IV

Jour J – 4

L’homme seul redevient préhistorique : au bout de quelques jours il ne se rase plus, ne se lave plus, pousse des grognements. Pour mener l’être humain vers la civilisation, il a fallu quelques millions d’années, alors que le retour au Néanderthal prend moins d’une semaine. Ma démarche est de plus en plus simiesque. Je me gratte les testicules, mange mes crottes de nez, me déplace par petits bonds. A l’heure des repas, je me jette en vrac sur la nourriture et la dévore avec les doigts, mélangeant le saucisson et les chewing-gums, les chips au fromage et le chocolat au lait, le coca-cola et le vin. Puis je rote, pète et ronfle. C’est ça, un jeune écrivain français de l’avant-garde.

Alice a débarqué par surprise. Elle a mis ses mains sur mes yeux au marché de la Mola, trois jours avant la date prévue de son arrivée.

— Qui c’est ?

— No sé. Matilda ?

— Salaud !

— Alice !

Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre.

— Ben ça, pour une surprise, c’est une surprise !

J’étais obligé de dire ça ?

— Avoue que tu ne t’y attendais pas, hein ? Et d’abord c’est qui cette Matilda ?

— Oh rien… Une locale que Jean-Georges a branchée hier soir.

Si cela n’est pas le bonheur, en tout cas cela y ressemble d’assez près : nous grignotons du Serrano sur la plage, l’eau est tiède, Alice est bronzée, cela lui donne les yeux verts. Nous faisons la sieste l’après-midi. Je lèche le sel de mer sur son dos. Nous ne dormons pas tant que ça. Pendant l’amour, Alice m’énumère la liste des garçons qui l’ont suppliée de me quitter à Paris. Je lui narre en détails mon rêve érotique de la veille. Pourquoi toutes les femmes que j’aime ont-elles les pieds froids ?

Jean-Georges et Matilda nous rejoignent pour le dîner. Ils semblent très épris. Ils ont découvert qu’ils avaient tous les deux perdu leur père cette année.

— Mais moi c’est plus grave car je suis une fille, dit Matilda.

— Je déteste les filles amoureuses de leur père, surtout quand il est mort, dit Jean-Georges.

— Les filles qui n’ont jamais été amoureuses de leur père sont frigides ou lesbiennes, précisé-je.

Alice et Matilda dansent ensemble, on dirait deux sœurs un peu incestueuses. Nous nous collons à elles. Il fait bon, ça aurait pu dégénérer, on se sépare à regret, mais on se rattrape chacun dans sa chambre.

 

Avant de m’endormir, j’accomplis enfin un geste révolutionnaire : je retire ma montre. Pour que l’amour dure toujours, il suffit de vivre hors du temps. C’est le monde moderne qui tue l’amour. Si nous nous installions ici ? Rien ne coûte cher ici. Je faxerais des papiers à Paris, je demanderais des à-valoir à plusieurs éditeurs, de temps en temps j’expédierais une campagne de pub par DHL…

Et l’on s’emmerderait à crever.

 

Bon sang, l’angoisse me reprend. Je sens venir le danger. J’en ai marre d’être moi. J’aimerais bien que quelqu’un me dise de quoi j’ai envie. Il est vrai que, de temps à autre, notre passion devient tendresse. La machination se remettrait-elle en branle ? Il faut repousser les endorphines. Je l’aime et pourtant j’ai peur qu’on s’ennuie. Parfois, nous jouons à être chiants exprès. Elle me dit :

— Bon… Je vais aller faire les courses… A tout à l’heure…

Je lui réponds :

— Et après nous irons nous promener…

— Cueillir du romarin…

— Déjeuner sur la plage…

— Acheter les journaux…

— Ne rien faire…

— Ou nous suicider…

— La seule belle mort à Formentera, c’est de tomber de vélo, comme la chanteuse Nico1.

Je me dis que si nous plaisantons là-dessus, c’est que la situation n’est pas si grave.

Le suspense augmente. Dans quatre jours cela fera trois ans que je vis avec Alice.

1- A l’époque où ce livre a été vécu, Jean-Edern Hallier ne l’avait pas encore imitée… (Note de l’auteur).