrière politique où son art oratoire lui eût assuré un bel avenir.

Mon père lui avait rétorqué : « Je n’aime les mots que pour leur fantaisie, pour le rire qu’ils déclenchent… »

Et il raconta comment, dans l’assemblée communale où il siégeait, l’usage des mots lui était apparu vide de toute substance. Au lieu de capter l’attention, les mots pour les mots n’attiraient plus que des bâillements ou une écoute courtoise et peu convaincue. Ils n’étaient plus utiles à la joie, ils enfantaient la lassitude et la mort. Au lendemain de l’indépendance, il avait constaté que Douala n’était plus devenue qu’un choc de paroles contre d’autres paroles. Dans l’assemblée communale, elles voltigeaient d’un banc à un autre, d’une tribune à une autre et ne tournaient plus, pour l’essentiel, que comme des toupies abandonnées à elles-mêmes.

Il avait ainsi justifié son retrait de la scène publique : « Les mots ne disaient plus rien. Ne servaient plus à rien. J’ai préféré les rigolades chez Effiong, le coiffeur, aux séances du conseil dont les longues délibérations invitaient plus à l’assoupissement qu’à la vie.

 

Sitoé, mon envie de dire correspond à une fureur de vivre ma vie. Il me semble que ce dire m’arrache à la solitude. La manière dont fut honorée la dette de Karl Kiribanga Ébodé méritait des éclaircissements. En restituant les différents épisodes de son règlement, j’ai voulu transmettre aux vivants non seulement l’histoire d’une bande d’amis, mais aussi l’aventure collective, les traumatismes individuels qui ont précédé ou accompagné l’indépendance du Pays des Crevettes.

J’ai donc tenté de trouver la flamme dans ce témoignage alors que le Patrouillard l’avait cherchée dans les femmes…

 

Quel fluide secret les attirait vers lui ? Les ressorts de sa séduction reposaient en premier lieu sur sa parole jubilatoire. Elle était à la fois joviale, explosive et ensorceleuse.

Joviale, elle mettait les rieurs de son côté. Explosive, elle jaillissait à la vitesse d’un éclair. Ensorceleuse, elle captivait son auditoire comme un lasso sa cible. Est-il besoin d’ajouter qu’il devait une part importante de ses succès auprès des femmes à ce talent-là ? Il y avait aussi sa manière de les envelopper du regard. Mais il ne se montrait guère attentif à ce qu’elles disaient ou pensaient. Seule comptait l’idée de les précipiter au pieu.

Après l’enterrement de mon père, l’adolescent que j’étais devenu avait tenté de rompre avec l’image qu’on me renvoyait de lui. Il me souvient que je passai un temps fou à poser devant les miroirs. J’en avais acheté un, de poche, que j’utilisais dès que j’en avais l’occasion dans l’espoir de contrôler ou de suivre les transformations de mon visage. La fréquentation assidue des miroirs me portait à réfuter toute ressemblance avec mon géniteur. Il y avait cependant toujours quelqu’un de mon entourage pour s’exclamer : « Cet Eugène, c’est le portrait craché de Kiribanga Ébodé au même âge ! »

« Vite, au miroir ! » me lançait une voix intérieure. Je retournais donc continûment aux miroirs, grimaçant devant la reproduction des traits de son visage que je ne voulais pas voir et encore moins admettre, essayant de me répéter que mon père et moi étions différents. Je me tirais la langue à moi-même, je défrisais mes cheveux ; ils devenaient lisses et brillants. Cela m’attirait les quolibets de mes camarades, moquant les allures féminines que me donnait ma coiffure. Je ne répondais pas. Je récusais toute ressemblance avec mon père dans le seul objectif de m’épargner les comparaisons que l’on fait entre pères et fils, entre générations ou entre vivants et morts. Mais, heureusement, tout n’était pas négatif dans l’héritage du Patrouillard.

