Chapitre 16

Mardi 20 janvier 2015, place Néguev, antenne locale du Mossad, Tel-Aviv, Israël,

8 h 20.

Sacha Beuys, le front appuyé à la baie vitrée du douzième étage, fixait sans la voir la plage déserte. Sur la longue bande de sable, en contrebas de la promenade, les kiosques à glaces et à hot dogs avaient rouvert presque aussitôt. Depuis l’attentat, on y croisait toutefois plus de soldats que de touristes. Le type s’était fait sauter devant une cabane à beignets, à l’heure du déjeuner. Mais seulement après qu’il avait vidé deux chargeurs de son fusil d’assaut sur les clients.

Quarante et un morts et une vingtaine de blessés graves.

Dont Oren.

Lui était mort à l’hôpital, deux balles dans le dos. Son gilet d’appelé ne l’avait pas protégé. Les soldats constituaient toujours la cible première des kamikazes. Ensuite, le Palestinien n’avait plus eu qu’à tirer au hasard sur la terrasse improvisée de l’échoppe puis à faire détonner sa ceinture d’explosifs. Tout s’était déroulé très vite, le tueur, méthodique, n’avait pas perdu de temps à hurler des « Allahou akbar ».

Quand l’écho de la tragédie était parvenu à la jeune femme, elle se trouvait en mission de l’autre côté de la frontière égyptienne à faire reboucher des tunnels qui semblaient se multiplier encore plus vite.

Le temps de rentrer, Oren avait rendu son dernier souffle, dans la douleur. L’agent « action » qu’elle était ne put retenir un sanglot. La perte avait laissé dans son cœur un tel vide, que même l’éternité ne parviendrait pas à combler.

Elle qui portait un prénom d’homme était devenue, au fil des jours et des nuits sans sommeil, dure comme un diamant. Insensible et terriblement amère. Son regard dériva au-delà de la plage. Là-bas, la mer luisait dans le soleil levant, comme pour signifier aux humains qu’elle existerait encore bien après eux.

— Sacha Beuys ?

Le planton dardait vers elle un visage sans expression. Sacha inspira l’air conditionné et acquiesça en s’arrachant à sa contemplation morbide. Le caporal salua brièvement et l’invita à entrer.

Une salle de réunion, en tout point semblable à n’importe quelle autre dans n’importe quelle entreprise. Sauf que l’enseigne géante Pinsky - Schaffer constructions qui ornait le toit de l’immeuble n’avait que peu de rapport avec les activités réelles de son personnel.

L’homme assis au bout de la table d’acajou ne se leva pas pour l’accueillir et ne quitta même pas l’écran de son notebook des yeux.

— Asseyez-vous, Beuys, fit-il d’une voix sourde.

Tirant une chaise, Sacha s’exécuta. Dov Abettan, chef de la division Actions lointaines était un homme très rare. En huit années de service, la jeune agent ne l’avait aperçu qu’une seule fois. Elle se dit que pour bénéficier d’un tel privilège, le monde devait être en train de s’écrouler. Lorsqu’il reprit la parole, elle nota machinalement son accent traînant et se souvint qu’il avait été éduqué en Jordanie. Elle était incapable de lui donner un âge et nul ne se serait avisé de poser la question à l’intéressé.

— Sacha Beuys, énonça-t-il en lisant son écran. Agent de classe 4 depuis trois ans. Appréciée de vos chefs, six missions terminées avec succès et… un échec.

Comme il laissait sa phrase en suspens, elle se demanda s’il attendait un commentaire, mais Abettan se caressa le menton :

— Disons plutôt un demi-succès. Vous parlez quatre langues couramment et deux de manière passable. Depuis quand n’avez-vous pas pratiqué le français, agent Beuys ?

Sacha fit de son mieux pour ne pas paraître prise de cours et répondit d’un ton égal :

— Je le parle régulièrement, dit-elle en se mordant soudain la lèvre.

— Un problème, Beuys ? releva le patron de la division A.L.

— Non, monsieur, je songeais seulement que c’était avec mon mari que nous passions beaucoup de temps à le parler, sa famille…

— Oui, je sais, trancha-t-il : originaire de là-bas, retour en Israël depuis trente ans. L’allemand et le russe ? J’imagine que l’anglais n’est pas un souci ? ajouta-t-il d’une voix radoucie.

Cet échange à sens unique dura encore une dizaine de minutes. « L’agent Beuys » avait de plus en plus l’impression de subir un interrogatoire. Elle dut faire un rapport détaillé sur ses missions les plus délicates sans omettre – c’était nouveau – ses états d’âme.

Mais jamais l’homme en complet gris assorti à ses cheveux ne la gratifia d’un seul regard. Enfin, il referma le notebook et fit craquer ses jointures. C’était le premier geste empreint d’une certaine humanité et Sacha en conçut un soulagement presque coupable.

Pour la première fois, il la fixa et se laissa aller sur le dossier de sa chaise :

— Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi le kamikaze ne s’était pas écrié « Allahou akbar » en perpétrant ses meurtres ?

Elle fronça les sourcils. Dans la violence du deuil, elle s’avoua volontiers que ce détail était passé au dernier plan de ses préoccupations.

— Si même les non-croyants se réveillent, poursuivit-il avec un sourire de carnassier, le pire est encore à venir pour Israël. Ces connards seront bien plus difficiles à « loger » que les barbus.

Sans transition, il se leva et ajouta :

— Vous partez demain pour la France. Le service logistique possède les détails de votre mission, ils vont vous briefer pour rencontrer votre équipe une fois sur place. Rompez.

La jeune femme se leva à son tour, il contourna la table et lui ouvrit la porte. Tandis qu’elle passait devant lui, il la saisit par le poignet et la serra contre lui. Déroutée, l’agent de terrain demeura les bras ballants pendant que l’homme déclarait à son oreille :

— Permettez-moi de vous offrir mes condoléances les plus profondes, pour cette terrible perte, agent Beuys.

À cette seconde, Sacha réalisa que cette mission serait pire que ce qu’elle avait imaginé.