Chapitre 27

Jeudi 22 janvier 2015, Vieux-Port, Marseille, France,

12 heures.

— Alors, gros bandit, tu viens pour l’apéro ?

Mantrou avait juste eu le temps d’essuyer ses larmes. Fort heureusement, cela pouvait passer pour l’effet de la vitesse, puisqu’il avait choisi un casque ouvert. Il plaça le scooter sur la béquille et claqua dans la main tendue. Ils se firent le « check » de la bande du Tunisien et le garçon s’essaya à sourire :

— Ouais, pas une mauvaise idée, ça.

— Bon, fit l’autre en haussant les épaules, amène-toi, Mouloud veut te voir.

Dans sa poitrine, le jeune homme sentit bondir son cœur. Se pouvait-il que le Tunisien ait localisé Mandie ? Il n’osait y croire, mais il courait presque en arrivant au Royal, le quartier général du petit truand.

Ici, la loi ne s’appliquait pas : une dizaine de consommateurs exhibaient des cigarettes allumées. Aucune « vapoteuse » en vue, bien sûr.

Dans la salle enfumée, il finit par localiser le chef de gang, dans un box du fond de l’établissement. En passant devant le bar, le patron ne lui adressa pas un regard, absorbé qu’il était à disputer une partie de 421 en compagnie d’habitués.

Dans un coin du plafond, un grand écran diffusait sans discontinuer des courses hippiques que seul un vieux suivait en serrant fort son ticket de PMU.

Cela sentait la fumée, le détergent et la graisse frite. Trois tables, devant la vitrine, accueillaient une dizaine de convives autour d’un couscous méchoui. Une serveuse grassouillette frôla Mantrou sans lui accorder plus d’attention que le patron.

Il se dirigea vers le fond et s’assit sur la banquette en face du Tunisien qui lisait L’Équipe du jour. Celui-ci ne daigna pas lever les yeux du journal et se contenta de commenter :

— Putain, ce connard d’entraîneur va nous couler l’OM.

Conscient que se montrer trop pressant risquait fort de nuire à son statut précaire de « nouvel ami », Mantrou émit un grognement d’assentiment. Alors que la serveuse s’approchait de leur box, Mouloud plia enfin son journal et leva les yeux sur lui. Sans rien dire, il exhiba deux doigts en l’air et la fille s’en fut en criant vers le bar « Deux Ricard bien tassés ! »

Puis, le Tunisien sortit une cigarette du paquet devant lui et l’alluma posément. Soufflant un nuage de fumée vers le plafond jauni, il poussa les Marlboro vers son vis-à-vis.

— Sers-toi, c’est de l’espagnol.

Bien sûr. Dans le quartier du Vieux-Port, il régnait sur la contrebande de clopes. Mantrou en prit une et sortit son propre briquet. Lorsque la fille de salle eut posé les consommations devant eux, Mouloud fit le service en eau et se racla la gorge :

— Je crois que tu es le type le plus veinard de Massilia, collègue, commença-t-il en testant la teneur de son Ricard. J’ai dégotté un Polak qui m’a traduit ton bazar.

Par « bazar », Mantrou comprit qu’il faisait référence aux documents trouvés sur les Russes morts dans la ruelle et il se força à boire calmement. Une gorgée plus tard, le caïd reprit :

— Ces fumiers ont loué une baraque du côté des calanques, on va aller y faire un tour. Avec du bol, ta copine y sera et on récupérera ton fric.

Cette fois, le rasta ne put retenir un soupir de soulagement qui n’échappa pas au trafiquant :

— T’excite pas, mec. Si ça se trouve, la bicoque est vide ou on aura une mauvaise surprise.

— On y va quand ? osa Mantrou en masquant sa fébrilité derrière sa fumée.

Le Tunisien engloutit la fin de son verre et se dressa.

— J’attendais plus qu’toi.

***

Même jour, 12 h 45.

