Chapitre 28

Mercredi 21 janvier 2015, port industriel, Marseille, France,

21 h 20.

L’adolescente s’éloigna de quelques pas et se jucha sur le capot d’une épave de voiture, les jambes balançant dans le vide. Sourire en coin, elle souffla une longue bouffée d’une nouvelle cigarette en offrant son visage au crachin du soir.

— Elle ne manque pas d’air, maugréa Jake tandis qu’il se plaçait dos à dos avec son ami.

Celui-ci ne répondit pas, il observait les arrivants. Leur intention d’en découdre ne faisait aucun doute. Plus rompu aux techniques de combat rapproché, Morris s’était positionné face au groupe de trois types maintenant à une trentaine de mètres d’eux.

De son côté, Dick se préparait à l’assaut de deux hommes. Tout, dans leur allure, suggérait des combattants de rue, aiguisés, fluides et ramassés pour bondir.

— Deux lames, glissa le costaud entre ses dents alors que tous deux amorçaient un pas destiné à renforcer leurs appuis, conscients qu’un couple d’agresseurs remontait également la ruelle où ils avaient ramassé les indices de la fusillade.

— Une seule lame de mon côté, annonça Dick, et un tuyau d’acier. Ça va faire mal.

Ce n’était que l’énoncé de la situation.

Enfin ils furent encerclés par sept ombres mouvantes. Les âges s’échelonnaient approximativement entre vingt et quarante ans. Tous des hommes dans la fleur de l’âge, aux regards sombres et déterminés. Des chevelures en vrac, collées à leurs fronts par la pluie. Tous noirs de poil. L’un d’eux s’adressa à la petite dans une langue qui ne semblait pas du français et elle répondit dans un éclat de rire.

— Elle commence à me plaire, cette merdeuse, lança Jake, sans souci d’être compris par leurs assaillants.

Et puis, tout se passa très vite. Un des hommes de « son » groupe l’apostropha, mais sa phrase fut brisée en même temps que sa mâchoire alors que Morris prenait l’initiative. La pointe de son pied venait de le faucher juste sous le menton. Dans l’élan, il esquiva la lame du deuxième type, qui manqua de peu son ventre tout en lui agrippant le bras qu’il tordit violemment en s’en servant pour se propulser vers le troisième.

Dans son dos, Dick, moins rapide, venait d’éviter un coup de savate, mais encaissait un coup de pied dans les reins de la part d’un des gars surgi de la ruelle. Il fit mine de s’affaler, ce qui provoqua l’erreur d’un agresseur sur sa gauche dont il fracassa le genou d’un coup de pied tournant.

Jusque-là, tout s’était déroulé en silence, les hommes ahanant à chaque coup porté ou reçu. Mais soudain, le chef des Rats de poussière sut que l’hallali venait de sonner lorsqu’il fut cueilli au creux des reins par un vicieux coup de tuyau. Ensuite, ce fut l’avalanche, il para au mieux, se demandant comment le costaud s’en sortait de son côté.

Il encaissa un coup terrible au ventre suivi d’un direct à la tempe qui lui fit voir des étoiles. Sans lui laisser l’opportunité de se ressaisir, l’homme au tuyau leva son arme improvisée au-dessus de sa tête et, dans un éclair, Dick se dit que c’était terminé.

Et le coup de feu retentit !

Le temps s’arrêta pour un instant glacé, puis dans son brouillard, Benton perçu des voix dans cette langue étrange entendue plus tôt. Il put penser à son ami Jake et sourit même en imaginant l’état de ses agresseurs. Puis il sombra, et son visage heurta le bitume trempé du trottoir.

D’abord, il y eut des grincements, puis une sorte de cri de chouette et des lumières. Des lumières partout qui lui perçaient le crâne. Dans le noir strié de ce puits de charbon, son souffle était telle la vapeur qui s’échappe d’une antique locomotive.

— Ça va, camarade ?

La sarabande des étoiles n’en finissait plus. Du fond de ses tripes il sentit monter une irrépressible nausée. La voix reprit, plus fort :

— Hey, Dick, mon pote, il faut revenir, maintenant !

Petit à petit, il gravissait la pente gluante de sa mémoire. La ruelle, puis la fille et enfin la bagarre. Ce dernier souvenir lui tira un cri étouffé. D’un coup, son esprit remit l’environnement à l’endroit et il essaya d’ouvrir les yeux. Erreur. Il eut soudain l’impression qu’on lui forçait une poignée de sable sous chaque paupière. Il tenta de bouger, mais ses muscles ne paraissaient pas lui appartenir.

— Doucement, boss, prends ton temps.

Cette fois, il identifia la voix en même temps qu’il sentait un linge humide sur son front.

— Jake… ?

Il entendit nettement le soupir de Morris, mais ce répit fut de courte durée. Tout autour, il devinait des présences hostiles, des voix étrangères. Le costaud revint toquer à la porte de sa conscience :

— Ne crains rien, tout est OK. Tiens, bois.

Il sentit le goulot d’une bouteille et la saveur amère d’une bière coula dans sa gorge le faisant presque s’étouffer. Lorsqu’il put se redresser et enfin ouvrir les yeux, il parcourut le décor encore flou du regard.

