30 juin 1934, parvis de la Marienplatz, Munich, Allemagne,
0 h 35.
Frantz Albreich écoutait, le cœur battant et les poumons en feu. Depuis la porte cochère où il s’était réfugié, son regard embrassait la presque totalité de l’esplanade. Dans la fine pluie, les réverbères ressemblaient à des yeux de poisson luminescents. L’immense façade néo-gothique de la mairie dominait de sa masse les toits du centre-ville, telle une présence inquiétante venue des âges sombres.
Il avisa la colonne de Marie, érigée au centre de la place, et lui adressa une brève prière. La veille encore, il aurait ri de cette puérilité, réminiscence de son éducation chrétienne.
Pourtant, cette nuit, il n’y avait pas là matière à une quelconque joie.
Quand les hommes en noir avaient envahi le Parlement, le monde s’était soudain déchiré dans un déluge de fer et de feu. L’usurpateur Hitler passait à l’offensive. À travers la cloison qui le séparait du bureau de Dieter von Bülhen, le vacarme des détonations avait succédé à l’exclamation outrée du doyen des S.A.3.
Frantz l’imaginait bien se dresser, rouge de fureur, dans son uniforme impeccable, face aux intrus en pardessus sombre des âmes damnées du chancelier Hitler. Immédiatement, ce fut le chaos dans les étages. Il n’avait dû son salut qu’à l’escalier de secours passant devant sa fenêtre. Par une chance inouïe, les exécuteurs ne s’étaient pas attardés dans son bureau. Peut-être même ne l’avaient-ils pas fouillé.
Qu’importe ! Ce fils de bûcheron de Rhénanie n’avait pas attendu. Une chasse au loup lui était remontée en mémoire, son père et lui fuyant devant un ours malencontreusement débusqué de sa tanière.
Les échelons de fer dévalés aussi vite que ses quatre-vingt-dix kilos le permettaient, il ne s’était pas retourné pour contempler l’incendie naissant. D’autres ombres se coulaient dans les rues, en un ballet funeste de cris, d’appels et de tirs. Par deux fois, il avait glissé dans des flaques de sang que la bruine nocturne rendait poisseuses. De loin, tapi dans une encoignure de porte, il avait assisté à l’exécution d’une dizaine d’hommes dont certains portaient encore leur pyjama.
Les machines à tuer du futur maître de l’Europe étaient en marche. Que pouvait donc opposer le vieux maréchal Hindenburg pour les stopper ? Sa présidence se délitait comme le cadavre qu’il était presque.
Trempé et en bras de chemise, le diplomate se prit à maudire les années de réceptions d’ambassade. Roseta lui serinait à longueur de temps qu’il devrait surveiller son poids. Hélas, son métier ne lui laissait que peu le loisir de faire maigre.
À la faveur d’une accalmie dans la folie des fusillades, il se décida à tenter sa chance. S’il parvenait à traverser la Marienplatz, il pourrait trouver refuge chez le comte de San Marino. L’aristocrate italien lui devait une fière chandelle depuis qu’il l’avait tiré d’embarras dans un dîner officiel où un des convives l’avait accusé ouvertement d’avoir séduit son épouse.
Le fait que San Marino couchait également avec Roseta n’entrait pas dans l’équation. Rompu aux circonvolutions diplomatiques, Franz Albreich ne s’arrêtait pas à ce genre de peccadille. Et puis, après tout, le comte n’était pas le premier amant de la toujours désirable Roseta von Strasberg-Albreich, sa tendre moitié.
Le régime de la chambre à part avait sans doute précipité sa femme dans les douceurs sulfureuses de l’adultère.
Quelle importance ? Qu’elle aille donc faire prendre son cul de catin de la haute où elle le souhaite !
Pour l’heure, le gros homme avait d’autres soucis. Un camion venait de surgir, moteur emballé, au coin de la Weinstrasse et se dirigeait droit vers la colonne de Marie, au centre. Franz s’essuya les yeux d’un revers de sa manche de chemise. Pas plus que sa veste ou son chapeau, il n’avait pu emporter ses lunettes.
À cette distance et dans l’éclairage public parcimonieux, il ne voyait que des formes. Mais les cris et les rires ne laissaient pas de doute sur leur identité.
— Les hordes d’Adolf…
Un peu plus de soixante mètres le séparaient des soudards qui sautaient à bas du véhicule. Au milieu d’eux, un gradé criait ses ordres et les hommes s’égayèrent, par binôme, aux quatre coins de l’esplanade.
Il venait d’essayer la poignée de la porte dans son dos pour la dixième fois. Aucun salut à attendre de ces gens. Même s’ils l’avaient vu se réfugier sur leur seuil, ils n’ouvriraient pas. Comment les en blâmer ?
Appliqué à tasser son corps massif dans l’angle sombre, il faisait tourner son esprit à plein régime. Malheureusement, ses idées si limpides et subtiles d’ordinaire semblaient engluées de mélasse.
De cette bouillie il ne put sauver que des images du passé. Des éclats de vie, malaxés dans le broyeur du présent. Ce n’était qu’une question de minutes avant qu’il ne soit pris. De son appartenance à l’opposition il ne faisait pas mystère. Il avait toujours œuvré pour que les exactions des nazis éclatent au grand jour. Tout entrepris, lui et son réseau – souvent dans l’illégalité la plus totale – pour que les autres nations ouvrent enfin les yeux sur les intentions réelles du moustachu hystérique. Pour cela, il avait même poussé le vice jusqu’à se rapprocher des S.A., le bras armé des fascistes !
Malgré tous ces efforts consentis, ces risques insensés, les Italiens étaient sourds et aveugles, quant aux Français, ils ne voyaient pas plus loin que l’horizon de leurs maudites élections prochaines.
Les Britanniques, eux, observaient à distance, leur sempiternel parapluie bien enfoncé dans le fondement.
Pourtant, les signes étaient là, se dit-il en regardant les soldats en noir obliquer vers lui. Je les ai prévenus, ces politiciens incapables !
Dans un éclair, il comprit qu’Hitler venait de se débarrasser des anciens chefs de la S.A., sa propre milice – trop idéalistes, sans doute – pour leur substituer les S.S. d’Heinrich Himmler. Un mauvais hasard voulait qu’il se trouvât précisément au siège de la S.A. quand la purge avait démarré…
Il eut un hoquet de frustration. Dire que ces assassins ne sauraient jamais qu’ils avaient tué l’homme qu’ils recherchaient avec tant d’ardeur depuis quatre ans !
Même si un silence assourdissant avait à l’époque fait écho aux courriers envoyés aux chefs de gouvernements européens, Franz n’ignorait pas qu’il avait introduit le ver dans le fruit. Il ne pouvait croire que personne n’agirait devant la menace terrible que représentait le petit Autrichien.
Un ordre claqua et il leva des yeux déjà voilés sur les silhouettes devant lui.
La première balle lui déchira les entrailles. Il ouvrait la bouche pour hurler lorsque la baïonnette s’enfonça dans sa gorge.
Étrangement, alors qu’il suffoquait, le visage contre les pavés, il se revit signer les courriers inutiles, quatre ans plus tôt. Une éternité.