Le cortège comptait quatre véhicules. Deux grosses berlines allemandes, une Alfa Roméo noire également et la Renault Mégane qu’il connaissait déjà. Mouloud avait pris place dans la voiture de tête, une X5 flambant neuve, pilotée par un de ses hommes. Coincé à l’arrière, entre deux magrébins taciturnes, le rasta n’en menait pas large. Outre le fait qu’il avait remarqué les armes passées dans leur ceinture, ces types ne lui inspiraient aucune confiance. La réputation du gang n’était plus à faire, sur le Vieux-Port ; elle s’étendait même à l’ensemble de la cité phocéenne – comme disaient les journaux de FR3 région.

Devant, le chef de bande avait sorti son iPhone et dictait des ordres en arabe. Indifférente et majestueuse, la route des calanques enroulait ses courbes. Sur la gauche, les collines étalaient leur blancheur piquetée d’arbustes, sous le soleil froid de janvier. À droite, la mer, immense et lourde. En arrivant aux Goudes, ancienne zone industrielle devenue touristique, le Tunisien aboya un ordre et le pilote relâcha l’accélérateur.

— Pas le moment de se faire repérer, martela-t-il en agrémentant sa tirade d’une insulte en arabe.

Jusque-là, Mantrou avait gardé un silence prudent, mais il s’enhardit et se pencha entre les sièges avant :

— On va où, exactement ?

Le Tunisien sortit un papier froissé de sa poche et lut à haute voix par-dessus son épaule :

— Villa Carthage, impasse Vincent Scotto, à Callelongue. Ça te dit quelque chose ?

Le garçon se creusa la cervelle, mais rien ne vint :

— Que dalle, jamais entendu parler. C’est là qu’ils étaient, les Russes ?

— En tout cas, répondit Mouloud en rempochant la note, c’est c’que m’a dit la fille de la carte de visite de Century 21 qui était dans un de leurs portefeuilles.

Mantrou se raccrocha au montant de l’appui-tête du Tunisien en songeant que l’agence immobilière lâchait bien facilement les informations sur ses clients. Mais peut-être que Mouloud l’avait motivée avec une poignée de billets. Après tout, à Marseille, rien n’était impossible. Il se pouvait même qu’elle soit de mèche avec lui dans quelque combine.

— Et le carnet de notes, il dit quoi ? demanda-t-il encore.

Alors qu’ils traversaient le bourg des Goudes, le chef de bande se retourna franchement pour le fixer :

— Il dit que tu vas avoir de quoi m’dédommager, si on met la main sur c’qu’ils te doivent.

Mantrou se mordit l’intérieur de la lèvre. À présent, le truand savait à quel point son « aide » pouvait lui rapporter. Puis, le visage d’Amandine passa, comme un fantôme sur le vert sombre de la mer et il se laissa aller sur la banquette de cuir fin. Il ne devait penser qu’à elle. Oublier l’argent et cette vie qu’ils rêvaient de construire ensemble. Mémé… Il se prit à croire que toute cette histoire n’était qu’un cauchemar au terme duquel Amandine et lui seraient à nouveau réunis et qu’ils iraient, comme avant, cacher leur amour dans la chambre du fond chez la vieille.

Pourvu que tu me pardonnes…

Il ne sut pas vraiment à laquelle il adressait cette supplique, mais il la sentit venir de si profond en lui qu’il remarqua à peine que la voiture s’arrêtait.

— Alors, l’homme au scooter, tu le bouges, ton cul ?

Le sbire de Mouloud tenait la porte ouverte et Mantrou se secoua. Ce qui allait se dérouler à partir de cet instant risquait fort de déterminer le reste de son existence. Les dents serrées, il glissa jusqu’à l’extérieur et le mistral glacé le gifla sans ménagement. Les quatre voitures étaient garées au bout du parking de Callelongue, là où la route des calanques se terminait. Au-delà de ce point, aucun véhicule ne circulait sur les sentiers abrupts qui tricotaient leur réseau compliqué dans les collines dominant la mer.

D’un geste, le Tunisien convia son lieutenant à étaler une carte sur le capot de l’Audi A8 qui suivait leur BMW.

— Regarde, fit-il à l’attention du rasta qui s’était rapproché, on est ici et leur baraque est en haut de cette colline. L’affaire de dix minutes, si on traîne pas.

Le jeune homme tressaillit.

Dix minutes. Si long et si court à la fois pour décider du cours de toute une vie.