Mardi 20 janvier 2015, Fletcher’s airfield, Virginie, États-Unis,
2 h 25.
Le rêve vira au cauchemar avec une soudaineté qui laissa Benton abasourdi. Les paupières collées de sommeil, il tenta de se rendormir, mais son esprit luttait pour le maintenir en équilibre précaire à la frontière du monde réel.
D’un coup, il ouvrit les yeux dans le noir de sa chambre, réalisant la cause de son réveil au milieu de la nuit.
— Mais bon sang de…
À tâtons, il localisa le portable sur le plancher et le colla à son oreille en grommelant :
— Qui que vous soyez, j’espère que vous avez une sacrée bonne raison…
La voix d’Antonia Horowitz résonna dans sa tête :
— Patron, j’ai du nouveau sur la lettre des nazis !
Une brève quinte de toux secoua Dick avant qu’il ne rétorque, un œil sur son réveil électronique :
— Merde, Horo’, vous foutez quoi au bureau à cette heure-ci ?
— Je suis chez moi, patron. Sur mon mobile j’ai une connexion directe à la « Pompe ».
Oui, bien sûr. La Pompe ; le surnom de son ordinateur. Une machine qui n’avait plus rien de standard. Un monstre de puissance avec lequel cette hackeuse de génie pénétrait les serveurs des agences gouvernementales aussi facilement qu’elle faisait son shopping en ligne. Sortie major de sa promo au MIT, Horo’ avait intégré l’équipe quelques années avant Dick. Sa science de l’informatique était un atout précieux pour le service.
À présent bien réveillé, Benton soupira et se leva pour un café.
— OK, Antonia, je suppose que c’est important…
— Je crois que oui. Il y a cinq minutes, l’enchère a été interrompue…
Tout en manipulant le percolateur du salon, Dick plaça son portable sur haut-parleur et le posa sur le bar :
— Mince. Grizzly va être déçu, on dirait que le vendeur a trouvé un arrangement en direct, hors d’eBay.
La jeune femme reprit :
— Possible, boss, mais il y a également les recherches de Maureen sur l’identité réelle des enchérisseurs. Là, c’est du lourd aussi !
Benton sursauta :
— Bon sang, Horo’, vous attendiez quoi pour m’en informer ?
— Maureen voulait vous en parler tout à l’heure, en arrivant au bureau, puisque l’enchère ne devait se clore qu’en fin de matinée, heure de chez nous, et que…
— OK, l’interrompit-il en activant le percolateur, dites-moi tout.
Deux minutes plus tard, il n’avait plus du tout envie de dormir. Il souhaita bonne fin de nuit à sa collaboratrice et alla se poster devant la baie vitrée intérieure. Trois ans plus tôt, après un divorce tumultueux qui le séparait la plupart du temps de son fils Jérémy, il avait élu domicile dans cet endroit. Un hangar d’aviation sur un terrain désaffecté depuis la Seconde Guerre mondiale. Fletcher’s airfield.
Il y avait aménagé en mezzanine un appartement spacieux, de manière à pouvoir garer ses joujoux dessous. Trois avions rescapés du chalumeau de l’épaviste : Un Beechcraft 18 bimoteur de 1937, un Mustang P51 de 1944 et un Sopwith Camel de la Première Guerre. Restaurées par ses soins, les machines rutilaient à présent sous les rampes de néon. Dégustant son expresso à petites gorgées, il admirait les courbes luisantes des appareils en contrebas.
Bon sang, Grizzly va piquer une crise.
Fallait-il tirer du lit le gros sénateur, au risque de subir sa vindicte légendaire, ou attendre le lendemain et se faire pourrir pareillement pour avoir lambiné ? Avec ce républicain de malheur, on ne gagnait jamais.
En fin de compte, il choisit la seconde option, il serait bien temps de subir l’engueulade en matinée. Un bâillement irrépressible le ramena à des considérations plus immédiates. Il éteignit le hangar et posa sa tasse sur le bar. Il poussait la porte de la chambre lorsque l’alarme de proximité retentit.
Sur le monitor, il distingua les phares d’une voiture se garant dans le petit parking, de l’autre côté de sa clôture de sécurité. Dès qu’elle entra dans le champ du détecteur de présence, le projecteur l’illumina.
Benton fronça les sourcils :
— Qu’est-ce que ces zèbres peuvent bien me vouloir à une heure pareille ?
Le gros tout terrain noir clamait « CIA » comme si le sigle avait été peint sur ses portières. Les trois types qui en descendirent ne ressemblaient à aucun garçon coiffeur que Dick connaissait. En fait, ils n’essayaient même pas de dissimuler leur fonction. L’un d’eux resta auprès du véhicule et les deux autres s’approchèrent de la grille d’accès. Il aurait pu leur ouvrir, mais il préféra les laisser sonner et se présenter :
— Bonsoir, monsieur Benton, Agents Barnett et Parks, CIA. Désolé de vous déranger à cette heure. Pouvons-nous entrer ?