— Mais, fit-il dans un râle sourd, c’est quoi, ici ?

La trogne de Jake se fendit d’un sourire radieux en dépit d’une lèvre supérieure de la taille d’une patate adulte. Avec son aide, il réussit à s’asseoir et réalisa qu’il se trouvait sur une sorte de lit, ou plutôt une couchette.

— Mais, c’est une… caravane !

C’est à cet instant qu’il vit les autres. Ils se tenaient serrés dans l’accès à la chambre. Un vieux, cheveux blancs, qu’il n’avait jamais vu, la gamine – Joselita, se souvint-il – et un des types de la bagarre. À cette dernière vision, il ne put s’empêcher de se raidir, mais il ne lisait plus aucune agressivité dans le regard de l’homme.

— Nos nouveaux potes, commenta Jake en se laissant tomber sur l’unique chaise de la minuscule chambre, avant de s’envoyer le fond de la bière. On a bien failli gâcher le début de cette belle amitié !

Benton croisa à nouveau les yeux du vieil homme, ce qu’il y vit sembla justifier l’apparente décontraction de son camarade. Un moment, le silence ne fut troublé que par l’averse qui tintait sur le toit de polyester de la caravane. Enfin, il posa la traditionnelle question :

— Quelqu’un veut bien me dire où nous sommes ?

Morris ne le fit pas attendre. La gamine lui tendit une autre bière et il la remercia d’un signe de tête avant de renseigner Dick :

— Ces gens nous offrent l’hospitalité pour l’instant, fit-il avec un sourire qu’une grimace de douleur sanctionna immédiatement. Pour tout dire, tu étais assez mal en point et Ricardo, ici présent, ajouta-t-il en désignant l’ancien qui hocha la tête en reconnaissant son nom, a estimé que c’était mieux que de te laisser sur le trottoir.

— Mais qui a tiré ?

Comme Dick avait accompagné sa question d’un geste éloquent, le vieil homme montra le fusil qu’il gardait dans son dos tandis que Jake précisait :

— Sans Ricardo, nous serions sûrement en train de brouter les pissenlits par en dessous. C’est lui qui a arrêté la bagarre en tirant en l’air. Visiblement, c’est le chef de cette communauté.

— Communauté ?

En quelques mots, le costaud expliqua la méprise qui avait conduit à cette embuscade funeste. La jeune fille avait été attirée par le manège de deux inconnus, de nuit, dans la ruelle où la veille avait eu lieu la fusillade. Le camp de caravanes de sa famille élargie se trouvait à proximité.

Bien entendu, la police était venue fouiner dès le soir même. Gueulant des questions, bousculant tout le monde et fouillant partout, démontrant que le choix de vie des gitans en faisait automatiquement des suspects. Comme s’ils étaient assez stupides pour commettre deux meurtres juste devant leur porte !

Depuis, le vieux avait décidé que, jusqu’à nouvel ordre, on devrait faire le guet à tour de rôle en attendant de déménager la famille ailleurs.

— Et ce n’est pas tout, poursuivit le costaud au crâne rasé, les flics ont embarqué deux des fils de Ricardo.

— Pour quelle raison ? s’enquit Dick en levant un sourcil, ils sont impliqués ?

Passant sa langue sur sa lèvre tuméfiée, Jake haussa les épaules :

— Le vieux jure que non. À mon avis, ils doivent être soupçonnés d’autre chose.

À cet instant, Joselita intervint avec véhémence, dans un anglais approximatif, mais parfaitement compréhensible :

— Dans ce pays, personne aimer nous ! Police dire que mes cousins faire trafic drogue, mais c’est faux. Eux travailler dans construction bâtiment, et c’est tout. Mais police pas aimer nous.

Les deux amis échangèrent un regard entendu. La rengaine envers les minorités se répétait partout sur la planète. Ainsi la France, ce beau pays des « droits de l’homme » n’y faisait pas exception.

Les cousins de l’adolescente bossaient sans doute au noir. Devançant la prochaine question de son compatriote, Jake Morris déclara :

— Dès que je les ai informés que nous étions là en reportage, et non pas pour leur créer des problèmes, ils ont offert de t’amener ici pour te soigner au sec. Si tu te sens assez bien, on repart quand tu veux.

Vingt minutes plus tard, après avoir accepté une tasse de café, l’un soutenant l’autre, ils arrivèrent en vue de l’Audi de location sous une averse glacée. Ricardo avait dépêché un des bagarreurs, ainsi que Joselita, pour les accompagner. Officiellement pour s’assurer qu’ils ne feraient pas de mauvaise rencontre, mais plus sûrement pour vérifier qu’ils ne roulaient pas dans une voiture de patrouille !

Rassurés sur ce point, la jeune fille et son aîné prirent congé sur un simple signe de tête et sans plus de commentaire. Une fois qu’ils se furent fondus dans la pénombre de la ruelle, Jake, qui avait installé son ami sur le siège passager, se tourna vers lui en lançant le moteur :

— On va où maintenant, patron, à l’hôtel ?

D’après le temps que la réponse mit à venir, il sut que la nuit n’allait pas finir de sitôt.