Mardi 20 janvier 2015, bibliothèque du Congrès, Washington D.C., États-Unis,
16 h 20.
Le sénateur Brennan « grizzly » O’Reilly fixait son vis-à-vis sans une once de sympathie. Sous ses sourcils broussailleux, les yeux noirs ne cillaient pas. Il avait accepté de rencontrer Richard Benton sur l’insistance de celui-ci et entendait bien le lui faire payer. On ne dérangeait pas impunément cet ancien colonel des bérets verts à une heure qui risquait de compromettre sa partie de golf hebdomadaire.
— Je vous écoute, grogna-t-il, soyez bref.
Le bureau de Dick paraissait trop exigu pour y caser la carcasse de ce géant. À soixante-cinq ans passés, Grizzly O’Reilly en imposait encore. Mais Benton avait lui aussi un pedigree et ne s’intimidait pas facilement. Les « animaux » politiques le laissaient de marbre, quelle que soit la hauteur de leur perchoir dans la pyramide des pouvoirs.
En dix minutes, l’attention du sénateur leur était acquise. Connaissant son goût pour l’histoire en général et celle de la Deuxième Guerre mondiale en particulier, Dick avait demandé à Kerouac de refaire son exposé. Le gros homme avait soudain changé de physionomie en découvrant le document.
— Nom de Dieu de bordel de merde, avait-il proféré sans égard pour ses interlocuteurs, vous me dites que cette putain de guerre aurait pu être évitée ? C’est ça ?!
Une fois de plus, ses yeux noirs s’étaient plantés dans ceux de Benton qui les soutint en faisant une moue approbative :
— C’est ce que l’on peut en effet déduire des circonstances. Mais, fit-il rapidement en levant une paume en l’air, il faudrait lire le document pour en avoir le cœur net.
Le colonel en retraite s’enfonça dans son fauteuil. Un moment, il tapota sa poche puis finit par en extraire un cigare qui devait coûter un an de salaire d’un Pakistanais. Sourcils froncés, sans s’occuper de ses hôtes il entreprit de l’allumer tandis que Dick pêchait d’un tiroir un cendrier de fer-blanc et le posait devant lui.
Le chef des Rats de poussière devinait sans peine le cheminement de pensées du politicien. Lors des dernières élections, celui-ci avait failli perdre son poste. Depuis, un scandale majeur menaçait d’éclater impliquant ses frasques extraconjugales et certaines opérations boursières douteuses. Il cherchait donc à tout crin un moyen de redorer son étoile. Se pourrait-il que cette vieille lettre le permette ?
Il aspira une longue bouffée de tabac et la souffla vers le plafond. Dick et Kerouac se gardaient d’interrompre sa réflexion. Finalement, il fixa l’archiviste :
— Pouvez-vous surenchérir afin d’emporter l’objet ?
Benton crut bon de reprendre la parole :
— Il s’agit d’une grosse somme, monsieur, dit-il en posant les coudes sur son bureau. Sans garantie que la pièce soit à la hauteur de l’investissement, de plus…
L’autre balaya l’objection d’un revers de main :
— Et vous n’avez pas le budget dans votre service, j’imagine. Parfait, je vais vous faire allouer une rallonge et vous réglerez ça. Réfléchissez, ajouta-t-il en pointant son cigare sur Dick, personne n’enchérit près de 200 000 dollars pour une lettre ordinaire. Je vous laisse, appelez mon secrétariat pour les détails.
Il était déjà debout et Richard se retint de lui demander si, pour le budget, il croyait encore aux contes de fées. Il se leva à son tour et contourna le bureau pour l’accompagner à la porte. Ils se saluèrent et le gros sénateur repartit le long de la coursive lambrissée.
Lorsque Benton revint, Andrew secouait sa crinière blanche avec une moue qui en disait long :
— L’enchère se termine demain matin, Richard. Dieu sait quelle somme elle aura atteinte à ce moment-là.
Comme pour donner corps à son assertion, le signal de mail entrant tinta et Benton se rassit avant de déclarer, les yeux sur son écran :
— C’est Antonia, l’informa-t-il. On est à 210 000 dollars !
L’archiviste soupira. Quelqu’un, chez les comptables, allait grincer des dents – si toutefois les consignes du sénateur se voyaient suivies de faits.
Benton se frotta le menton et pointa un doigt sur Kerouac qui avait pris place dans le fauteuil précédemment rempli par O’Reilly :
— Je sais que vous avez déjà effectué vos recherches, Andrew, mais je veux qu’avec Maureen et Antonia, vous me blindiez ce dossier. (Avant que le vieil homme n’objecte, il poursuivit :) Je veux tout savoir. Toutes les pistes possibles de provenance du document, s’il en est déjà fait mention quelque part, ce genre de chose. Et surtout, Andrew…
— Oui, Richard ?
Benton se pencha vers son collaborateur qui fronçait les sourcils :
— Fouillez dans les pseudos des autres enchérisseurs. Trouvez qui est prêt à payer si cher ce truc. Nous aurons peut-être un élément de réponse inattendu à ce moment-là.
— Mais… c’est illégal, Richard.
Benton fit celui qui n’avait pas entendu et l’archiviste sourit à son tour.
Le tandem Antonia Horowitz et Maureen s’avérait d’une redoutable efficacité dans la recherche sur des personnes. Maureen McCornwall, experte en généalogie, avait un style qui surprenait immanquablement ceux qui la croisaient pour la première fois. Une sorte d’hybride de punk et de gothique qu’on imaginait facilement jouant du poing américain dans une bagarre de bar. Pourtant, si elle n’avait pas froid aux yeux, elle se sentait bien plus à son aise dans le silence feutré d’une salle d’archives ou démêlant les imbroglios administratifs de l’état civil.
Nul doute que cette équipe allait enrichir le dossier. Il le fallait, car si l’objet convoité n’était qu’une liste de courses ou le billet d’amour d’un SS sentimental, des têtes tomberaient.
En général, celles des sénateurs demeuraient bien vissées sur leurs épaules.
Dick Benton avait la ferme intention de ne pas se faire « démissionner ». Une fois avait suffi.
Il grimaça à cette évocation.
Non, ça n’arrivera plus.
Mais l’avenir seul déciderait, et si le patron du S.A.T avait eu une boule de cristal, il y aurait vu que son job serait bientôt le cadet de ses soucis.