Quelques-unes de ses maîtresses, acquises à l’idée que les fils héritaient des aptitudes de leurs géniteurs, me couvaient de regards insistants. Il fallait voir les caresses qu’elles me prodiguaient, les trémoussements du derrière qui s’emparaient d’elles dès qu’elles se croyaient débarrassées des regards indiscrets. Rien ne me pressait de céder à leurs propositions. Je ne tenais pas à m’engager dans une voie où je ne me sentais pas capable de rivaliser avec les capacités de Karl Ébodé. Ma timidité m’incitait aussi à la réserve. Toutefois, quelques-unes de ces femmes, aux fesses fermes et pointues, me pourchassaient jusque dans mes rêves. Je tirais des préjugés favorables qu’elles nourrissaient à mon endroit cette forme de fierté et de suffisance qu’affichent ceux qui s’estiment à l’abri du besoin. J’avais le temps et l’embarras du choix ! Je me réjouissais à l’idée que toutes ces femmes attendaient un signal pour s’offrir à moi.

Aussi, sans repousser leurs avances, je n’acceptais les invitations à dîner des anciennes maîtresses de mon père que lorsque leur réputation culinaire était solidement établie. Comme mon goût pour le rôti de porc-épic commençait à s’ébruiter, son fumet s’élevait, très souvent le même jour, dans plusieurs maisons où on espérait me voir paraître. Qu’aurait pensé ma mère si je m’étais aventuré sur ce terrain ? « Non seulement tu ressembles à ton père, mais voilà que tu suis ses traces ! » aurait-elle conclu.

Elle n’était pourtant presque jamais à la maison puisqu’elle passait son temps « au chevet » de mes grands-parents, à Mitouba. Mes frères, mes sœurs et moi nous nous étions organisés pour tenir la maison. Nous faisions le ménage à tour de rôle, et la cuisine aussi.

Chilane, une amie de ma petite sœur, me trouvait TBM (très beau mec), comme le dirait l’écrivain Sami Tchak. Je faisais le fier. Et, en me rendant chez les maîtresses de mon père, il m’arrivait de croiser la jeune Chilane dont les tresses dissimulaient mal l’éclat du regard où se lisaient ces petits reproches et ces grands appels auxquels on résiste si peu. Elle avait essayé de se convertir à la cuisson du porc-épic, mais sa recette ne pouvait rivaliser avec les plats des concubines du Patrouillard.

Les nombreux dîners que je pouvais accepter chez ces femmes, dont la plupart étaient mariées, me donnaient finalement peu d’occasions de m’attabler avec les miens. La marche de la maison, malgré les absences prolongées de ma mère, avait trouvé un équilibre auquel chacun contribuait, et nous faisions en sorte qu’il n’y eût pas de heurts inutiles entre nous. Je pouvais donc, en fonction des invitations à dîner ou à déjeuner qui me parvenaient, envoyer l’un ou l’autre de mes frères dans l’une des maisons où j’étais attendu mais dans laquelle j’avais décidé de ne pas me rendre. Ils y allaient en courant et se goinfraient sans se poser de questions. Quant à mes sœurs, je ne leur proposais les mêmes invitations qu’en de rares occasions. Je ne tenais pas à les associer à mes affaires.

D’ailleurs, avant de me rendre auprès de Thimoté Ichar pour le consulter au sujet de la dot, j’avais pris la précaution de réunir mes frères et sœurs. Je leur avais dressé la liste des femmes chez qui ils pouvaient aller en toute sérénité. Quand j’eus achevé la répartition des bonnes adresses où les uns et les autres sauraient trouver du soutien, on me souhaita bonne route. J’avais ajouté en les quittant : « Je compte régler cette histoire avant le début du championnat. »

La perspective de disputer le championnat de football de première division me portait à rêver à une rapide indépendance financière. J’avais déjà exposé ces arguments malgré l’opinion négative que ma mère avait constamment développée à propos du football. J’avais dans l’idée de commencer une carrière de footballeur amateur tout en poursuivant mes études. « Les récriminations de maman ne me feront ni chaud ni froid. De toute façon, elle ne s’occupe plus vraiment de nous », me répétais-je.

Les primes de match, l’aide du club, une bourse d’études me mettraient peut-être à l’abri d’un choix difficile. Ma mère ne me voyait que dans le rôle de l’érudit, du collectionneur de diplômes et dans les habits de l’ingénieur ; elle allait sans doute contester mes décisions. Elle le fit. Je n’en demeurai pas moins déterminé à imposer mes vues.