Le type tenait son badge à hauteur de son visage, pour que Dick le voie.
Désolé, mon cul !
Un moment plus tard, il introduisait les deux hommes en complets gris dans le salon, non sans avoir activé au préalable la mini caméra dissimulée dans le lustre. Il leur octroya le canapé et prit place dans un des fauteuils club.
— Excusez ma tenue, fit-il en désignant le peignoir enfilé en hâte, mais je n’attendais personne. Que puis-je faire pour vous ?
Nul doute que les types avaient examiné son historique à la loupe. Ils savaient donc qu’il avait appartenu au FBI, avant d’être « muté » aux archives de la bibliothèque du Congrès. Il frémit, se pouvait-il que son passé l’ait rattrapé ?
Après tout, il n’y avait pas si longtemps. Mais pourquoi l’Agence au lieu du FBI ?
Déjà, celui qui se nommait Barnett sortait une grosse enveloppe de sa poche et la lui tendait.
— Prenez connaissance de ceci, monsieur Benton, nous discuterons ensuite.
Tout en saisissant le kraft, Dick détailla ses visiteurs. Modèles standard des services secrets. De parfaits robots au service de n’importe quelle saloperie gouvernementale – et parfois autre.
Celui qui parlait semblait originaire du Middle West. Sans doute un de ces bleds de bigots perdus dans les champs céréaliers. S’ils étaient venus déterrer les cadavres de son placard, il avait la ferme intention de ne pas s’en laisser compter. Son éviction du Bureau n’était qu’une manipulation. Il avait passé l’éponge pour ne pas aggraver une situation déjà passablement intriquée. Parfois, il en cauchemardait encore.
Pour donner le change, il s’étira et bâilla. L’autre accusa réception, mais ses yeux restaient fixés sur lui sans une once de compassion. Son collègue observait tout ce qui était dans son champ de vision. Pour un peu, il aurait arpenté le salon en prenant des notes, mais il s’abstint.
Dick ouvrit l’enveloppe et en sortit plusieurs feuillets à en-tête de la CIA.
Il eut beaucoup de peine à ne laisser paraître qu’un étonnement de bon aloi. Après avoir examiné tous les documents, il reposa le tout sur la table basse et leva les yeux vers l’agent Barnett :
— Je ne comprends pas, dit-il, que dois-je faire de ceci ?
Son interlocuteur s’autorisa un premier sourire et se croisa les mains sur les genoux :
— Nous désirons que vous utilisiez les ressources de votre service pour mener des recherches pour nous. Vous êtes le plus légitime pour cette mission.
Richard faillit pouffer de rire.
Depuis quand ces clowns s’embarrassaient-ils de légitimité ?
Mais sur la table, une copie d’écran montrait la photo d’une certaine lettre ancienne. Ainsi Andrew avait une fois de plus eu le nez creux. Cette histoire remuait décidément beaucoup de monde. Il se demanda, l’espace d’un instant, si le sénateur O’Reilly n’avait pas usé de son influence pour activer les opérations. Mais quel intérêt d’employer la CIA pour venir – en pleine nuit – le convaincre d’effectuer une tâche qu’il menait déjà ?
Donc, ces andouilles en costard ne savaient pas que son équipe avait une longueur d’avance. Il choisit de n’en rien dire, plus il jouerait la course en tête, mieux cela vaudrait.
— Et, selon vous, répliqua-t-il, quel serait l’intérêt de cette lettre ?
Sur un signe à son collègue, ils se levèrent avec un bel ensemble et l’agent n°1 rétorqua :
— Faites juste les recherches, Benton, nous voulons savoir si c’est un document original et qui le possède. Je vous recontacterai.
Autant pour le « monsieur » !
— Très bien, Barnett, je vais voir ça avec ma hiérarchie. Laissez-nous quelques jours.
— Deux semaines, fit l’homme de l’Agence par-dessus son épaule en se dirigeant vers la porte. Pas un jour de plus.
Lorsque la voiture fut partie, Dick se servit son scotch préféré. L’heure n’était plus au café. L’Aberlour de seize ans d’âge l’inonda d’une chaleur bienfaisante. La nuque posée sur le dossier du fauteuil, il eut un petit rire.
— Messieurs les barbouzes, dit-il en levant son verre, il semblerait que nous ayons un coup d’avance !
Mais il se rembrunit aussitôt. Beaucoup de monde s’intéressait à cette satanée lettre. Trop de monde, à vrai dire. Et s’il avait un coup d’avance sur l’Agence, d’autres en avaient sûrement un sur lui.
Restait encore à savoir qui.
Et pourquoi.